Métrique en Ligne
HUG_9/HUG691
Victor HUGO
L'année terrible
1872
NOVEMBRE
III
À TOUS CES PRINCES
Rois teutons, vous avez mal copié vos pères. 12
Ils se précipitaient hors de leurs grands repaires, 12
Le glaive au poing, tâchant d'avoir ceci pour eux 12
D'être les plus vaillants et non les plus nombreux. 12
Vous, vous faites la guerre autrement.
5 On se glisse
Sans bruit, dans l'ombre, avec le hasard pour complice, 12
Jusque dans le pays d'à côté, doucement, 12
Un peu comme un larron, presque comme un amant ; 12
Baissant la voix, courbant le front, cachant sa lampe, 12
10 On se fait invisible au fond des bois, on rampe ; 12
Puis brusquement, criant vivat, hourrah, haro, 12
On tire un million de sabres du fourreau, 12
On se rue, et l'on frappe et d'estoc et de taille 12
Sur le voisin, lequel a, dans cette bataille, 12
15 Rien pour armée avec zéro pour général. 12
Vos aïeux, que Luther berçait de son choral, 12
N'eussent point accepté de vaincre de la sorte ; 12
Car la soif conquérante était en eux moins forte 12
Que la pudeur guerrière, et tous avaient au cœur 12
20 Le désir d'être grand plus que d'être vainqueur. 12
Vous, princes, vous semez, de Sedan à Versailles, 12
Dans votre route obscure à travers les broussailles, 12
Toutes sortes d'exploits louches et singuliers 12
Dont se fût indignée au temps des chevaliers 12
25 La magnanimité farouche de l'épée. 12
Rois, la guerre n'est pas digne de l'épopée 12
Lorsqu'elle est espionne et traître, et qu'elle met 12
Une cocarde au vol, à la fraude un plumet ! 12
Guillaume est empereur, Bismarck est trabucaire ; 12
30 Charlemagne à sa droite assoit Robert-Macaire ; 12
On livre aux mameloucks, aux pandours, aux strélitz, 12
Aux reîtres, aux hulans, la France d'Austerlitz ; 12
On en fait son butin, sa proie et sa prébende. 12
Où fut la grande armée on est l'énorme bande. 12
35 Ivres, ils vont au gouffre obscur qui les attend. 12
Ainsi l'ours, à vau-l'eau sur le glacier flottant, 12
Ne sent pas sous lui fondre et crouler la banquise. 12
Soit, princes. Vautrez-vous sur la France conquise. 12
De l'Alsace aux abois, de la Lorraine en sang, 12
40 De Metz qu'on vous vendit, de Strasbourg frémissant 12
Dont vous n'éteindrez pas la tragique auréole, 12
Vous aurez ce qu'on a des femmes qu'on viole, 12
La nudité, le lit, et la haine à jamais. 12
Oui, le corps souillé, froid, sinistre désormais, 12
45 Quand on les prend de force en des étreintes viles, 12
C'est tout ce qu'on obtient des vierges et des villes. 12
Moissonnez les vivants comme un champ de blé mûr, 12
Cernez Paris, jetez la flamme à ce grand mur, 12
Tuez à Châteaudun, tuez à Gravelotte, 12
50 O rois, désespérez la mère qui sanglote, 12
Poussez l'effrayant cri de l'ombre : Exterminons ! 12
Secouez vos drapeaux et roulez vos canons ; 12
A ce bruit triomphal il manque quelque chose. 12
La porte de rayons dans les cieux reste close ; 12
55 Et sur la terre en deuil pas un laurier ne sent 12
La sève lui venir de tous ces flots de sang. 12
Là-haut au loin, le groupe altier des Renommées, 12
Immobile, indigné, les ailes refermées, 12
Tourne le dos, se tait, refuse de rien voir, 12
60 Et l'on distingue, au fond de ce firmament noir, 12
Le morne abaissement de leurs trompettes sombres. 12
Dire que pas un nom ne sort de ces décombres ! 12
O gloire, ces héros comment s'appellent-ils ? 12
Quoi ! ces triomphateurs hautains, sanglants, subtils, 12
65 Quoi ! ces envahisseurs que tant de rage anime 12
Ne peuvent même pas sortir de l'anonyme, 12
Et ce comble d'affront sur nous s'appesantit 12
Que la victoire est grande et le vainqueur petit ! 12
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