Métrique en Ligne
LAC_3/LAC232
Auguste LACAUSSADE
Les Épaves
1876
LES AUTOMNALES
IV
Le Bengali et le Rossignol
Le Bengali
Il était né dans la rizière 8
Qui borde l'étang de Saint-Paul. 8
Heureux, il vivait de lumière, 8
De chant libre et de libre vol. 8
5 Poète ailé de la savane, 8
Du jour épiant les lueurs, 8
Il disait l'aube diaphane, 8
Bercé sur la fataque en fleurs. 8
Il hantait les gérofleries 8
10 Aux belles grappes de corail 8
Et, parmi les touffes fleuries, 8
Lustrait au soleil son poitrail. 8
Il allait plongeant son bec rose, 8
Au gré de son caprice errant, 8
15 Dans le fruit blond de la jam-rose, 8
Dans l'onde fraîche du torrent. 8
A midi, sous l'asile agreste 8
Du ravin au vent tiède et doux, 8
Ivre d'aise, il faisait la sieste 8
20 Au bruit de l'eau sous les bambous. 8
Puis dans quelque source discrète, 8
Bleu bassin sous l'ombrage épars, 8
Baignant sa gorge violette, 8
Il courait sur les nénuphars. 8
25 Quand l'astre au bord de mers s'incline, 8
Empourprant l'horizon vermeil, 8
Il descendait de la colline 8
Pour voir se coucher le soleil ; 8
Et sur le palmier de la grève, 8
30 Et devant l'orbe radieux, 8
Au vent du large qui se lève, 8
Du jour il chantait les adieux ; 8
Et la nuit magnifique et douce 8
D'étoiles remplissant l'éther, 8
35 Il regagnait son lit de mousse 8
Sous les touffes du vétiver. 8
C'est là que l'oiseleur cupide, 8
Le guettant dans l'obscurité, 8
Ferma sur lui sa main rapide 8
40 Et lui ravit la liberté. 8
Dès lors il subit l'esclavage. 8
Un marin, chez nous étranger, 8
L'emmena de son doux rivage 8
Sur mer avec lui voyager. 8
45 C'est ainsi qu'il connut la France. 8
Quand il y vint, le jeune Été, 8
Vêtu d'azur et d'espérance, 8
Resplendissait dans sa beauté. 8
Partout, sur les monts, dans la plaine, 8
50 Brillait un ciel oriental : 8
L'exilé de l'île africaine 8
Se crut sous un climat natal. 8
Mais vint l'automne aux froides brumes, 8
La neige au loin blanchissant l'air ; 8
55 Il sentit courir sous ses plumes 8
Les âpres frissons de l'hiver. 8
Rêvant à l'île maternelle 8
Aux nuits tièdes comme les jours, 8
Il mit sa tête sous son aile, 8
60 Et s'endormit, et pour toujours ! 8
C'était un enfant des rizières, 8
Des champs de canne et de maïs : 8
En proie aux bises meurtrières, 8
Il mourut plein de son pays. 8
Le Rossignol
65 Il était né, lui, sous un chêne, 8
Dans un buisson de frais lilas : 8
Le bruit de la source prochaine, 8
Le souffle embaumé de la plaine 8
Ont bercé ses premiers ébats. 8
70 La nature à son brun corsage 8
Refusa les riches couleurs ; 8
Modeste et fauve est son plumage ; 8
Mais il est roi par son ramage, 8
Roi du peuple ailé des chanteurs. 8
75 Du printemps c'est lui le poète. 8
L'hiver a-t-il fini son cours, 8
Heureux de vivre et l'âme en fête, 8
A la forêt longtemps muette 8
Il dit le réveil des beaux jours. 8
80 Ce n'est pas l'ardente lumière 8
Qu'il veut sous des cieux azurés, 8
Mais cette clarté printanière 8
Que verse en mai sur la clairière 8
L'aube rose ou les soirs dorés. 8
85 Ce n'est pas le torrent sauvage 8
Qui parle à son instinct chanteur, 8
Mais le ruisseau qui sous l'ombrage 8
Mêle au murmure du feuillage 8
Son onde au rythme inspirateur. 8
90 Quand le muguet de ses clochettes 8
Blanchit l'herbe sous les grands bois, 8
Caché dans les branches discrètes, 8
Il remplit leurs vertes retraites 8
Des éclats vibrants de sa voix. 8
95 Quand de l'azur crépusculaire 8
Le soir, à pas silencieux, 8
Descend et couvre au loin la terre, 8
Il chante l'ombre et son mystère, 8
Il chante la beauté des cieux ! 8
100 Quand d'astres d'or l'air s'illumine, 8
Beaux lys au ciel épanouis, 8
Allant du chêne à l'aubépine, 8
Il charme de sa voix divine 8
Le silence étoilé des nuits. 8
105 Telle il vivait sa vie heureuse, 8
Oublieux des jours inconstants ; 8
Et son âme mélodieuse 8
Versait l'ivresse radieuse 8
Qui déborde en elle au printemps. 8
110 Printemps et bonheur, rien ne dure. 8
O loi fatale ! après l'été, 8
L'hiver à la bise âpre et dure ; 8
Une cage au lieu de verdure ! 8
Des fers au lieu de liberté ! 8
115 Un fils de mon île bénie, 8
Poète errant, esprit pensif, 8
Voyant la muette agonie 8
De ce grand maître en harmonie, 8
Eut pitié du chanteur captif. 8
120 Il l'emmena sur nos rivages, 8
Dans l'île aux monts bleus, au beau ciel, 8
Rêvant pour lui, sur d'autres plages, 8
De libres chants sous des feuillages 8
Que baigne un soleil éternel. 8
125 Peut-être voulait-il encore 8
Doter nos monts, doter nos bois, 8
Nos soirs de lune et notre aurore, 8
De ce barde au gosier sonore 8
Et des merveilles de sa voix. 8
130 Quand cet enfant du Nord prit terre 8
Chez nous, par la vague apporté, 8
Sur notre rive hospitalière, 8
Avec sa voix et la lumière 8
Il retrouva la liberté. 8
135 Ouvrant son aile délivrée 8
Et fendant l'air, le prisonnier, 8
L'œil ébloui, l'âme enivrée, 8
Vint cacher sa fuite égarée 8
Dans les branches d'un citronnier ; 8
140 Du citronnier de la ravine, 8
Où la Source aux rochers boisés 8
Étend sa nappe cristalline : 8
Frais Éden fait de paix divine, 8
D'ombre et de rayons tamisés. 8
145 Autour de lui tout est silence, 8
Onde et fraîcheur, brise et clarté : 8
Ravi, soudain au ciel il lance, 8
Avec son chant de délivrance, 8
Son hymne à l'hospitalité. 8
150 Il dit la molle quiétude 8
Des bois, l'air suave et léger, 8
Et l'astre dans sa plénitude, 8
Et cette ombreuse solitude, 8
Si douce aux yeux de l'étranger. 8
155 Il chante les eaux diaphanes 8
Où le ciel aime à se mirer ; 8
Il chante… et l'oiseau des savanes 8
Se tait, blotti dans les lianes, 8
Pour mieux l'entendre et l'admirer. 8
160 Hélas ! sous ce climat de flamme, 8
Éperdu, d'accord en accord 8
De sa fièvre épuisant la gamme, 8
Dans sa voix exhalant son âme, 8
Parmi les fleurs il tomba mort ! 8
165 Il était né sous le grand chêne, 8
Dans un buisson de frais lilas. 8
Le flot des jours au loin l'entraîne. 8
La mort, dans une île africaine, 8
Noir vautour, l'attendait, hélas ! 8
170 Près de la Source aux blocs de lave 8
Repose en paix, roi des chanteurs ! 8
Dans ce lieu sauvage et suave, 8
Toi qui ne sus pas être esclave, 8
Repose libre au sein des fleurs ! 8
175 Instinct natal ! ô loi première ! 8
Que cher à tout être à l'endroit 8
Où s'ouvrit au jour sa paupière ! 8
Le rossignol meurt de lumière, 8
Le bengali mourut de froid. 8
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