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LAM_1/LAM37
Alphonse de LAMARTINE
MÉDITATIONS POÉTIQUES
PREMIÈRES MÉDITATIONS
1820
TRENTE-SEPTIÈME MÉDITATION
LA POÉSIE SACRÉE
DITHYRAMBE
À M. EUGÈNE DE GENOUDE 1
Son front est couronné de palmes et d’étoiles ; 12
Son regard immortel, que rien ne peut ternir, 12
Traversant tous les temps, soulevant tous les voiles, 12
Réveille le passé, plonge dans l’avenir. 12
5 Du monde sous ses yeux les fastes se déroulent, 12
Les siècles à ses pieds comme un torrent s’écoulent ; 12
À son gré descendant ou remontant leur cours, 12
Elle sonne aux tombeaux l’heure, l’heure fatale, 12
Où sur sa lyre virginale 8
10 Chante au monde vieilli ce jour, père des jours. 12
────
Écoutez ! — Jéhovah s’élance 8
Du sein de son éternité. 8
Le chaos endormi s’éveille en sa présence ; 12
Sa vertu le féconde, et sa toute-puissance 12
15 Repose sur l’immensité. 8
Dieu dit, et le jour fut ; Dieu dit, et les étoiles 12
De la nuit éternelle éclaircirent les voiles ; 12
Tous les éléments divers 7
À sa voix se séparèrent ; 7
20 Les eaux soudain s’écoulèrent 7
Dans le lit creusé des mers ; 7
Les montagnes s’élevèrent, 7
Et les aquilons volèrent 7
Dans les libres champs des airs. 7
25 Sept fois de Jéhovah la parole féconde 12
Se fit entendre au monde, 6
Et sept fois le néant à sa voix répondit ; 12
Et Dieu dit : Faisons l’homme à ma vivante image. 12
Il dit, l’homme naquit ; à ce dernier ouvrage, 12
30 Le Verbe créateur s’arrête et s’applaudit. 12
────
Mais ce n’est plus un Dieu ; — c’est l’homme qui soupire : 12
Éden a fui… voilà le travail et la mort. 12
Dans les larmes sa voix expire ; 8
La corde du bonheur se brise sur sa lyre, 12
35 Et Job en tire un son triste comme le sort. 12
Ah ! périsse à jamais le jour qui m’a vu naître ! 12
Ah ! périsse à jamais la nuit qui m’a conçu, 12
Et le sein qui m’a donné l’être, 8
Et les genoux qui m’ont reçu ! 8
40 Que du nombre des jours Dieu pour jamais l’efface ! 12
Que, toujours obscurci des ombres du trépas, 12
Ce jour parmi les jours ne trouve plus sa place ! 12
Qu’il soit comme s’il n’était pas ! 8
Maintenant dans l’oubli je dormirais encore, 12
45 Et j’achèverais mon sommeil 8
Dans cette longue nuit qui n’aura point d’aurore, 12
Avec ces conquérants que la terre dévore, 12
Avec le fruit conçu qui meurt avant d’éclore, 12
Et qui n’a pas vu le soleil. 8
50 Mes jours déclinent comme l’ombre ; 8
Je voudrais les précipiter. 8
Ô mon Dieu, retranchez le nombre 8
Des soleils que je dois compter ! 8
L’aspect de ma longue infortune 8
55 Éloigne, repousse, importune 8
Mes frères lassés de mes maux ; 8
En vain je m’adresse à leur foule : 8
Leur pitié m’échappe, et s’écoule 8
Comme l’onde au flanc des coteaux. 8
60 Ainsi qu’un nuage qui passe, 8
Mon printemps s’est évanoui ; 8
Mes yeux ne verront plus la trace 8
De tous ces biens dont j’ai joui. 8
Par le souffle de la colère, 8
65 Hélas ! arraché de la terre, 8
Je vais d’où l’on ne revient pas : 8
Mes vallons, ma propre demeure, 8
Et cet œil même qui me pleure, 8
Ne reverront jamais mes pas ! 8
70 L’homme vit un jour sur la terre 8
Entre la mort et la douleur ; 8
Rassasié de sa misère, 8
Il tombe enfin comme la fleur. 8
Il tombe ! Au moins par la rosée 8
75 Des fleurs la racine arrosée 8
Peut-elle un moment refleurir ; 8
Mais l’homme, hélas ! après la vie, 8
C’est un lac dont l’eau s’est enfuie : 8
On le cherche, il vient de tarir. 8
80 Mes jours fondent comme la neige 8
Au souffle du courroux divin ; 8
Mon espérance, qu’il abrége, 8
S’enfuit comme l’eau de ma main. 8
Ouvrez-moi mon dernier asile : 8
85 Là, j’ai dans l’ombre un lit tranquille, 8
Lit préparé pour mes douleurs. 8
Ô tombeau, vous êtes mon père ! 8
Et je dis aux vers de la terre : 8
Vous êtes ma mère et mes sœurs ! 8
90 Mais les jours heureux de l’impie 8
Ne s’éclipsent pas au matin ; 8
Tranquille, il prolonge sa vie 8
Avec le sang de l’orphelin. 8
Il étend au loin ses racines ; 8
95 Comme un troupeau sur les collines, 8
Sa famille couvre Ségor ; 8
Puis dans un riche mausolée 8
Il est couché dans la vallée, 8
Et l’on dirait qu’il vit encor. 8
100 C’est le secret de Dieu : je me tais et j’adore. 12
C’est sa main qui traça les sentiers de l’aurore, 12
Qui pesa l’Océan, qui suspendit les cieux. 12
Pour lui l’abîme est nu, l’enfer même est sans voiles. 12
Il a fondé la terre et semé les étoiles : 12
105 Et qui suis-je à ses yeux ? 6
────
Mais la harpe a frémi sous les doigts d’Isaïe, 12
De son sein bouillonnant la menace à longs flots 12
S’échappe ; un Dieu l’appelle, il s’élance, il s’écrie : 12
Cieux et terre, écoutez ! silence au fils d’Amos ! 12
110 Osias n’était plus : Dieu m’apparut ; je vis 12
Adonaï vêtu de gloire et d’épouvante : 12
Les bords éblouissants de sa robe flottante 12
Remplissaient le sacré parvis. 8
Des séraphins, debout sur des marches d’ivoire, 12
115 Se voilaient devant lui de six ailes de feux ; 12
Volant de l’un à l’autre, ils se disaient entre eux : 12
Saint, saint, saint, le Seigneur, le Dieu, le roi des dieux ! 12
Toute la terre est pleine de sa gloire ! 10
Du temple à ces accents la voûte s’ébranla ; 12
120 Adonaï s’enfuit sous la nue enflammée ; 12
Le saint lieu fut rempli de torrents de fumée ; 12
La terre sous mes pieds trembla. 8
Et moi, je resterais dans un lâche silence ! 12
Moi qui t’ai vu, Seigneur, je n’oserais parler ! 12
125 À ce peuple impur qui t’offense 8
Je craindrais de te révéler ! 8
Qui marchera pour nous ? dit le Dieu des armées. 12
Qui parlera pour moi ? dit Dieu. — Qui ? Moi, Seigneur. 12
Touche mes lèvres enflammées : 8
130 Me voilà ! je suis prêt !… Malheur ; 8
Malheur à vous qui dès l’aurore 8
Respirez les parfums du vin, 8
Et que le soir retrouve encore 8
Chancelants aux bords du festin ! 8
135 Malheur à vous qui par l’usure 8
Étendez sans fin ni mesure 8
La borne immense de vos champs ! 8
Voulez-vous donc, mortels avides, 8
Habiter dans vos champs arides, 8
140 Seuls, sur la terre des vivants ? 8
Malheur à vous, race insensée, 8
Enfants d’un siècle audacieux, 8
Qui dites dans votre pensée : 8
Nous sommes sages à nos yeux ! 8
145 Vous changez la nuit en lumière, 8
Et le jour en ombre grossière 8
Où se cachent vos voluptés ; 8
Mais, comme un taureau dans la plaine, 8
Vous traînez après vous la chaîne 8
150 De vos longues iniquités. 8
Malheur à vous, filles de l’onde, 8
Îles de Sidon et de Tyr ! 8
Tyrans, qui trafiquez du monde 8
Avec la pourpre et l’or d’Ophir ! 8
155 Malheur à vous ! votre heure sonne ; 8
En vain l’Océan vous couronne ! 8
Malheur à toi, reine des eaux. 8
À toi qui, sur des mers nouvelles, 8
Fais retentir comme des ailes 8
160 Les voiles de mille vaisseaux ! 8
Ils sont enfin venus les jours de ma justice ; 12
Ma colère, dit Dieu, se déborde sur vous ! 12
Plus d’encens, plus de sacrifice 8
Qui puisse éteindre mon courroux ! 8
165 Je livrerai ce peuple à la mort, au carnage : 12
Le fer moissonnera comme l’herbe sauvage 12
Ses bataillons entiers ! — 6
Seigneur, épargnez-nous ! Seigneur ! — Non, point de trêve : 12
Et je ferai sur lui ruisseler de mon glaive 12
170 Le sang de ses guerriers ! 6
Ses torrents sécheront sous ma brûlante haleine ; 12
Ma main nivellera comme une vaste plaine 12
Ses murs et ses palais ; 6
Le feu les brûlera comme il brûle le chaume. 12
175 Là, plus de nation, de ville, de royaume ; 12
Le silence à jamais ! 6
Ses murs se couvriront de ronces et d’épines ; 12
L’hyène et le serpent peupleront ses ruines ; 12
Les hiboux, les vautours, 6
180 L’un l’autre s’appelant durant la nuit obscure, 12
Viendront à leurs petits porter la nourriture. 12
Au sommet de ses tours ! 6
Mais Dieu ferme à ces mots les lèvres d’Isaïe : 12
Le sombre Ézéchiel 6
185 Sur le tronc desséché de l’ingrat Israël 12
Fait descendre à son tour la parole de vie. 12
L’Éternel emporta mon esprit au désert. 12
────
D’ossements desséchés le sol était couvert ; 12
J’approche en frissonnant ; mais Jéhovah me crie : 12
190 Si je parle à ces os, reprendront-ils la vie ? 12
— Éternel, tu le sais. — Eh bien ! dit le Seigneur, 12
Écoute mes accents ; retiens-les, et dis-leur : 12
Ossements desséchés, insensible poussière, 12
Levez-vous ! recevez l’esprit et la lumière ! 12
195 Que vos membres épars s’assemblent à ma voix ! 12
Que l’esprit vous anime une seconde fois ! 12
Qu’entre vos os flétris vos muscles se replacent ! 12
Que votre sang circule et vos nerfs s’entrelacent ! 12
Levez-vous et vivez, et voyez qui je suis ! 12
200 J’écoutai le Seigneur, j’obéis, et je dis : 12
Esprit, soufflez sur eux du couchant, de l’aurore ; 12
Soufflez de l’aquilon, soufflez !… Pressés d’éclore, 12
Ces restes du tombeau, réveillés par mes cris, 12
Entre-choquent soudain leurs ossements flétris ; 12
205 Aux clartés du soleil leur paupière se rouvre, 12
Leurs os sont rassemblés, et la chair les recouvre ! 12
Et ce champ de la mort tout entier se leva, 12
Redevint un grand peuple, et connut Jéhova ! 12
────
Mais Dieu de ses enfants a perdu la mémoire : 12
210 La fille de Sion, méditant ses malheurs, 12
S’assied en soupirant, et, veuve de sa gloire, 12
Écoute Jérémie, et retrouve des pleurs. 12
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Le Seigneur, m’accablant du poids de sa colère, 12
Retire tour à tour et ramène sa main. 12
215 Vous qui passez par le chemin, 8
Est-il une misère égale à ma misère ? 12
En vain ma voix s’élève, il n’entend plus ma voix. 12
Il m’a choisi pour but de ses flèches de flamme, 12
Et tout le jour contre mon âme 8
220 Sa fureur a lancé les fils de son carquois. 12
Sur mes os consumés ma peau s’est desséchée ; 12
Les enfants m’ont chanté dans leurs dérisions ; 12
Seul, au milieu des nations, 8
Le Seigneur m’a jeté comme une herbe arrachée, 12
225 Il s’est enveloppé de son divin courroux ; 12
Il a fermé ma route, il a troublé ma voie ; 12
Mon sein n’a plus connu la joie, 8
Et j’ai dit au Seigneur : Seigneur, souvenez-vous, 12
Souvenez-vous, Seigneur, de ces jours de colère ; 12
230 Souvenez-vous du fiel dont vous m’avez nourri ! 12
Non, votre amour n’est point tari : 8
Vous me frappez, Seigneur, et c’est pourquoi j’espère. 12
Je repasse en pleurant ces misérables jours ; 12
J’ai connu le Seigneur dès ma plus tendre aurore : 12
235 Quand il punit, il aime encore ; 8
Il ne s’est pas, mon âme, éloigné pour toujours. 12
Heureux qui le connaît ! heureux qui, dès l’enfance, 12
Porta le joug d’un Dieu clément dans sa rigueur ! 12
Il croit au salut du Seigneur, 8
240 S’assied au bord du fleuve, et l’attend en silence. 12
Il sent peser sur lui ce joug de votre amour ; 12
Il répand dans la nuit ses pleurs et sa prière, 12
Et, la bouche dans la poussière, 8
Il invoque, il espère, il attend votre jour. 12
────
245 Silence, ô lyre ! et vous, silence, 8
Prophètes, voix de l’avenir ! 8
Tout l’univers se tait d’avance 8
Devant celui qui doit venir. 8
Fermez-vous, lèvres inspirées ; 8
250 Reposez-vous, harpes sacrées, 8
Jusqu’au jour où, sur les hauts lieux, 8
Une voix au monde inconnue 8
Fera retentir dans la nue : 8
PAIX À LA TERRE ET GLOIRE AUX CIEUX ! 8
M. de Genoude, à qui ce dithyrambe est adressé, est le premier qui ait fait passer dans la langue française la sublime poésie des Hébreux. Jusqu’à présent nous ne connaissions que le sens des livres de Job, d’Isaïe, de David ; grâce à lui, l’expression, la couleur, le mouvement, l’énergie, vivent aujourd’hui dans notre langue. Ce dithyrambe est un témoignage de la reconnaissance de l’auteur pour la manière nouvelle dont M. de Genoude lui a fait envisager la poésie sacrée.
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