Métrique en Ligne
LAC_3/LAC244
Auguste LACAUSSADE
Les Épaves
1876
POÈMES NATIONAUX
IV
Le Siège de Paris
La patrie allume ma voix
André Chénier.
I
Lève-toi du cercueil, ô République, ô France, 12
Pour les maudire lève-toi ! 8
Ils ont, ces lourds rhéteurs, trompé ton espérance 12
Et platement trahi ta foi. 8
5 Succomber sans combattre, ô douleur ! ô ruines 12
De la patrie en deuil ! Et voir 8
Le vil drapeau des Huns flotter sur nos collines ! 12
Inénarrable désespoir ! 8
Discoureurs éternels, leur béate incurie 12
10 Et leur loquace inaction 8
Énervaient ta colère, endormaient ta furie, 12
O Paris, ô peuple, ô lion ! 8
Capituler sans lutte est leur œuvre d'eunuques. 12
A la mort tu voulais courir, 8
15 Non te rendre ! Tes chefs aux prudences caduques 12
N'ont su ni vaincre ni mourir. 8
Ils ne devaient céder ni fort ni territoire, 12
Ils le disaient d'un ton ronflant. 8
Silence, écrivassiers ! Ceignez une écritoire 12
20 Au lieu de glaive à votre flanc. 8
Vous nous avez conduits par vos lenteurs traîtresses 12
A la défaite sans combats. 8
Grâce à vous, l'Aigle noire est sur nos forteresses. 12
Parler si haut, tomber si bas ! 8
25 Jactances de rhéteurs, entêtements de mules, 12
Stupidités sans précédent ! 8
Retirez-vous, félons ! vous les dignes émules 12
Du triste sire de Sedan ! 8
II
Et qu'ils ne disent pas que ta voix récrimine, 12
30 O Muse ! et qu'ici le vainqueur 8
C'est la fatalité, l'invincible famine, 12
Que « tout est perdu, fors l'honneur » ! 8
Mort du roi chevalier tombé dans sa vaillance, 12
Qui t'inscrirait sur leur blason ? 8
35 L'avenir y burine : « Inepte imprévoyance », 12
Et le peuple y lit : « Trahison » ! 8
III
Que l'avenir les juge ! — O ville au grand courage, 12
Toi dont les fils courbent leurs fronts 8
Sous l'indicible poids d'une indicible rage, 12
40 C'est toi d'immérités affronts 8
Qu'ils faut venger, qu'il faut laver, qu'il faut absoudre ! 12
O Paris ! tu fis ton devoir. 8
Au nom du Droit t'armant du glaive et de la foudre, 12
Au monde asservi tu fis voir 8
45 Ce que peuvent chez toi l'amour de la patrie 12
Et l'amour de la liberté. 8
C'est toi qui de la France, et livrée et meurtrie, 12
Sauvas du moins la dignité. 8
Sans armes, sans soldats, sans défense, surprise 12
50 Par le flot de l'invasion, 8
Le danger te grandit, le péril t'électrise : 12
Cité, tu deviens nation ! 8
Improvisant, forgeant pour ta lutte héroïque 12
L'homme et le fer, l'arme et le bras, 8
55 Tu fais surgir du sol ta milice civique, 12
Phalange par qui tu vaincras ! 8
Tirant tout de tes flancs, mère aux nobles entrailles, 12
Fondant ton âme et ton écrin, 8
Tu couvres tes remparts, bastions et murailles, 12
60 De canons et de cœurs d'airain. 8
Parcs et châteaux, grands bois ombrageant ta ceinture, 12
Peuvent au Hun servir d'abris : 8
Ils tombent ! — A ton deuil solennel la nature 12
Mêle son deuil et ses débris. 8
65 Adieu, palais ! adieu jardins aux beaux feuillages ! 12
Parcs ombreux, séjours fortunés, 8
Vous, du moins, par le Hun alléché de pillages, 12
Vous ne serez point profanés ! 8
Écroulez-vous, châteaux ! brûlez, champs magnifiques ! 12
70 Vallons, délices de l'été, 8
Fraîches villas, brûlez ! tombez, bois pacifiques, 12
Pour le salut de la cité ! 8
Et sur la glèbe nue, ô Paris ! tu te dresses 12
Sublime, au loin versant l'effroi. 8
75 Qu'il vienne, l'agresseur convoitant tes richesses, 12
Le vide est fait autour de toi. 8
Et poursuivant ton œuvre, — œuvre religieuse, — 12
Tout sacrifice t'est léger ; 8
Et chacun sent en soi ta foi contagieuse 12
80 Grandir, et braver l'étranger. 8
L'héroïsme s'embrase à ton altier courage, 12
La guerre campe en tes faubourgs ; 8
Et pour mener à fin ce gigantesque ouvrage, 12
Il t'a suffi de quelques jours. 8
85 Et quand le Hun pillard accourt, horde innombrable, 12
Guerrière aux yeux dardant l'éclair, 8
Il te voit, l'arme en main, tranquille et formidable, 12
Debout dans ton corset de fer ! 8
IV
Il te disait frivole, amollie et sans force, 12
90 Toute au plaisir qui seul te sied ; 8
C'était juger du fruit au luxe de l'écorce : 12
L'armure est d'or, le cœur d'acier. 8
Il te disait la ville au vice habituée, 12
La Babylone aux dieux impurs, 8
95 Et comme on entre aux bras d'une prostituée, 12
Il croyait entrer dans tes murs. 8
Et du haut de ces murs dont le bronze foudroie, 12
Voici que ton bras punisseur 8
Se lève, et que frappant au front l'homme de proie, 12
100 Tu vois reculer l'agresseur ! 8
En vain l'invasion t'enserre de son onde ; 12
Comme la mer contre un écueil, 8
Au pied de tes remparts où l'airain tonne et gronde, 12
Vient se briser son lourd orgueil. 8
105 La force, qui pour lui prime le Droit, recule 12
Devant le Droit par toi vengé. 8
Trop de fois, dix contre un, féroce et sans scrupule, 12
De sang et d'or il s'est gorgé ! 8
Ici, la force échoue. — A l'œuvre, astuce infâme 12
110 Dont l'esprit du Hun est pourvu ! 8
Ceux que ne peut dompter la force, on les affame : 12
Le grand de Molke a tout prévu. 8
S'embusquant à distance, errant sur les bruines, 12
Coupant tes ponts et tes chemins, 8
115 T'isolant sur ton fleuve au pied de tes collines, 12
Paris, la horde des Germains 8
T'entoure ; et, vils chacals guettant de loin leur proie, 12
Mais sur elle n'osant bondir, 8
Trois cent mille, ils sont là, cuvant l'ignoble joie 12
120 De voir leur victime pâlir 8
Sous l'étreinte de fer de sa suprême épreuve !… 12
Basse et savante atrocité ! 8
La famine en tes flancs, l'âpre hiver sur ton fleuve, 12
Sans pain, sans feu, sainte Cité, 8
125 Quand tu portes les yeux sur l'immense vallée 12
Que blanchit un soleil en deuil, 8
Tombeau vivant, tu vois la neige amoncelée 12
T'envelopper comme un linceul. 8
Là, sous la terre dure, au revers des tranchées, 12
130 Dorment, glacés dans leur valeur, 8
Tes fiers enfants, moissons que la guerre a fauchées, 12
Tuant le fruit avec la fleur. 8
A l'horizon blafard où pèse un ciel livide, 12
Barrant la voie à tout secours, 8
135 D'un tenace ennemi veille la haine avide… 12
Ainsi s'en vont les nuits, les jours ! 8
L'hiver et le typhus habitent tes murailles ; 12
Des maux tout l'essaim conjuré 8
Décime tes soldats, dévore tes entrailles ; 12
140 Sans ébranler ton cœur navré : 8
Dans ta lugubre enceinte où deux millions d'âmes 12
De faim, de froid souffrent pour toi, 8
Ton héroïsme ardent les réchauffe à ses flammes, 12
Ton cœur les nourrit de sa foi ! 8
V
145 Inébranlable foi ! magnanime souffrance ! 12
Va, tu grandis à tous les yeux, 8
Toi qui sauves l'honneur, toi qui venges la France 12
Par ton martyre glorieux ! 8
Ah ! laisse-moi dans l'ombre, où ta splendeur m'enivre, 12
150 Sur tes détresses m'attendrir, 8
Ville où j'ai mérité de rêver et de vivre, 12
Où j'ai mérité de souffrir ! 8
Ah ! laisse-moi, le front courbé dans la poussière, 12
En mes respects fiers et jaloux, 8
155 Baiser le bord sanglant de ta robe guerrière, 12
Pleurer d'orgueil à tes genoux ! 8
Souffre qu'un de tes fils, ô mère vénérée, 12
Pour tant d'affronts inexpiés, 8
Pour ta lente agonie avec calme endurée 12
160 Sanglote d'amour à tes pieds ! 8
Laisse-moi t'admirer tout haut, laisse-moi dire, 12
Témoin au cuisant souvenir, 8
Tes ineffables maux, Mère, pour les maudire, 12
Tes dévoûments pour les bénir ! 8
VI
165 A ton appel, j'ai vu tous les rangs, tous les âges 12
S'unir dans un sublime accord ; 8
Ouvriers et savants, vieillards et blonds visages 12
Marcher côte à côte à la mort. 8
J'ai vu, pour ta défense, artistes et poètes 12
170 Quitter la lyre et les pinceaux, 8
Des ouragans de feu rugissant sur leurs têtes, 12
Braver la trombe et les assauts. 8
J'ai vu, sur tes remparts que la brise flagelle, 12
Tes fils, soldats improvisés, 8
175 Mourir debout, tués par le froid qui les gèle, 12
Tomber par la bombe écrasés. 8
Par un hiver qui fend les pierres et les marbres, 12
Dans tes parcs de givre vêtus, 8
Pour tes foyers sans feu, j'ai vu tes plus beaux arbres 12
180 Crouler l'un sur l'autre abattus. 8
Sur tes quais inondés hier encor de lumière, 12
Et maintenant d'obscurité, 8
Sur tes longs boulevards, brillante fourmilière, 12
Centres éteints d'activités, 8
185 Sur tes hauts monuments noyés d'ombres funèbres 12
J'ai vu, réelle vision, 8
Comme un oiseau lugubre aux ailes de ténèbres 12
Planer la désolation ! 8
Et tel qu'un pèlerin dans une ville morte, 12
190 Sous la brume, aux plaintes du vent, 8
J'ai, nocturne songeur, errant de porte en porte, 12
Sondé ton sépulcre vivant… 8
Et j'ai maudit le sort qui sur toi se déchaîne, 12
Toi que le sort eût dû venger ! 8
195 Et j'ai senti grandir dans mon cœur pur de haine 12
La sainte horreur de l'étranger ! 8
VII
Le jour, autre spectacle et non moins lamentable : 12
Des portes aux lourds bastions, 8
Pour forcer l'ennemi dans son camp redoutable, 12
200 J'ai vu sortir tes légions. 8
Sous l'orage tonnant des forts et des redoutes, 12
Ils allaient, tes fiers bataillons, 8
Renversant l'ennemi, trouant, s'ouvrant des routes 12
Sous la bouche en feu des canons. 8
205 Ils allaient : — tout à coup le clairon des retraites 12
Glaçait et brisait leurs élans… 8
Et toujours des succès couronnés de défaites ! 12
Et toujours des chefs indolents ; 8
Et toujours dans l'ardeur des belliqueuses fièvres, 12
210 Et quand tous voulaient en finir, 8
Il leur fallait — lions commandés par des lièvres — 12
Toujours sur leurs pas revenir ! 8
Et sur tes murs souillés de mensonges notoires, 12
Tu lisais, sans te révolter, 8
215 Rédigé par tes chefs, le récit des victoires 12
Qu'ils n'ont jamais su remporter !… 8
Patience sans nom ! — O toi qui sus attendre, 12
Paris ! comment trop t'admirer, 8
Du découragement toi qui sus te défendre, 12
220 Toi qui sus toujours espérer ! 8
VIII
De toute part cernée ! une triple ceinture 12
De sang, et de flamme, et de fer, 8
T'enveloppe et te voue à l'atroce torture 12
Que Dante évoque en son enfer. 8
225 Comme Ugolin, tu vois — angoisse maternelle ! — 12
Tes fils mourir à tes côtés. 8
Ton courage ulcéré t'inspire, et ta prunelle 12
S'emplit de soudaines clartés. 8
Stoïque, te dressant sur ta tombe vivante, 12
230 Les yeux perdus à l'horizon, 8
Tu songes… Ta pensée indomptable et fervente 12
S'évadera de ta prison. 8
Elle ira, du Teuton trompant la lourde veille, 12
Elle ira du vol de l'éclair, 8
235 Sur une nef ailée, intrépide merveille, 12
Ouvrir sa route aux champs de l'air. 8
Le ciel du moins est libre ! Allez à la pleine ailes, 12
Ballons et ramiers messagers, 8
Allez ! et que la France ait par vous des nouvelles 12
240 De la ville aux fiers assiégés… 8
Autour de toi la plaine est nue et désolée, 12
Ton fleuve y dort, morne et glacé ; 8
Les bourgs incendiés fument dans la vallée, 12
Les bourgs où la Prusse a passé ! 8
245 Debout sur tes remparts et la main sur ton glaive, 12
A tes pieds les canons béants, 8
Tu suis d'un long espoir le ballon qui s'enlève, 12
Fendant l'espace à bonds géants 8
Il va… Soufflez du Nord, vents aux ailes de neige, 12
250 Montez du sol, brouillard légers, 8
Voilez au Hun qui guette, accroupi dans son piège, 12
La nef aux hardis passagers ! 8
Le ciel est une issue, et l'espace une voie : 12
Montez, globes navigateurs ! 8
255 Pour atteindre le but où Paris vous envoie, 12
Des cieux traversez les hauteurs. 8
Volez au sud, volez vers la tiède Provence, 12
Vers l'Ouest, la terre aux genêts d'or ; 8
Que l'âme de Paris sur vos ailes devance 12
260 La foudre au fulgurant essor ! 8
Hâtez-vous ! — Vous portez en vos flancs, lest sublime, 12
L'espoir, le génie indompté, 8
L'exemple et l'héroïsme et la fortune opime 12
De la trois fois sainte Cité ! 8
265 Hâtez-vous ! — Dans la nuit, que l'étoile attendrie, 12
Vous contemplant du fond du ciel 8
Éclaire votre vol qui porte à la patrie 12
Les voix d'un héroïque appel ! 8
Hâtez-vous ! — Au delà des plaines, des montagnes, 12
270 Abattez-vous, ballons sauveurs, 8
Embrassant, feu sacré, villes bourgs et campagnes, 12
Suscitant partout des vengeurs ! 8
Hâtez-vous ! Haut et loin, allez dire à la France 12
Qu'ici pour elle on sait souffrir ; 8
275 Allez dire aux vivants notre altière espérance, 12
Salut de ceux qui vont mourir. 8
Mais vous, revenez-nous, facteurs aux blanches ailes, 12
O chers oiseaux compatissants ! 8
Revenez à nos cœurs glacés d'affres mortelles 12
280 Parler d'espoir et des absents. 8
Des grèves et des monts, des hameaux et des plages, 12
Revenez-nous, courriers ailés ! 8
Sur nos toits sans foyer répandez vos messages, 12
Et nos toits seront consolés. 8
285 Dites-nous que la France, accélérant sa marche, 12
L'éclair aux yeux, le glaive au flanc, 8
Accourt. — Soyez pour nous, soyez l'oiseau de l'Arche 12
Dans ce déluge aux flots de sang ! 8
Que votre vol au loin, croisant le vol des bombes, 12
290 Dessine à nos yeux dans les airs 8
L'arc-en-ciel prophétique, ô propices colombes, 12
Disant la fin de nos revers ! 8
En souvenir des maux sans nom, des maux sans larmes 12
Subis en des jours exécrés, 8
295 La ville de Paris gravera dans ses armes 12
Votre symbole, oiseaux sacrés ! 8
Planant sur un navire en péril, mâts sans vergue, 12
Agrès rompus et flancs meurtris, 8
On lira dans votre aile éployée en exergue 12
300 Ces mots : « Les sauveurs de Paris ». 8
Sauvez donc ! oh ! sauvez la sainte capitale 12
De la défaite aux durs affronts ! 8
Allez aux quatre coins de la terre natale ! 12
Partez, ramiers !… Nous attendrons. 8
IX
305 Torture de l'attente ! angoisse inénarrable ! 12
Espoirs trompés ! vœux méconnus ! 8
Les ramiers ont rejoint la Cité vénérable, 12
Mais seuls ils y sont revenus ! 8
X
Ce n'est pas tout. — Après cent et cinq jours de siège, 12
310 Mettant le comble à ses forfaits, 8
Ville auguste ! le Hun barbare et sacrilège 12
Sur tes temples, sur tes palais 8
A dirigé l'essor des bombes meurtrières. 12
Dans ton ciel qu'empourpre le soir, 8
315 J'ai vu, sinistre essaim d'oiseaux incendiaires, 12
Des obus monter le vol noir, 8
Puis, déchirant l'espace et choisissant leur proie, 12
Globes ailés d'où l'éclair sort, 8
Sur tes toits effondrés que l'airain troue et broie 12
320 Répandre la flamme et la mort ! 8
J'ai vu sur tes clochers, tes dômes, tes musées, 12
L'âpre essaim, à bonds acharnés, 8
S'abattre et rejaillir, fulgurantes fusées ! 12
Le frais berceau des nouveaux-nés, 8
325 L'hospice, abri sacré que la souffrance habite, 12
Et tes places et tes marchés 8
Sous l'orbe aux mille éclats, explosion subite, 12
De lambeaux humains sont jonchés ! 8
Membres épars, débris fumants, spectacle horrible !… 12
330 Comme l'antique Niobé 8
Contemplant sous les traits du Tueur invisible 12
Ses fils, groupe à ses pieds tombé, 8
Paris, ô Cité mère à l'immense agonie, 12
O Niobé des nations, 8
335 Vois, muette d'horreur, vois de la Germanie 12
Les héroïques actions !… 8
Ne pouvant te dompter, ne pouvant te réduire 12
Par l'arme du brave et du preux, 8
Sa rage incendiaire aspire à te détruire, 12
340 Et de loin te couvre de feux ! 8
XI
Haine de l'étranger, Haine chère et sacrée, 12
Verse en nous ta sainte fureur ! 8
Emplis mon cœur, grandis dans mon âme ulcérée, 12
Grandis au niveau de l'horreur 8
345 Qu'inspirent les forfaits d'une exécrable engeance ! 12
Œil pour œil, Haine ! et dent pour dent. 8
Allume par mon chant le feu de la vengeance ! 12
Embrase à ton charbon ardent 8
Ma bouche, et que ton cri jaillisse de ma lèvre ! 12
350 Pour qu'il soit de tous répété, 8
Donne à ma voix l'accent dont un peuple s'enfièvre ; 12
Donne à mon vers l'intensité 8
De mon amour pour toi, Haine altière et farouche ! 12
Contre un vainqueur savant au mal, 8
355 O vaincus, que la Muse évoque en votre bouche 12
L'antique serment d'Annibal ! 8
Haine de l'étranger, Amour de la patrie, 12
Mon double culte désormais, 8
Si nos cœurs défaillants, si notre âme amoindrie 12
360 Pouvaient vous oublier jamais ; 8
Si le serment vengeur aux promesses stoïques, 12
Nous oubliions de le tenir, 8
Levez-vous de la tombe, ô nos morts héroïques, 12
Pour nous en faire souvenir ! 8
365 Levez-vous, du devoir ô victimes austères ! 12
Levez-vous tous jeunes et vieux, 8
Ignorants et lettrés, nobles et prolétaires 12
Dont la mort a glacé les yeux ! 8
Regnault, vaillant artiste à la splendide toile, 12
370 Lambert, courageux voyageur, 8
Seveste, qui payas d'un beau trépas l'étoile 12
De la patrie et de l'honneur ; 8
Dampierre, et toi, Grancey, soldats de souche antique, 12
Et vous aussi, Coriolis, 8
375 Vieillard auguste en qui l'amour patriotique 12
Triompha de l'amour des lys ; 8
Vous qui sûtes mourir, rêvant la délivrance, 12
Comme seraient morts vos aïeux, 8
Dont le sang teint toujours la bannière de France ! 12
380 Martyrs bénis et glorieux, 8
Levez-vous du coteau, levez-vous de la plaine, 12
De la tranchée et du sillon, 8
De la fosse sans fleurs de votre vertu pleine, 12
De Buzenval, de Châtillon, 8
385 De tous ces lieux témoins de vos luttes sublimes, 12
Héros dont chaque nom cité, 8
Sanctifiant mon vers, verserait sur mes rimes 12
Un reflet d'immortalité ! 8
O nos morts bien-aimés ! découvrant vos blessures, 12
390 Levez-vous tous de vos cercueils ! 8
Secouez à nos yeux oublieux ou parjures 12
Les plis sanglants de vos linceuls ! 8
Venez nous rappeler l'homicide furie, 12
Les forfaits de l'invasion, 8
395 La Prusse en nos cités promenant la tuerie, 12
Semant la dévastation ! 8
Comme aux murs d'Elseneur, victime fraternelle, 12
L'Ombre d'un père assassiné 8
Armait le cœur d'Hamlet de sa haine éternelle 12
400 Contre un meurtrier couronné ; 8
O martyrs ! dans nos nuits, ô Héros ! dans nos veilles, 12
Apparaissez ! répétez-nous 8
Ces mots sacramentels vibrant à nos oreilles : 12
« Souvenez-vous ! souvenez-vous ! » 8
405 Souvenez-vous du Nord déchaînant ses repaires 12
Sur nos champs, nos toits saccagés ! 8
Vivants ! souvenez-vous qu'en les vengeant vos pères 12
Sont morts et ne sont point vengés ! 8
Souvenez-vous des maux sans nom, des durs outrages 12
410 Par notre France, hélas ! soufferts ; 8
De l'Alsace expiant ses fidèles courages 12
Par l'abandon et dans les fers ! 8
Souvenez-vous du joug où gémit la Lorraine ! 12
Que le briser soit votre espoir ! 8
415 Fils d'un sol envahi, que pour vous tous la haine 12
De l'étranger soit le devoir ! 8
Souvenez-vous enfin que soûle de carnage, 12
Se gorgeant d'or sur nos débris, 8
Cette docte Allemagne, en sa fureur sauvage, 12
420 A rêvé de brûler Paris ! 8
XII
Oui, voilà vos exploits, ô héros platoniques, 12
Guerriers doublés de songe-creux, 8
Blonds amants des Gretchen, meurtriers germaniques, 12
Docteurs et pédants langoureux ! 8
425 Parlez-nous maintenant de progrès de lumière, 12
Fils de la Prusse, hommes du Nord ! 8
Sous le savant en vous gît la brute première, 12
Le sauvage en vous n'est pas mort. 8
La science en vos mains sert froidement vos haines, 12
430 Et les arts vos duplicités ; 8
Votre instinct carnassier, loups à faces humaines, 12
Se trahit à vos cruautés ! 8
Le gentilhomme en vous déguise mal le reître 12
Que le passé nous révéla. 8
435 Allez ! vous êtes bien les fils de votre ancêtre, 12
Les dignes enfants d'Attila ! 8
Eh bien ! montrez-vous donc, ô races prolifiques, 12
Ce que vous êtes en effet ! 8
N'affichez plus ces airs aux candeurs pacifiques ! 12
440 Tuer, piller est votre fait ! 8
Les richesses d'autrui par vous sont convoitées ; 12
Du voisin vous lorgnez le sol 8
Pour y placer à l'aise et loger vos portées ! 12
La ruse, le meurtre, le vol, 8
445 Voilà votre héroïsme et vos vertus guerrières ! 12
Et vous parlez de liberté, 8
Vous dont le dos subit la schlague et les lanières 12
Qu'ourdit la féodalité ; 8
Vous qui courbez vos reins, vous qui pliez vos têtes 12
450 Sous de grotesques hobereaux ; 8
Vous qui, pour assouvir votre soif de conquêtes, 12
A vos rois servez de bourreaux ! 8
XIII
Arrière, vils bourreaux ! vils esclaves, arrière ! 12
Entre vous et les nations 8
455 Se dressent désormais, menaçante barrière, 12
Vos sanglantes ambitions. 8
Honte à vous ! vous avez déshonoré la guerre 12
Par vos cyniques attentats. 8
Le Droit n'existe plus qui protégeait naguère 12
460 L'antique assise des états. 8
En un siècle de paix et de luttes sereines, 12
Aux fraternels enfantements, 8
Vous venez de rouvrir d'homicides arènes 12
Pour de futurs égorgements ; 8
465 En des jours de progrès ramenant les ténèbres, 12
Le moyen âge et ses terreurs, 8
Vous avez rallumé par vos forfaits célèbres 12
Du passé les sombres fureurs : 8
Fureurs de race à race, inextinguible haine ! 12
470 Par vous, l'incendie attisé, 8
Passant d'un peuple à l'autre, au vent qui le déchaîne, 12
Aura bientôt tout embrasé. 8
XIV
O conflagration des peuples en démence ! 12
Stupide, universelle horreur ! 8
475 Faut-il que le passé de nos jours recommence 12
Pour qu'un Gothon soit empereur ! 8
Éteignez-vous, lumière, art, science, industrie ! 12
Ce recul de l'esprit humain, 8
Ce retour vers la nuit et vers la barbarie 12
480 Est ton œuvre, Empereur germain ! 8
Adieu, rêve sacré de paix et d'harmonie ! 12
Adieu, sainte fraternité 8
Des peuples ! — Votre crime, hommes de Germanie, 12
Crime de lèse-humanité, 8
485 Est de ceux que le ciel, à défaut de la terre, 12
Un jour ou l'autre doit punir. 8
Le présent contre vous, vengeance héréditaire, 12
Lègue sa dette à l'avenir ; 8
Et l'avenir paîra cette dette funeste 12
490 De sang et d'exécration ! 8
Car ce n'est pas vers Dieu l'homme seul qui proteste : 12
C'est toi, Civilisation ! 8
XV
Depuis l'heure maudite où sur la croix immonde 12
Le juif impur et furieux 8
495 Vit pâlir et mourir la Lumière du monde, 12
Jamais forfait plus odieux 8
N'épouvanta la terre, ô race âpre et brutale, 12
Qu'à l'heure où vous avez porté 8
Votre main sur Paris, la sainte capitale, 12
500 Tête et cœur de l'humanité !… 8
Qu'avait-elle donc fait pour valoir vos vengeances ? 12
Fervent asile des proscrits, 8
Refuge des penseurs et des intelligences, 12
Pôle et foyer des grands esprits, 8
505 Elle a toujours été pour tous hospitalière, 12
Même, hélas ! pour ses ennemis. 8
A partager son pain de vie et de lumière, 12
Peuples, vous étiez tous admis ! 8
Dans la science et l'art proclamant vos victoires, 12
510 A vos succès faisant accueil, 8
A grandir vos talents, à consacrer vos gloires 12
Elle mettait son noble orgueil. 8
Et vous, les bienvenus chez elle, race ingrate, 12
Blonds sournois doublés d'assassins ! 8
515 Contre elle, cinquante ans, votre âme scélérate 12
A couvé les plus noirs desseins. 8
Ne pouvant au passé pardonner vos défaites, 12
Au présent sa prospérité, 8
Cinquante ans, vous avez, convives de ses fêtes, 12
520 Trahi son hospitalité ! 8
Fouillant ses murs, scrutant ses mœurs, notant ses fautes, 12
Rôdeurs d'égouts, vils scorpions, 8
Cinquante ans, vous avez, dans son sein, vous ses hôtes, 12
Fait l'abject métier d'espions ! 8
525 Cinquante ans, ruminant vos haines misérables, 12
Lynx pour voir, taupes pour ramper, 8
Vous avez guetté l'heure et l'endroit vulnérables 12
Par où vous pourriez la frapper ! 8
Et quand elle eut sonné, l'heure à jamais néfaste, 12
530 Vos moyens prêts, vos projets mûrs, 8
Vous vous êtes, hurlant le hourra qui dévaste, 12
En foule rués sur ses murs ! 8
XVI
Eh bien ! ces murs sacrés à vos bandes traîtresses, 12
A vos fureurs ont résisté, 8
535 Et vous n'avez vaincu ni pris les forteresses 12
De l'antique et brave Cité. 8
Ce n'est point par la voie aux portes triomphales 12
Qu'en ses murs vous êtes venus, 8
Comme autrefois venaient fiers dans vos capitales 12
540 Nos aïeux, à Berlin connus ! 8
Ce n'est point le front haut, conduits par la Victoire, 12
Qu'en nos murs vous serez entrés, 8
Mais par la porte basse, ouverte à l'Aigle noire 12
Par tous les fléaux conjurés. 8
545 Devant ces murs d'airain que la foudre illumine, 12
Vainqueurs, vous avez reculé ! 8
Ce n'est point avec vous, c'est avec la famine 12
Que Paris a capitulé ! 8
XVII
Capituler ! ô deuil ! Capituler ! ô rage ! 12
550 Revers plus amer que la mort ! 8
Avoir tant dépensé de sang et de courage ! 12
Ah ! tu méritais mieux du sort, 8
Héroïque Cité ! vaillante infortunée ! 12
Au jour de ton écroulement, 8
555 Plus grande que ta chute et que la destinée, 12
Devant l'azur du firmament, 8
Devant le monde et Dieu, devant l'Europe entière 12
Qui sut tout permettre et tout voir, 8
Tu peux du moins, tu peux lever ta tête altière, 12
560 Paris ! car tu fis ton devoir !… 8
Montre à ces nations, inertes spectatrices 12
De la lutte et de tes revers, 8
Montre ton noble front aux nobles cicatrices ! 12
Reste en exemple à l'univers ! 8
565 Dans la rude tourmente où ta barque s'abîme, 12
Où dort notre espoir naufragé, 8
Du moins, toujours debout, comme un phare sublime, 12
Ton honneur brille, insubmergé ! 8
Dans ce désastre où peut sombrer la République 12
570 Tu n'as rien à te reprocher, 8
Hors d'avoir mis ton âme et ta nef symbolique 12
Aux mains d'un inepte nocher ! 8
XVIII
Donc, tout est consommé ! Contemplant ta défaite, 12
O France ! et ton affliction, 8
575 L'Europe qui t'admire est au fond satisfaite 12
De ton humiliation. 8
Les gens de Magenta, les hommes de Crimée, 12
Hier encore alliés soumis, 8
Te disent, aujourd'hui que tu n'as plus d'armée, 12
580 Ce qu'a Job disaient ses amis. 8
Des services reçus fragile est la mémoire ! 12
Le vaincu toujours aura tort. 8
Triste défection dont rougira l'Histoire ! 12
Malheur au faible ! gloire au fort ! 8
585 La force est désormais le Droit. En politique, 12
La Force est tout, et rien le Droit ! 8
Le vainqueur plaît aux dieux ! c'est à Caton d'Utique 12
Que plaît le vaincu maladroit. 8
Faisons comme les dieux, peuples ! L'ingratitude 12
590 Est une armure à notre cœur. 8
Oublions la victime et, sage multitude, 12
Allons acclamer le vainqueur !… 8
O nations, bétail des rois, brutes de somme, 12
Brutes sans foi, sans amitié ! — 8
595 Dieu juste ! qui verrait à nu le cœur de l'homme 12
Mourrait d'horreur ou de pitié ! 8
XIX
Résigne-toi ! subis les hontes de l'Empire, 12
O France ! et ton abaissement. 8
Des fautes du passé que le présent s'inspire 12
600 Pour en garder l'enseignement. 8
Souffre, travaille, espère, et sème en tes ruines 12
D'un riche avenir la moisson. 8
Du produit de tes champs, du fruit de tes collines 12
Paie à l'Allemand ta rançon. 8
605 Libère-toi d'abord, reste France et loyale ! 12
Gorge d'or ton vainqueur repu. 8
Un jour il te rendra cette rançon royale 12
Et tout le sang qu'il t'aura bu ! 8
Laisse venir le jour des complètes revanches, 12
610 Jour vengeur de l'iniquité ! 8
A l'arbre mutilé reverdiront ses branches : 12
Tu referas ton unité. 8
Attends le jour sacré des justes représailles. 12
Comme Antée à terre abattu, 8
615 Appuyée à ton sol aux vivaces entrailles, 12
Reprends ta force et ta vertu. 8
Refais ton sang, refais tes mœurs ! d'une main ferme 12
Jette au loin tes corruptions, 8
Tes rois, tes empereurs ! Sois libre ! A jamais ferme 12
620 L'ère des révolutions ! 8
Depuis quatre-vingts ans, France, ta marche oscille : 12
Changeant de dogme et de contrat, 8
Essayant tout, tu vas du fourbe à l'imbécile, 12
De l'imbécile au scélérat ! 8
625 Cesse enfin ce jeu sombre où pâlit ta fortune ; 12
Mets en toi seule ton espoir. 8
Chasse des prétendants la cohue importune, 12
En tes mains garde le pouvoir. 8
Ils s'offrent à l'envi pour guérir tes blessures : 12
630 Docteurs pourvus d'orviétans, 8
Ils reviennent de loin, leurs recettes sont sûres ; 12
Mais qu'on se hâte ! il n'est que temps ! 8
Il est temps, en effet, que ta voix congédie 12
Tous ces revenants du passé ! 8
635 Abjure tes erreurs, ô France ! et répudie 12
A jamais tout pacte insensé. 8
L'Empire et ses fauteurs t'ont conduite à l'abîme ; 12
Ils sont prêts à t'y replonger : 8
Leur œuvre est sous tes yeux et les juge, ô victime 12
640 Par eux livrée à l'étranger ! 8
A l'heure du péril leur superbe prudence 12
Se pavanait sous d'autres cieux ; 8
Les voici de retour : misérable impudence ! 12
Cynisme trois fois odieux ! 8
645 Ton salut les réclame, ils sont prêts : anathème 12
A ces sinistres charlatans ! 8
Sauve-toi des sauveurs en te sauvant toi-même ! 12
France, ma mère ! il en est temps. 8
Ton salut désormais ne dépend de personne, 12
650 Mais de tous, France, mais de toi ! 8
Garde en ta main le sceptre, à ton front la couronne : 12
Tes fils accepteront ta loi. 8
Loi d'un monde nouveau, loi de l'ère nouvelle 12
Dont l'aube blanchit l'horizon, 8
655 Et des printemps futurs à notre hiver révèle 12
L'éblouissante floraison. 8
Hâte ces jours prédits, cette terre promise 12
Aux vaincus ployés sous leurs fers. 8
Sois la colonne ardente, ô France ! et le Moïse 12
660 Des peuples en marche aux déserts. 8
Comprends ton rôle, assois l'édifice civique 12
Où tout enfin puissent s'unir ! 8
Résumant ton passé, seule, la République 12
Peut embrasser ton avenir. 8
665 Abrite et refais-toi sous sa puissante égide ; 12
Parmi les nations, tes sœurs, 8
Remonte à ton rang ! sois leur prophète et leur guide, 12
L'apôtre aux verbes précurseurs, 8
Annonçant à l'Europe, où désormais chancelle 12
670 L'œuvre des tyrans exécrés, 8
Ton œuvre à toi : la République universelle 12
Des peuples par toi délivrés ! 8
Fonde-la par l'exemple et l'ardeur magnanime 12
D'un cœur plus haut que ses revers. 8
675 Venge-toi du vainqueur, venge-toi de son crime 12
Par tes bienfaits sur l'univers. 8
Que de tes maux sans nom l'épreuve soit féconde, 12
O France ! pour l'humanité : 8
Mère immortelle, épanche à jamais sur le monde 12
680 La lumière et la liberté ! 8
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