JUIN |
XIII |
À CEUX QU'ON FOULE AUX PIEDS |
|
Oh ! je suis avec vous ! j'ai cette sombre joie. |
12 |
|
Ceux qu'on accable, ceux qu'on frappe et qu'on foudroie |
12 |
|
M'attirent ; je me sens leur frère ; je défends |
12 |
|
Terrassés ceux que j'ai combattus triomphants ; |
12 |
5 |
Je veux, car ce qui fait la nuit sur tous m'éclaire, |
12 |
|
Oublier leur injure, oublier leur colère, |
12 |
|
Et de quels noms de haine ils m'appelaient entre eux. |
12 |
|
Je n'ai plus d'ennemis quand ils sont malheureux. |
12 |
|
Mais surtout c'est le peuple, attendant son salaire, |
12 |
10 |
Le peuple, qui parfois devient impopulaire, |
12 |
|
C'est lui, famille triste, hommes, femmes, enfants, |
12 |
|
Droit, avenir, travaux, douleurs, que je défends ; |
12 |
|
Je défends l'égaré, le faible, et cette foule |
12 |
|
Qui, n'ayant jamais eu de point d'appui, s'écroule |
12 |
15 |
Et tombe folle au fond des noirs événements ; |
12 |
|
Étant les ignorants, ils sont les incléments ; |
12 |
|
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire |
12 |
|
A vous tous, que c'était à vous de les conduire, |
12 |
|
Qu'il fallait leur donner leur part de la cité, |
12 |
20 |
Que votre aveuglement produit leur cécité ; |
12 |
|
D'une tutelle avare on recueille les suites, |
12 |
|
Et le mal qu'ils vous font, c'est vous qui le leur fîtes. |
12 |
|
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main, |
12 |
|
Et renseignés sur l'ombre et sur le vrai chemin ; |
12 |
25 |
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe. |
12 |
|
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ; |
12 |
|
C'est qu'ils n'ont pas senti votre fraternité. |
12 |
|
Ils errent ; l'instinct bon se nourrit de clarté ; |
12 |
|
Ils n'ont rien dont leur âme obscure se repaisse ; |
12 |
30 |
Ils cherchent des lueurs dans la nuit, plus épaisse |
12 |
|
Et plus morne là-haut que les branches des bois ; |
12 |
|
Pas un phare. A tâtons, en détresse, aux abois, |
12 |
|
Comment peut-il penser celui qui ne peut vivre ? |
12 |
|
En tournant dans un cercle horrible, on devient ivre ; |
12 |
35 |
La misère, âpre roue, étourdit Ixion. |
12 |
|
Et c'est pourquoi j'ai pris la résolution |
12 |
|
De demander pour tous le pain et la lumière. |
12 |
|
|
Ce n'est pas le canon du noir vendémiaire, |
12 |
|
Ni les boulets de juin, ni les bombes de mai, |
12 |
40 |
Qui font la haine éteinte et l'ulcère fermé. |
12 |
|
Moi, pour aider le peuple à résoudre un problème, |
12 |
|
Je me penche vers lui. Commencement : je l'aime. |
12 |
|
Le reste vient après. Oui, je suis avec vous, |
12 |
|
J'ai l'obstination farouche d'être doux, |
12 |
45 |
O vaincus, et je dis : Non, pas de représailles ! |
12 |
|
O mon vieux cœur pensif, jamais tu ne tressailles |
12 |
|
Mieux que sur l'homme en pleurs, et toujours tu vibras |
12 |
|
Pour des mères ayant leurs enfants dans les bras. |
12 |
|
|
Quand je pense qu'on a tué des femmes grosses, |
12 |
50 |
Qu'on a vu le matin des mains sortir des fosses, |
12 |
|
O pitié ! quand le pense à ceux qui vont partir ! |
12 |
|
Ne disons pas : Je fus proscrit, je fus martyr. |
12 |
|
Ne parlons pas de nous devant ces deuils terribles ; |
12 |
|
De toutes les douleurs ils traversent les cribles ; |
12 |
55 |
Ils sont vannés au vent qui les emporte, et vont |
12 |
|
Dans on ne sait quelle ombre au fond du ciel profond. |
12 |
|
Où ? qui le sait ? leurs bras vers nous en vain se dressent. |
12 |
|
Oh ! ces pontons sur qui j'ai pleuré reparaissent, |
12 |
|
Avec leurs entreponts où l'on expire, ayant |
12 |
60 |
Sur soi l'énormité du navire fuyant ! |
12 |
|
On ne peut se lever debout ; le plancher tremble ; |
12 |
|
On mange avec les doigts au baquet tous ensemble, |
12 |
|
On boit l'un après l'autre au bidon, on a chaud, |
12 |
|
On a froid, l'ouragan tourmente le cachot, |
12 |
65 |
L'eau gronde, et l'on ne voit, parmi ces bruits funèbres, |
12 |
|
Qu'un canon allongeant son cou dans les ténèbres. |
12 |
|
Je retombe en ce deuil qui jadis m'étouffait. |
12 |
|
Personne n'est méchant, et que de mal on fait ! |
12 |
|
|
Combien d'êtres humains frissonnent à cette heure, |
12 |
70 |
Sur la mer qui sanglote et sous le ciel qui pleure, |
12 |
|
Devant l'escarpement hideux de l'inconnu ! |
12 |
|
Être jeté là, triste, inquiet, tremblant, nu, |
12 |
|
Chiffre quelconque au fond d'une foule livide, |
12 |
|
Dans la brume, l'orage et les flots, dans le vide, |
12 |
75 |
Pêle-mêle et tout seul, sans espoir, sans secours, |
12 |
|
Ayant au cœur le fil brisé de ses amours ! |
12 |
|
Dire : — « Où suis-je ? On s'en va. Tout pâlit, tout se creuse, |
12 |
|
Tout meurt. Qu'est-ce que c'est que cette fuite affreuse ? |
12 |
|
La terre disparaît, le monde disparaît. |
12 |
80 |
Toute l'immensité devient une forêt. |
12 |
|
Je suis de la nuée et de la cendre. On passe. |
12 |
|
Personne ne va plus penser à moi. L'espace ! |
12 |
|
Le gouffre ! Où sont-ils ceux près de qui je dormais ! » — |
12 |
|
Se sentir oublié dans la nuit pour jamais ! |
12 |
85 |
Devenir pour soi-même une espèce de songe ! |
12 |
|
Oh ! combien d'innocents, sous quelque vil mensonge |
12 |
|
Et sous le châtiment féroce, stupéfaits ! |
12 |
|
— Quoi ! disent-ils, ce ciel où je me réchauffais, |
12 |
|
Je ne le verrai plus ! on me prend la patrie ! |
12 |
90 |
Rendez-moi mon foyer, mon champ, mon industrie, |
12 |
|
Ma femme, mes enfants ! rendez-moi la clarté ! |
12 |
|
Qu'ai-je donc fait pour être ainsi précipité |
12 |
|
Dans la tempête infâme et dans l'écume amère, |
12 |
|
Et pour n'avoir plus droit à la France ma mère ! — |
12 |
|
95 |
Quoi ! lorsqu'il s'agirait de sonder, ô vainqueurs, |
12 |
|
L'obscur puits social béant au fond des cœurs, |
12 |
|
D'étudier le mal, de trouver le remède, |
12 |
|
De chercher quelque part le levier d'Archimède, |
12 |
|
Lorsqu'il faudrait forger la clef des temps nouveaux ; |
12 |
100 |
Après tant de combats, après tant de travaux, |
12 |
|
Et tant de fiers essais et tant d'efforts célèbres, |
12 |
|
Quoi ! pour solution, faire dans les ténèbres, |
12 |
|
Nous, guides et docteurs, nous les frères aînés, |
12 |
|
Naufrager un chaos d'hommes infortunés ! |
12 |
105 |
Décréter qu'on mettra dehors, qui ? le mystère ! |
12 |
|
Que désormais l'énigme a l'ordre de se taire, |
12 |
|
Et que le sphinx fera pénitence à genoux ! |
12 |
|
Quels vieillards sommes-nous ! quels enfants sommes-nous ! |
12 |
|
Quel rêve, hommes d'État ! quel songe, ô philosophes ! |
12 |
110 |
Quoi ! pour que les griefs, pour que les catastrophes, |
12 |
|
Les problèmes, l'angoisse et les convulsions |
12 |
|
S'en aillent, suffit-il que nous les expulsions ? |
12 |
|
Rentrer chez soi, crier : — Français, je suis ministre |
12 |
|
Et tout est bien ! — tandis qu'à l'horizon sinistre, |
12 |
115 |
Sous des nuages lourds, hagards, couleur de sang, |
12 |
|
Chargé de spectres, noir, dans les flots décroissant, |
12 |
|
Avec l'enfer pour aube et la mort pour pilote, |
12 |
|
On ne sait quel radeau de la Méduse flotte ! |
12 |
|
Quoi ! les destins sont clos, disparus, accomplis, |
12 |
120 |
Avec ce que la vague emporte dans ses plis ! |
12 |
|
Ouvrir à deux battants la porte de l'abîme, |
12 |
|
Y pousser au hasard l'innocence et le crime, |
12 |
|
Tout, le mal et le bien, confusément puni, |
12 |
|
Refermer l'océan et dire : c'est fini ! |
12 |
125 |
Être des hommes froids qui jamais ne s'émoussent, |
12 |
|
Qui n'attendrissent point leur justice, et qui poussent |
12 |
|
L'impartialité jusqu'à tout châtier ! |
12 |
|
Pour le guérir, couper le membre tout entier ! |
12 |
|
Quoi ! pour expédient prendre la mer profonde ! |
12 |
130 |
Au lieu d'être ceux-là par qui l'ordre se fonde, |
12 |
|
Jeter au gouffre en tas les faits, les questions, |
12 |
|
Les deuils que nous pleurions et que nous attestions, |
12 |
|
La vérité, l'erreur, les hommes téméraires, |
12 |
|
Les femmes qui suivaient leurs maris ou leurs frères, |
12 |
135 |
L'enfant qui remua follement le pavé, |
12 |
|
Et faire signe aux vents, et croire tout sauvé |
12 |
|
Parce que sur nos maux, nos pleurs, nos inclémences, |
12 |
|
On a fait travailler ces balayeurs immenses ! |
12 |
|
|
Eh bien, que voulez-vous que je vous dise, moi ! |
12 |
140 |
Vous avez tort. J'entends les cris, je vois l'effroi, |
12 |
|
L'horreur, le sang, la mer, les fosses, les mitrailles, |
12 |
|
Je blâme. Est-ce ma faute enfin ? j'ai des entrailles. |
12 |
|
Éternel Dieu ! c'est donc au mal que nous allons ? |
12 |
|
Ah ! pourquoi déchaîner de si durs aquilons |
12 |
145 |
Sur tant d'aveuglements et sur tant d'indigences ? |
12 |
|
Je frémis. |
|
|
|
Je frémis. Sans compter que toutes ces vengeances, |
|
|
C'est l'avenir qu'on rend d'avance furieux ! |
12 |
|
Travailler pour le pire en faisant pour le mieux, |
12 |
|
Finir tout de façon qu'un jour tout recommence, |
12 |
150 |
Nous appelons sagesse, hélas ! cette démence. |
12 |
|
Flux, reflux. La souffrance et la haine sont sœurs. |
12 |
|
Les opprimés refont plus tard des oppresseurs. |
12 |
|
|
Oh ! dussé-je, coupable aussi moi d'innocence, |
12 |
|
Reprendre l'habitude austère de l'absence, |
12 |
155 |
Dût se refermer l'âpre et morne isolement, |
12 |
|
Dussent les cieux, que l'aube a blanchis un moment, |
12 |
|
Redevenir sur moi dans l'ombre inexorables, |
12 |
|
Que du moins un ami vous reste, ô misérables ! |
12 |
|
Que du moins il vous reste une voix ! que du moins |
12 |
160 |
Vous nous ayez, la nuit et moi, pour vos témoins ? |
12 |
|
Le droit meurt, l'espoir tombe, et la prudence est folle. |
12 |
|
Il ne sera pas dit que pas une parole |
12 |
|
N'a, devant cette éclipse affreuse, protesté. |
12 |
|
Je suis le compagnon de la calamité. |
12 |
165 |
Je veux être, — je prends cette part, la meilleure, — |
12 |
|
Celui qui n'a jamais fait le mal, et qui pleure ; |
12 |
|
L'homme des accablés et des abandonnés. |
12 |
|
Volontairement j'entre en votre enfer, damnés. |
12 |
|
Vos chefs vous égaraient, je l'ai dit à l'histoire ; |
12 |
170 |
Certes, je n'aurais pas été de la victoire, |
12 |
|
Mais je suis de la chute ; et je viens, grave et seul, |
12 |
|
Non vers votre drapeau, mais vers votre linceul. |
12 |
|
Je m'ouvre votre tombe. |
|
|
|
Je m'ouvre votre tombe. Et maintenant, huées, |
|
|
Toi calomnie et toi haine, prostituées, |
12 |
175 |
O sarcasmes payés, mensonges gratuits, |
12 |
|
Qu'à Voltaire ont lancés Nonotte et Maupertuis, |
12 |
|
Poings montrés qui jadis chassiez Rousseau de Bienne, |
12 |
|
Cris plus noirs que les vents de l'ombre libyenne, |
12 |
|
Plus vils que le fouet sombre aux lanières de cuir, |
12 |
180 |
Qui forciez le cercueil de Molière à s'enfuir, |
12 |
|
Ironie idiote, anathèmes farouches, |
12 |
|
O reste de salive encor blanchâtre aux bouches |
12 |
|
Qui crachèrent au front du pâle Jésus-Christ, |
12 |
|
Pierre éternellement jetée à tout proscrit, |
12 |
185 |
Acharnez-vous ! Soyez les bien venus, outrages. |
12 |
|
C'est pour vous obtenir, injures, fureurs, rages, |
12 |
|
Que nous, les combattants du peuple, nous souffrons, |
12 |
|
La gloire la plus haute étant faite d'affronts. |
12 |
|