Métrique en Ligne
LAF_3/LAF86
Jules LAFORGUE
L'IMITATION DE NOTRE-DAME LA LUNE
1886
CLIMAT, FAUNE, FLORE DE LA LUNE
Des nuits, ô lune d'immaculée-conception, 12
Moi, vermine des nébuleuses d'occasion, 12
j'aime, du frais des toits de notre Babylone, 12
Concevoir ton climat et ta flore et ta faune. 12
5 Ne sachant qu'inventer pour t'offrir mes ennuis, 12
Ô radeau du nihil aux quais seuls de nos nuits ! 12
Ton atmosphère est fixe, et tu rêves, figée 12
En climats de silence, écho de l'hypogée 12
D'un ciel atone où nul nuage ne s'endort 12
10 Par des vents chuchotant tout au plus qu'on est mort ? 12
Des montagnes de nacre et des golfes d'ivoire 12
Se renvoient leurs parois de mystiques ciboires, 12
En anses où, sur maint pilotis, d'un air lent, 12
Des sirènes font leurs nattes, lèchent leurs flancs, 12
15 Blêmes d'avoir gorgé de lunaires luxures 12
Là-bas, ces gais dauphins aux geysers de mercure. 12
Oui, c'est l'automne incantatoire et permanent 12
Sans thermomètre, embaumant mers et continents, 12
Étangs aveugles, lacs ophtalmiques, fontaines 12
20 De Léthé, cendres d'air, déserts de porcelaine, 12
Oasis, solfatares, cratères éteints, 12
Arctiques sierras, cataractes l'air en zinc, 12
Hauts-plateaux crayeux, carrières abandonnées, 12
Nécropoles moins vieilles que leurs graminées, 12
25 Et des dolmens par caravanes, — et tout très 12
Ravi d'avoir fait son temps, de rêver au frais. 12
Salut, lointains crapauds ridés, en sentinelles 12
Sur les pics, claquant des dents à ces tourterelles 12
jeunes qu'intriguent vos airs ! Salut, cétacés 12
30 Lumineux ! Et vous, beaux comme des cuirassés, 12
Cygnes d'antan, nobles témoins des cataclysmes ; 12
Et vous, paons blancs cabrés en aurores de prismes ; 12
Et vous, fœtus voûtés, glabres contemporains 12
Des sphinx brouteurs d'ennuis aux moustaches d'airain 12
35 Qui, dans le clapotis des grottes basaltiques, 12
Ruminez l'enfin ! Comme une immortelle chique ! 12
Oui, rennes aux andouillers de cristal ; ours blancs 12
Graves comme des mages, vous déambulant, 12
Les bras en croix vers les miels du divin silence ! 12
40 Porcs-épics fourbissant sans but vos blêmes lances ; 12
Oui, papillons aux reins pavoisés de joyaux 12
Ouvrant vos ailes à deux battants d'in-folios ; 12
Oui, gélatines d'hippopotames en pâles 12
Flottaisons de troupeaux éclaireurs d'encéphales ; 12
45 Pythons en intestins de cerveaux morts d'abstrait, 12
Bancs d'éléphas moisis qu'un souffle effriterait ! 12
Et vous, fleurs fixes ! Mandragores à visages, 12
Cactus obéliscals aux fruits en sarcophages, 12
Forêts de cierges massifs, parcs de polypiers, 12
50 Palmiers de corail blanc aux résines d'acier ! 12
Lys marmoréens à sourires hystériques, 12
Qui vous mettez à débiter d'albes musiques 12
Tous les cent ans, quand vous allez avoir du lait ! 12
Champignons aménagés comme des palais ! 12
55 Ô fixe ! On ne sait plus à qui donner la palme 12
Du lunaire ; et surtout quelle leçon de calme ! 12
Tout a l'air émané d'un même acte de foi 12
Au néant quotidien sans comment ni pourquoi ! 12
Et rien ne fait de l'ombre, et ne se désagrège ; 12
60 Ne naît, ni ne mûrit ; tout vit d'un sortilège 12
Sans foyer qui n'induit guère à se mettre en frais 12
Que pour des amours blancs, lunaires et distraits… 12
Non, l'on finirait par en avoir mal de tête, 12
Avec le rire idiot des marbres égynètes 12
65 Pour jamais tant tout ça stagne en un miroir mort ! 12
Et l'on oublierait vite comment on en sort. 12
Et pourtant, ah ! C'est là qu'on en revient encore 12
Et toujours, quand on a compris le madrépore. 12
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