Métrique en Ligne
LAC_2/LAC71
Auguste LACAUSSADE
Poèmes et Paysages
1852
POÈMES ET PAYSAGES
XL
L'Ombre d'Adamastor
Quelle douleur immense te déchire, 10
Gouffre sans fond, mer aux flots courroucés ! 10
O vague, ô vent, qu'avez-vous à vous dire, 10
Qu'en vous heurtant ainsi vous gémissez ? 10
5 Quel noir esprit dans vos flancs se déchaîne ? 10
Où prenez-vous ces orageux sanglots ? 10
Sourdes fureurs ! Est-ce démence ou haine ? 10
Flot, qu'as-tu fait à ce vent qui m'entraîne ? 10
Et toi, vent âpre et dur, qu'as-tu fait à ces flots ? 12
10 Rasant du vol la bouillonnante écume, 10
Hardis oiseaux, pourquoi nous approcher ? 10
Volez, volez, blancs à travers la brume, 10
Vers vos nids d'algue appendus au rocher. 10
Des airs en feu la voix tonne incessante ; 10
15 L'Océan gronde et répond irrité… 10
O vains efforts de la lyre impuissante ! 10
Mêlant son âme à ta clameur croissante, 10
Qui pourrait dire, ô mer, ta sombre majesté ! 12
Choc vaste et lourd des éléments en guerre 10
20 Le ciel s'emplit de sinistres splendeurs. 10
Roulant à nous, l'onde, ivre de colère, 10
Ouvre à nos pieds d'horribles profondeurs. 10
Et le jour fuit ! Nous frappant aux visages, 10
L'éclair dans l'eau trace un brûlant sillon ; 10
25 Et le vent siffle à travers nos cordages ; 10
Et du soleil, là-bas, dans les nuages, 10
L'orbe large et sanglant s'abîme à l'horizon. 12
Mais que t'importe, ô mon vaisseau ! courage ! 10
Vole et bondis sur ta quille d'airain ! 10
30 Superbe et fort pour affronter l'orage, 10
Ton flanc est libre et ta bouche est sans frein, 10
Coursier des mers à la proue écumante ! 10
Franchis leurs bonds de tes bonds indomptés 10
Emporte-moi sur ta croupe fumante ! 10
35 Enivre-moi des voix de la tourmente ! 10
La tourmente a pour moi de mâles voluptés ! 12
Et le vaisseau, de sa proue intrépide 10
Fendant la mer, lutte avec l'ouragan ; 10
Et dans sa course il s'anime et, rapide, 10
40 De son poitrail frappe au front l'Océan. 10
A ses côtés l'onde croule en poussière ; 10
Ses vastes flancs se cabrent dans les airs : 10
Il monte, il tombe, il roule… le tonnerre, 10
Croisant ses feux sur sa verte crinière, 10
45 Le bat à coups pressés de ses gerbes d'éclairs. 12
O mer féroce ! ô nuit ! clameurs funèbres ! 10
Du Cap dans l'ombre a disparu l'écueil. 10
Mais, tout à coup, pâle, au fond des ténèbres, 10
Comme un fantôme échappé du cercueil, 10
50 Paraît la lune ! et la brume profonde 10
Flotte et plus dense et plus livide encor ; 10
Et, l'œil errant sur le gouffre qui gronde, 10
Je croyais voir, sur les crêtes de l'onde, 10
Passer dans les brouillards l'ombre d'Adamastor. 12
55 Géant des eaux ! de ton Cap des Tempêtes 10
Laisse-nous fuir les écueils redoutés ! 10
De l'ouragan qui rugit sur nos têtes 10
Calme d'un geste, o dieu ! les flots domptés. 10
De tes rochers surgis ! et, sur leur cime, 10
60 Maître obéi, dis à la mer : « Assez !… » 10
— Et je me tus ; et, du fond de l'abîme, 10
Sur l'Océan roulant sourde et sublime, 10
Une voix s'entendit qui nous disait : « Passez ! » 12
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