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Alphonse de LAMARTINE
MÉDITATIONS POÉTIQUES
PREMIÈRES MÉDITATIONS
1820
DIXIÈME MÉDITATION
ODE
Delicta majorum immeritus lues.
HORAT., od. VI , lib. III .
Peuple ! des crimes de tes pères 8
Le ciel punissant tes enfants, 8
De châtiments héréditaires 8
Accablera leurs descendants, 8
5 Jusqu’à ce qu’une main propice 8
Relève l’auguste édifice 8
Par qui la terre touche aux cieux, 8
Et que le zèle et la prière 8
Dissipent l’indigne poussière 8
10 Qui couvre l’image des dieux ! 8
Sortez de vos débris antiques, 8
Temples que pleurait Israël ; 8
Relevez-vous, sacrés portiques ; 8
Lévites, montez à l’autel ! 8
15 Aux sons des harpes de Solyme, 8
Que la renaissante victime 8
S’immole sous vos chastes mains ; 8
Et qu’avec les pleurs de la terre 8
Son sang éteigne le tonnerre 8
20 Qui gronde encor sur les humains ! 8
Plein d’une superbe folie, 8
Ce peuple au front audacieux 8
S’est dit un jour : « Dieu m’humilie ; 8
Soyons à nous-mêmes nos dieux. 8
25 Notre intelligence sublime 8
A sondé le ciel et l’abîme 8
Pour y chercher ce grand esprit ; 8
Mais ni dans les flancs de la terre, 8
Mais ni dans les feux de la sphère, 8
30 Son nom pour nous ne fut écrit. 8
« Déjà nous enseignons au monde 8
À briser le sceptre des rois ; 8
Déjà notre audace profonde 8
Se rit du joug usé des lois. 8
35 Secouez, malheureux esclaves, 8
Secouez d’indignes entraves, 8
Rentrez dans votre liberté ! 8
Mortel ! du jour où tu respires, 8
Ta loi, c’est ce que tu désires ; 8
40 Ton devoir, c’est la volupté ! 8
« Ta pensée a franchi l’espace, 8
Tes calculs précèdent les temps, 8
La foudre cède à ton audace, 8
Les cieux roulent tes chars flottants ; 8
45 Comme un feu que tout alimente, 8
Ta raison, sans cesse croissante, 8
S’étendra sur l’immensité ; 8
Et ta puissance, qu’elle assure, 8
N’aura de terme et de mesure 8
50 Que l’espace et l’éternité. 8
Heureux nos fils ! heureux cet âge 8
Qui, fécondé par nos leçons, 8
Viendra recueillir l’héritage 8
Des dogmes que nous lui laissons ! 8
55 Pourquoi les jalouses années 8
Bornent-elles nos destinées 8
À de si rapides instants ? 8
Ô loi trop injuste et trop dure ! 8
Pour triompher de la nature 8
60 Que nous a-t-il manqué ? Le temps. » 8
Eh bien ! le temps sur vos poussières 8
À peine encore a fait un pas. 8
Sortez, ô mânes de nos pères, 8
Sortez de la nuit du trépas ! 8
65 Venez contempler votre ouvrage ; 8
Venez partager de cet âge 8
La gloire et la félicité ! 8
Ô race en promesses féconde, 8
Paraissez ! Bienfaiteurs du monde, 8
70 Voila votre postérité ! 8
Que vois-je ? ils détournent la vue, 8
Et, se cachant sous leurs lambeaux, 8
Leur foule, de honte éperdue, 8
Fuit et rentre dans les tombeaux. 8
75 Non, non, restez, ombres coupables ; 8
Auteurs de nos jours déplorables, 8
Restez ! ce supplice est trop doux. 8
Le ciel, trop lent à vous poursuivre, 8
Devait vous condamner à vivre 8
80 Dans le siècle enfanté par vous ! 8
Où sont-ils ces jours où la France, 8
À la tête des nations, 8
Se levait comme un astre immense 8
Inondant tout de ses rayons ? 8
85 Parmi nos siècles, siècle unique, 8
De quel cortége magnifique 8
La gloire composait ta cour ! 8
Semblable au dieu qui nous éclaire, 8
Ta grandeur étonnait la terre, 8
90 Dont tes clartés étaient l’amour ! 8
Toujours les siècles du génie 8
Sont donc les siècles des vertus ! 8
Toujours les dieux de l’harmonie 8
Pour les héros sont descendus ! 8
95 Près du trône qui les inspire, 8
Voyez-les déposer la lyre 8
Dans de pures et chastes mains ; 8
Et les Racine et les Turenne 8
Enchaîner les grâces d’Athène 8
100 Au char triomphant des Romains ! 8
Mais, ô déclin ! quel souffle avide 8
De notre âge a séché les fleurs ? 8
Hé quoi ! le lourd compas d’Euclide 8
Étouffe nos arts enchanteurs ! 8
105 Élans de l’âme et du génie, 8
Des calculs la froide manie 8
Chez nos pères vous remplaça : 8
Ils posèrent sur la nature 8
Le doigt glacé qui la mesure, 8
110 Et la nature se glaça ! 8
Et toi, prêtresse de la terre, 8
Vierge du Pinde ou de Sion, 8
Tu fuis ce globe de matière, 8
Privé de ton dernier rayon ! 8
115 Ton souffle divin se retire 8
De ces cœurs flétris que la lyre 8
N’émeut plus de ses sons touchants ; 8
Et pour son Dieu qui le contemple, 8
Sans toi l’univers est un temple 8
120 Qui n’a plus ni parfums ni chants ! 8
Pleurons donc, enfants de nos pères ! 8
Pleurons ! de deuil couvrons nos fronts ! 8
Lavons dans nos larmes amères 8
Tant d’irréparables affronts ! 8
125 Comme les fils d’Héliodore, 8
Rassemblons du soir à l’aurore 8
Les débris du temple abattu ; 8
Et sous ces cendres criminelles 8
Cherchons encor les étincelles 8
130 Du génie et de la vertu. 8
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