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LAM_10/LAM180
Alphonse de LAMARTINE
RECUEILLEMENTS POÉTIQUES
1839
XIV
FRAGMENT BIBLIQUE
MICOL, JONATHAS
MICOL, dans l'obscurité, sans voir Jonathas
L'astre des nuits à peine a fini sa carrière ! 12
Et déjà le sommeil a fui de ma paupière ! 12
O nuit ! ô doux sommeil ! tout ressent vos bienfaits ! 12
Hélas ! et mes yeux seuls ne les goûtent jamais ! 12
(Elle tombe à genoux près de l'arche.)
5 Toi que j'invoque en vain, toi dont la main puissante 12
A semé de ces feux la voûte éblouissante, 12
Toi, de qui la parole a formé les humains, 12
Pour servir de jouet à tes divines mains, 12
O Dieu ! si de ce trône, ardent, inaccessible, 12
10 Où se cache à nos yeux ta majesté terrible, 12
Tu daignes abaisser tes regards jusqu'à nous, 12
Vois une amante en pleurs tombant à tes genoux ! 12
Vois ce cœur déchiré qui tremble et qui t'implore 12
Au pied du tabernacle où tu veux qu'on l'adore, 12
15 T'offrir, sans se lasser de tes cruels refus, 12
Des vœux toujours soumis et jamais entendus ! 12
Vois en pitié ce peuple accablé de misère. 12
Vois en pitié ce roi que poursuit ta colère ! 12
A ce peuple abattu, rends ta gloire, Seigneur ! 12
20 Rends ta force à Saül ! et David à mon cœur ! 12
(Elle se relève.)
Quoi ! le ciel aurait-il écouté ma prière ? 12
Ma prière a rendu ma douleur moins amère ! 12
Il semble qu'en mon cœur une invisible main 12
Verse un baume inconnu qui rafraîchit mon sein ! 12
25 Quel pouvoir assoupit le feu qui me dévore ? 12
Est-ce un premier regard de ce Dieu que j'implore ? 12
Est-ce un rayon d'espoir qui descend dans mon cœur ? 12
Mais pour moi l'espérance, hélas ! n'est qu'une erreur. 12
(Avec plus d'abattement,)
O David ! que fais-tu ? Dans quel climat barbare 12
30 Gémis-tu, loin de moi, du sort qui nous sépare ? 12
Quels monts ou quels rochers cachent tes tristes jours ? 12
Dans quels déserts languit l'objet de mes amours ? 12
Seul, au fond des forêts, peut-être à la même heure, 12
Il lève au ciel ses mains, il m'appelle, il me pleure ! 12
35 Il pleure ! et nos soupirs, autrefois confondus, 12
Emportés par les vents, ne se répondent plus ! 12
Ah ! pour moi, jusqu'au jour où la main de mon père, 12
Aura fermé mes yeux, lassés de la lumière, 12
Redemandant David, et lui tendant les bras, 12
40 Mes yeux de le pleurer ne se lasseront pas ! 12
JONATHAS, s'avançant vers Micol
Épouse de David ! que le Dieu de nos pères. 12
Vous comble dans ce jour de ses bontés prospères ! 12
MICOL
Pourquoi me parlez-vous des bontés du Seigneur ? 12
Je n'ai depuis longtemps connu que ses rigueurs ! 12
JONATHAS
45 Le Seigneur est sévère, et n'est pas inflexible : 12
Aux cris de l'innocence il se montre sensible ; 12
Il abat, il relève, il console, il punit ; 12
Tel aujourd'hui l'accuse et demain le bénit. 12
MICOL
J'adore sa justice et ne puis la comprendre. 12
50 La voix d'un cœur brisé n'a pu se faire entendre ; 12
Il m'a ravi la joie, et la tombe aujourd'hui 12
Est le dernier bienfait que j'attende de lui. 12
JONATHAS
Mais, si ce Dieu, ma sœur, lassé de sa colère, 12
Jetait sur Israël un regard moins sévère ? 12
55 S'il désarmait son bras ! s'il ramenait à nous 12
Le vengeur de Juda, mon espoir, votre époux ? 12
Si David !…
MICOL
Ah ! cruel ! quel est donc ce langage ?
Pourquoi d'un tel bonheur me rappeler l'image ? 12
Arraché de mes bras depuis un si long temps 12
60 David est-il encore au nombre des vivans ? 12
JONATHAS
Eh bien ! apprenez donc le sujet de ma joie, 12
Il vit !…
MICOL
Il vit ! ô ciel !
JONATHAS
Et Dieu vous le renvoie !
MICOL
Est-il vrai ? quoi ? David ?— Ne me trompez-vous pas ? 12
Je reverrais David ?
DAVID, s'élançant du bosquet où il était cache.
David est dans tes. bras !
MICOL, après un moment d'égarement.
65 Dieu ! n'est-ce point un songe ? Est-il vrai que je veille ! 12
David ! quoi ? c'est sa voix qui frappe mon oreille ? 12
Je le vois, je le touche ? — Oh ! Dieu qui me le rends 12
Ah ! laisse-moi mourir dans ses embrassemens ! 12
DAVID
Une secondé fois, s'il faut que je la pleure ! 12
70 Dieu qui vois mon délire, ô Dieu ! fais que je meure ! 12
JONATHAS, à David.
Non, rien ne saurait plus l'arracher de tes bras ! 12
MICOL, à David.
Non : nous mourrons ensemble, où je suivrai tes pas ! 12
Mais parle ! qu'as-tu fait ? dans quel climat sauvage 12
As-tu caché tes jours, pendant ce long veuvage ? 12
75 Quel Dieu te protégea ? quel Dieu t'a ramené ? 12
DAVID
Hélas ! traînant partout mon sort infortuné, 12
Quels bords n'ont pas été témoins de ma misère ? 12
J'ai porté ma fortune aux deux bouts de là terre. 12
D'abord, loin des humains, seul avec ma douleur, 12
80 J'ai cherché les déserts et j'aimais leur horreur ; 12
Des profondes forêts j'aimais lès vastes ombres ; 12
Les monts et les rochers et leurs cavernes sombres 12
M'ont vu pendant deux ans troubler leur triste paix, 12
Disputer un asile aux monstres des forêts ; 12
85 Arracher aux lions leur dépouille sanglante, 12
Et me nourrir comme eux d'une chair palpitantes 12
Du moins lorsque la nuit enveloppait les cieux, 12
Je gravissais les monts qui dominaient ces lieux, 12
Et, parcourant de loin cette immense étendue, 12
90 Je revoyais la terre à mes yeux si connue ; 12
La lune, me prêtant ses paisibles clartés, 12
Me montrait ces vallons par mon peuple habités, 12
La plaine où tant de gloire illustra mon jeune âge, ; 12
Et du fleuve sacré le paisible rivage ; 12
95 Sur son cours fortuné j'attachais mes regards, 12
Et mes yeux de Sion distinguaient les remparts ! 12
— Voilà Sion ! disais-je. Et-voilà la demeure 12
Où soupire Micol, où Jonathas me pleure ! 12
Tout ce qui me fut cher habite dans ces lieux ! 12
100 — Et je ne pouvais plus en détacher mes yeux. 12
Enfin, las de traîner ma honteuse existence, 12
Dans mes oisives mains je ressaisis ma lance, 12
Et brûlant de trouver un illustre trépas, 12
J'allai chercher la mort au milieu des combats ; 12
105 J'allai chercher la mort ! Je rencontrai la gloire ! 12
Je volai, comme ici, de victoire en victoire ; 12
Plus d'un peuple étonné me demanda pour roi : 12
J'ai préféré mourir à régner loin de toi ! 12
Et je reviens enfin, à mes sermens fidèle, 12
110 Vaincre pour ma patrie ou tomber avec elle ! 12
MICOL
Mais sais-tu ?
DAVID
Je sais tout et ne redoute rien :
Ce bras est votre appui, mon Dieu sera le mien. 12
MICOL
Mais Saül ?
DAVID
Ses malheurs l'auront changé peut-être.
JONATHAS
Fuis, les momens sont chers et le roi va paraître ! 12
115 Que ce bocage épais te dérobe à ses yeux ! 12
(David se relire.)
MICOL
Après tant d'infortune, attendons tout des cieux ! 12
MICOL, JONATHAS, SAUL
SAÜL, sortant de ses tentes.
L'ombre fuit, et la terre a salué l'aurore. 12
Quand le Dieu d'Israël me regardait encore, 12
Chaque jour m'annonçait un bienfait du Seigneur, 12
120 Chaque jour maintenant m'apporte son malheur ! 12
Quand le flambeau des cieux va finir sa carrière 12
Je crains l'ombre : il revient, et je hais sa lumière ! 12
Mais qui cache aujourd'hui son disque pâlissant ? 12
O ciel ! il s'est voilé d'un nuage sanglant ! 12
125 D'une clarté livide il couvre la nature ! 12
Voyez les eaux, le ciel, les rochers, la verdure, , 12
Tout ne se peint-il pas d'une horrible couleur ? 12
Soleil, je te comprends, et je frémis d'horreur ! 12
MICOL
Mon père, calmez-vous ! Jamais, sur la nature, 12
130 L'aurore n'a paru plus sereine et plus pure. 12
JONATHAS
O mon roi ! quel prestige a fasciné vos yeux ? 12
Jamais un jour plus beau n'a brillé dans les cieux. 12
SAÜL
Qui me soulagera du poids de ma Vieillesse ? 12
Hélas ! qui me rendra les jours de ma jeunesse ? 12
135 Aux plaines de Gessen qui conduira mes pas ? 12
Qui me rendra ma force au milieu des combats ? 12
Qui me rendra ces jours où ma terrible épée 12
Brillait comme l'éclair au fort de la mêlée ? 12
Où, comme un vil troupeau dispersé devant nous , 12
140 Le superbe étranger embrassait nos genoux ? 12
Autrefois tous mes jours se levaient sans nuage ! 12
Tel qu'un jeune lion amoureux du carnage , 12
Chaque jour j'attaquais un ennemi nouveau, 12
Chaque jour m'apportait un triomphe plus beau ! 12
145 Israël reposait à l'ombre de mes tentes ; 12
Je chargeais ses autels de dépouilles sanglantes ! 12
Et le peuple de Dieu, couronnant son vengeur, 12
Disait : Gloire à Saül ! et moi : Gloire au Seigneur ! 12
(Un moment de silence.)
Et maintenant, qui suis-je ? Une ombre de moi-même ; 12
150 Un roi qu'on abandonne à son heure suprême ! 12
Combattant vainement cette fatalité, 12
Ce pouvoir inconnu dont je suis agité. 12
Persécuté, puni ; sans connaître mon crime, 12
Par une main de fer entraîné dans l'abîme, 12
155 Triste objet de pitié, de mépris ou d'effroi, 12
L'esprit du Dieu vivant s'est séparé de moi ! 12
MICOL
O mon père ! éloignez cette horrible pensée ! 12
JONATHAS
Rappelez, ô mon roi, votre vertu passée ! 12
Soyez toujours Saül ! Qu'Israël aujourd'hui 12
160 Retrouve en vous son roi, son Vengeur, son appui. 12
Ramenez la fortune au bruit de votre gloire. 12
SAÜL
Malheureux ! Est-ce à moi de parler de victoire ? 12
Va, loin des cheveux blancs la victoire s'enfuit ! 12
Des bonheurs d'ici-bas la vieillesse est la nuit ! 12
165 Ce bras est impuissant à sauver ma couronne ; 12
Dieu la mit sur mon front, mais ce Dieu m'abandonne ; 12
Et partout un abîme est ouvert sous mes pas ! 12
JONATHAS
Nous fléchirons le ciel !
SAÜL
On ne le fléchit pas.
Inexorable au gré de son ordre suprême, 12
170 Il conduit les mortels, les peuplés, les rois même ; 12
Aveugles instrumens de ses secrets desseins, 12
Tout tremble devant nous ; nous tremblons dans ses mains. 12
Sous les doigts du potier, l'argile est moins soumise, 12
Et Dieu, quand il lui plaît, nous rejette et nous brise. 12
175 Il m'a brisé, mon fils ! J'ai régné, j'ai vécu ! 12
Bientôt ma race et moi, nous aurons disparu ! 12
JONATHAS
D'où vous vient, ô mon roi ! cet effrayant augure ? 12
SAÜL
Ah ! je lis mon arrêt sur toute la nature ! 12
Un fantôme implacable agite mon sommeil, 12
180 Un fantôme implacable assiège mon réveil : 12
Mille songes affreux, sans liaison, sans suite, 12
Sont présens à toute heure à mon ame interdite ; 12
Un jeune homme expirant sous un coup inhumain ! 12
— Un vieillard malheureux se perçant de sa main ! 12
185 — Un trône en poudre, — un roi dont le destin s'achève ; 12
— Un autre qui s'éteint, — un autre qui se lève, 12
— De la joie et du sang ! — un triomphe ! — un cercueil ! 12
— Et des chants de victoire ! et des accens de deuil ! 12
Ce désordre confus et ces sombres images, 12
190 Peut-être du sommeil sont-ils les vains ouvrages ! 12
J'ai fait, pour les lier, des efforts superflus : 12
Mon fils, depuis long-temps Dieu ne m'éclaire plus ! 12
JONATHAS
Demandez-lui, Seigneur, sa force et sa lumière ! 12
Espérez tout de lui !
SAÜL
Que veux-tu que j'espère ?
195 Où sont mes défenseurs ? où sont mes compagnons ? 12
Le glaive a moissonné leurs vaillans bataillons ! 12
Au milieu des combats, ils sont tombés sans vie : 12
Je foule leur poussière et je leur porte envie ! 12
Ils sont morts sans leur frère en vengeant leur pays ! 12
200 C'est moi qu'il faut pleurer, puisque je leur survis ! 12
Quel appui, Dieu puissant, reste-t-il à ta cause ? 12
Sur quel héros faut-il. que mon bras se repose ? 12
Un vieillard, un enfant, une femme et des pleurs, 12
Voilà donc mon espoir ! voilà donc les vengeurs ! 12
MICOL
Il en restait un autre !
SAÜL
Et qui donc ?
JONATHAS
205 O mon père !
N'aviez-vous pas deux fils ? n'avais-je pas un frère ? 12
SAÜL
Que dites-vous ? ô ciel ! oh ! regrets superflus ! 12
Oui, David fut mon fils ; hélas ! il ne l'est plus, 12
David n'est plus mon fils ! Ah ! s'il l'était encore ! 12
210 S'il entendait la voix du vieillard qui l'implore ! 12
Si le Seigneur pour nous armait encor sa main 12
De la foudre sacrée ou d'un glaive divin ! 12
Il rendrait à mes sens la force et la lumière, 12
Et l'ennemi tremblant, couché dans la poussière^ 12
215 Sous nos coups réunis tomberait aujourd'hui ! 12
Car David est ma force, et Dieu marche avec lui. 12
Mais j'ai brisé moi-même un appui si fidèle ! 12
C'est par des attentats que j'ai payé son zèle ; 12
David n'est plus mon fils ! je l'ai trop outragé ! 12
220 Si mon malheur le venge, il est assez vengé ! 12
JONATHAS
A ce héros, Seigneur, rendez plus de justice ! 12
Ah ! s'il savait son prince au bord du précipice, 12
Ce héros généreux viendrait, n'en doutez pas, 12
Se venger de vos torts en vous offrant son bras ! 12
SAÜL
225 Ah ! tu dis vrai, peut-être ! Oui, ce cœur magnanime 12
Est fait pour concevoir un dessein si sublime ! 12
Mais séparé de nous, au fond de ses déserts, 12
Il n'a point entendu le bruit de nos revers ! 12
Il ne reviendra pas me ramener ma gloire ! 12
JONATHAS
230 Eh bien ! Seigneur, eh bien ! ce que vous n'osez croire, 12
Ce fils reconnaissant pour vous l'a déjà fait. 12
SAÜL
Oh ciel
JONATHAS
Oui, de ces lieux s'approchant en secret,
David, humble et tremblant, attend dans le silence 12
Que son père et son roi l'admette en sa présence, 12
SAÜL
Quoi ! David ?
JONATHAS
235 Oui, David, en ce danger pressant,
Veut vous offrir sa tête, ou vous donner son sang. 12
SAÜL
Ah ! béni soit le ciel qui vers nous le renvoie ! 12
David ? Où donc es-tu ? Courez que je le voie ! 12
Je brûle de serrer dans mes bras attendris, 12
240 Le salut d'Israël, mon vengeur et mon fils ! 12
(Micol et Jonathas se retirent.)
SAÜL, seul.
Je vais donc le revoir ! jour heureux et terrible ! 12
Pour un cœur grand et fier, oh ! Dieu ! qu'il est pénible 12
De s'offrir dans l'opprobre et dans l'adversité 12
Aux regards d'un héros qu'on a persécuté ! 12
245 Mais que dis-tu, Saül ? Dans ce moment suprême, 12
Sois juste, et tu seras plus grand qu'il n'est lui-même ! 12
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