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LAM_10/LAM189
Alphonse de LAMARTINE
RECUEILLEMENTS POÉTIQUES
1839
XXIII
A M. LE COMTE DE VIRIEU
APRÈS LA MORT D'UN AMI COMMUN
LE BARON DE VIGNET
MORT A NAPLES, EN 1838
Aimons-nous ! nos rangs s'éclaircissent, 8
Chaque heure emporte un sentiment ; 8
Que nos pauvres âmes s'unissent 8
Et se serrent plus tendrement ! 8
5 Aimons-nous ! notre fleuve baisse ; 8
De celte coupe d'amitié 8
Que se passait notre jeunesse 8
Les bords sont vides à moitié ! 8
Aimons-nous ! notre beau soir tombe ; 8
10 Le premier des deux endormi 8
Qui se couchera dans la tombe 8
Laissera l'autre sans ami ! 8
O Naples ! sur ton cher rivage, 8
Lui, déjà ses yeux se sont clos ; 8
15 Comme au lendemain d'un voyage, 8
Il a sa couche au bord des flots ! 8
Sou ame, harmonieux cantique, 8
Son ame, où les anges chantaient, 8
De sa tombe entend la musique 8
20 De ces mers qui nous enchantaient ! 8
Comme un cygne à la plume noire, 8
Sa pensée aspirait au ciel, 8
Soit qu'enfant le sort l'eût fait boire 8
Quelque goutte amère de fiel ! 8
25 Soit que d'infini trop avide, 8
Trop impatient du trépas, 8
Toute coupe lui partit vide 8
Tant que Dieu ne l'emplissait pas ! 8
Il était né dans des jours sombres, 8
30 Dans une vallée au couchant, 8
Où la montagne aux grandes ombres 8
Verse la nuit en se penchant. 8
Les pins sonores de Savoie 8
Avaient secoué sur son front 8
35 Leur murmure, sa triste joie, 8
Et les ténèbres de leur tronc ! 8
Ainsi que ces arbres sublimes, 8
Sur les Alpes multipliés, 8
Qui portent l'aube sur leurs cimes 8
40 En couvrant la nuit à leurs piés, 8
Son ame nuageuse et sombre, 8
Trop haute pour ce vil séjour, 8
Laissant tout le reste dans l'ombre, 8
Du ciel seul recevait le jour ! 8
45 Il aimait leurs mornes ténèbres 8
Et leur muet recueillement, 8
Et du pin dans leurs nuits funèbres 8
L'âpre et sourd retentissement ! 8
Il goûtait les soirs gris d'automne, 8
50 Les brouillards du vent balayés, 8
Et le peuplier monotone 8
Pleuvant feuille à feuille à ses piés ! 8
Des lacs déserts de sa patrie 8
Son pas distrait cherchait les bords, 8
55 Et sa plaintive rêverie 8
Trouvait sa voix dans leurs accords ! 8
Puis, comme le flot du rivage ; 8
Reprend ce qu'il avait roulé, 8
Son dédain effaçait la page 8
60 Où son génie avait coulé ! 8
Toujours errant et solitaire, 8
Voyant tout à travers la mort, 8
De son pied il frappait la terre 8
Comme on pousse du pied le bord ! 8
65 Et la terre a semblé l'entendre. 8
O mon Dieu ! lasse avant le soir, 8
Reçois cette ame triste et tendre, 8
Elle a tant désiré s'asseoir ! 8
Ames souffrantes d'où la vie 8
70 Fuit comme d'un vase fêlé 8
Et qui ne gardent que la lie 8
Du calice de l'exilé ! 8
Nous, absens de l'adieu suprême, 8
Nous qu'il plaignit et qu'il a fui, 8
75 Quelle immense part de nous-même 8
Est ensevelie avec lui ! 8
Combien de nos plus belles heures, 8
De tendres serremens de main, 8
De rencontres sous nos demeures, 8
80 De pas perdus sur les chemins ! 8
Combien de muettes pensées 8
Que nous échangions d'un regard, 8
D'ames dans les âmes versées, 8
De recueillements à l'écart ! 8
85 Que de rêves éclos en foule 8
De ce que l'âge a de plus beau, 8
Le pied du passant qui le foule 8
Presse avec lui sur son tombeau ! 8
Ainsi nous mourons feuille à feuille, 8
90 Nos rameaux jonchent le sentier, 8
Et quand vient la main qui nous cueille 8
Qui de nous suivit tout entier ? 8
Ces contemporains de nos âmes, 8
Ces mains qu'enchaînait notre main, 8
95 Ces frères, ces amis, ces femmes, 8
Nous abandonnent en chemin ! 8
A ce chœur joyeux de la route 8
Qui commençait à tant de voix, 8
Chaque fois que l'oreille écoute 8
100 Une voix manque chaque fois ! 8
Chaque jour l'hymne recommence, 8
Plus faible et plus triste à noter. 8
Hélas ! c'est qu'à chaque distance 8
Un cœur cesse de palpiter ! 8
105 Ainsi, dans la forêt voisine, 8
Où nous allions près de l'enclos, 8
Des cris d'une voix enfantine 8
Éveiller des milliers d'échos, 8
Si l'homme, jaloux de leur cime, 8
110 Met la cognée au pied des troncs, 8
A chaque chêne qu'il décime 8
Une voix tombe avec leurs fronts ! 8
Il en reste un ou deux encore, 8
Nous retournons au bord du bois 8
115 Savoir si le débris sonore 8
Multiplie encor notre voix. 8
L'écho décimé d'arbre en arbre, 8
Nous jette à peine un dernier cri ; 8
Le bûcheron, au cœur de marbre, 8
120 L'abat dans son dernier abri. 8
Adieu les voix de notre enfance ! 8
Adieu l'ombre de nos beaux jours ! 8
La vie est un morne silence 8
Où le cœur appelle toujours ! 8
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