Métrique en Ligne
HUG_9/HUG757
Victor HUGO
L'année terrible
1872
JUIN
XIII
À CEUX QU'ON FOULE AUX PIEDS
Oh ! je suis avec vous ! j'ai cette sombre joie. 12
Ceux qu'on accable, ceux qu'on frappe et qu'on foudroie 12
M'attirent ; je me sens leur frère ; je défends 12
Terrassés ceux que j'ai combattus triomphants ; 12
5 Je veux, car ce qui fait la nuit sur tous m'éclaire, 12
Oublier leur injure, oublier leur colère, 12
Et de quels noms de haine ils m'appelaient entre eux. 12
Je n'ai plus d'ennemis quand ils sont malheureux. 12
Mais surtout c'est le peuple, attendant son salaire, 12
10 Le peuple, qui parfois devient impopulaire, 12
C'est lui, famille triste, hommes, femmes, enfants, 12
Droit, avenir, travaux, douleurs, que je défends ; 12
Je défends l'égaré, le faible, et cette foule 12
Qui, n'ayant jamais eu de point d'appui, s'écroule 12
15 Et tombe folle au fond des noirs événements ; 12
Étant les ignorants, ils sont les incléments ; 12
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire 12
A vous tous, que c'était à vous de les conduire, 12
Qu'il fallait leur donner leur part de la cité, 12
20 Que votre aveuglement produit leur cécité ; 12
D'une tutelle avare on recueille les suites, 12
Et le mal qu'ils vous font, c'est vous qui le leur fîtes. 12
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main, 12
Et renseignés sur l'ombre et sur le vrai chemin ; 12
25 Vous les avez laissés en proie au labyrinthe. 12
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ; 12
C'est qu'ils n'ont pas senti votre fraternité. 12
Ils errent ; l'instinct bon se nourrit de clarté ; 12
Ils n'ont rien dont leur âme obscure se repaisse ; 12
30 Ils cherchent des lueurs dans la nuit, plus épaisse 12
Et plus morne là-haut que les branches des bois ; 12
Pas un phare. A tâtons, en détresse, aux abois, 12
Comment peut-il penser celui qui ne peut vivre ? 12
En tournant dans un cercle horrible, on devient ivre ; 12
35 La misère, âpre roue, étourdit Ixion. 12
Et c'est pourquoi j'ai pris la résolution 12
De demander pour tous le pain et la lumière. 12
Ce n'est pas le canon du noir vendémiaire, 12
Ni les boulets de juin, ni les bombes de mai, 12
40 Qui font la haine éteinte et l'ulcère fermé. 12
Moi, pour aider le peuple à résoudre un problème, 12
Je me penche vers lui. Commencement : je l'aime. 12
Le reste vient après. Oui, je suis avec vous, 12
J'ai l'obstination farouche d'être doux, 12
45 O vaincus, et je dis : Non, pas de représailles ! 12
O mon vieux cœur pensif, jamais tu ne tressailles 12
Mieux que sur l'homme en pleurs, et toujours tu vibras 12
Pour des mères ayant leurs enfants dans les bras. 12
Quand je pense qu'on a tué des femmes grosses, 12
50 Qu'on a vu le matin des mains sortir des fosses, 12
O pitié ! quand le pense à ceux qui vont partir ! 12
Ne disons pas : Je fus proscrit, je fus martyr. 12
Ne parlons pas de nous devant ces deuils terribles ; 12
De toutes les douleurs ils traversent les cribles ; 12
55 Ils sont vannés au vent qui les emporte, et vont 12
Dans on ne sait quelle ombre au fond du ciel profond. 12
Où ? qui le sait ? leurs bras vers nous en vain se dressent. 12
Oh ! ces pontons sur qui j'ai pleuré reparaissent, 12
Avec leurs entreponts où l'on expire, ayant 12
60 Sur soi l'énormité du navire fuyant ! 12
On ne peut se lever debout ; le plancher tremble ; 12
On mange avec les doigts au baquet tous ensemble, 12
On boit l'un après l'autre au bidon, on a chaud, 12
On a froid, l'ouragan tourmente le cachot, 12
65 L'eau gronde, et l'on ne voit, parmi ces bruits funèbres, 12
Qu'un canon allongeant son cou dans les ténèbres. 12
Je retombe en ce deuil qui jadis m'étouffait. 12
Personne n'est méchant, et que de mal on fait ! 12
Combien d'êtres humains frissonnent à cette heure, 12
70 Sur la mer qui sanglote et sous le ciel qui pleure, 12
Devant l'escarpement hideux de l'inconnu ! 12
Être jeté là, triste, inquiet, tremblant, nu, 12
Chiffre quelconque au fond d'une foule livide, 12
Dans la brume, l'orage et les flots, dans le vide, 12
75 Pêle-mêle et tout seul, sans espoir, sans secours, 12
Ayant au cœur le fil brisé de ses amours ! 12
Dire : — « Où suis-je ? On s'en va. Tout pâlit, tout se creuse, 12
Tout meurt. Qu'est-ce que c'est que cette fuite affreuse ? 12
La terre disparaît, le monde disparaît. 12
80 Toute l'immensité devient une forêt. 12
Je suis de la nuée et de la cendre. On passe. 12
Personne ne va plus penser à moi. L'espace ! 12
Le gouffre ! Où sont-ils ceux près de qui je dormais ! » — 12
Se sentir oublié dans la nuit pour jamais ! 12
85 Devenir pour soi-même une espèce de songe ! 12
Oh ! combien d'innocents, sous quelque vil mensonge 12
Et sous le châtiment féroce, stupéfaits ! 12
— Quoi ! disent-ils, ce ciel où je me réchauffais, 12
Je ne le verrai plus ! on me prend la patrie ! 12
90 Rendez-moi mon foyer, mon champ, mon industrie, 12
Ma femme, mes enfants ! rendez-moi la clarté ! 12
Qu'ai-je donc fait pour être ainsi précipité 12
Dans la tempête infâme et dans l'écume amère, 12
Et pour n'avoir plus droit à la France ma mère ! — 12
95 Quoi ! lorsqu'il s'agirait de sonder, ô vainqueurs, 12
L'obscur puits social béant au fond des cœurs, 12
D'étudier le mal, de trouver le remède, 12
De chercher quelque part le levier d'Archimède, 12
Lorsqu'il faudrait forger la clef des temps nouveaux ; 12
100 Après tant de combats, après tant de travaux, 12
Et tant de fiers essais et tant d'efforts célèbres, 12
Quoi ! pour solution, faire dans les ténèbres, 12
Nous, guides et docteurs, nous les frères aînés, 12
Naufrager un chaos d'hommes infortunés ! 12
105 Décréter qu'on mettra dehors, qui ? le mystère ! 12
Que désormais l'énigme a l'ordre de se taire, 12
Et que le sphinx fera pénitence à genoux ! 12
Quels vieillards sommes-nous ! quels enfants sommes-nous ! 12
Quel rêve, hommes d'État ! quel songe, ô philosophes ! 12
110 Quoi ! pour que les griefs, pour que les catastrophes, 12
Les problèmes, l'angoisse et les convulsions 12
S'en aillent, suffit-il que nous les expulsions ? 12
Rentrer chez soi, crier : — Français, je suis ministre 12
Et tout est bien ! — tandis qu'à l'horizon sinistre, 12
115 Sous des nuages lourds, hagards, couleur de sang, 12
Chargé de spectres, noir, dans les flots décroissant, 12
Avec l'enfer pour aube et la mort pour pilote, 12
On ne sait quel radeau de la Méduse flotte ! 12
Quoi ! les destins sont clos, disparus, accomplis, 12
120 Avec ce que la vague emporte dans ses plis ! 12
Ouvrir à deux battants la porte de l'abîme, 12
Y pousser au hasard l'innocence et le crime, 12
Tout, le mal et le bien, confusément puni, 12
Refermer l'océan et dire : c'est fini ! 12
125 Être des hommes froids qui jamais ne s'émoussent, 12
Qui n'attendrissent point leur justice, et qui poussent 12
L'impartialité jusqu'à tout châtier ! 12
Pour le guérir, couper le membre tout entier ! 12
Quoi ! pour expédient prendre la mer profonde ! 12
130 Au lieu d'être ceux-là par qui l'ordre se fonde, 12
Jeter au gouffre en tas les faits, les questions, 12
Les deuils que nous pleurions et que nous attestions, 12
La vérité, l'erreur, les hommes téméraires, 12
Les femmes qui suivaient leurs maris ou leurs frères, 12
135 L'enfant qui remua follement le pavé, 12
Et faire signe aux vents, et croire tout sauvé 12
Parce que sur nos maux, nos pleurs, nos inclémences, 12
On a fait travailler ces balayeurs immenses ! 12
Eh bien, que voulez-vous que je vous dise, moi ! 12
140 Vous avez tort. J'entends les cris, je vois l'effroi, 12
L'horreur, le sang, la mer, les fosses, les mitrailles, 12
Je blâme. Est-ce ma faute enfin ? j'ai des entrailles. 12
Éternel Dieu ! c'est donc au mal que nous allons ? 12
Ah ! pourquoi déchaîner de si durs aquilons 12
145 Sur tant d'aveuglements et sur tant d'indigences ? 12
Je frémis.
Sans compter que toutes ces vengeances,
C'est l'avenir qu'on rend d'avance furieux ! 12
Travailler pour le pire en faisant pour le mieux, 12
Finir tout de façon qu'un jour tout recommence, 12
150 Nous appelons sagesse, hélas ! cette démence. 12
Flux, reflux. La souffrance et la haine sont sœurs. 12
Les opprimés refont plus tard des oppresseurs. 12
Oh ! dussé-je, coupable aussi moi d'innocence, 12
Reprendre l'habitude austère de l'absence, 12
155 Dût se refermer l'âpre et morne isolement, 12
Dussent les cieux, que l'aube a blanchis un moment, 12
Redevenir sur moi dans l'ombre inexorables, 12
Que du moins un ami vous reste, ô misérables ! 12
Que du moins il vous reste une voix ! que du moins 12
160 Vous nous ayez, la nuit et moi, pour vos témoins ? 12
Le droit meurt, l'espoir tombe, et la prudence est folle. 12
Il ne sera pas dit que pas une parole 12
N'a, devant cette éclipse affreuse, protesté. 12
Je suis le compagnon de la calamité. 12
165 Je veux être, — je prends cette part, la meilleure, — 12
Celui qui n'a jamais fait le mal, et qui pleure ; 12
L'homme des accablés et des abandonnés. 12
Volontairement j'entre en votre enfer, damnés. 12
Vos chefs vous égaraient, je l'ai dit à l'histoire ; 12
170 Certes, je n'aurais pas été de la victoire, 12
Mais je suis de la chute ; et je viens, grave et seul, 12
Non vers votre drapeau, mais vers votre linceul. 12
Je m'ouvre votre tombe.
Et maintenant, huées,
Toi calomnie et toi haine, prostituées, 12
175 O sarcasmes payés, mensonges gratuits, 12
Qu'à Voltaire ont lancés Nonotte et Maupertuis, 12
Poings montrés qui jadis chassiez Rousseau de Bienne, 12
Cris plus noirs que les vents de l'ombre libyenne, 12
Plus vils que le fouet sombre aux lanières de cuir, 12
180 Qui forciez le cercueil de Molière à s'enfuir, 12
Ironie idiote, anathèmes farouches, 12
O reste de salive encor blanchâtre aux bouches 12
Qui crachèrent au front du pâle Jésus-Christ, 12
Pierre éternellement jetée à tout proscrit, 12
185 Acharnez-vous ! Soyez les bien venus, outrages. 12
C'est pour vous obtenir, injures, fureurs, rages, 12
Que nous, les combattants du peuple, nous souffrons, 12
La gloire la plus haute étant faite d'affronts. 12
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