Métrique en Ligne
HUG_8/HUG93
Victor HUGO
Odes et Ballades
1826
BALLADES
1823-1828
BALLADE SIXIÈME
LA FIANCÉE DU TIMBALIER
à M. J. F
Douce est la mort qui vient en bien aimant !
DESPORTES, Sonnet.
« Monseigneur le duc de Bretagne 8
A, pour les combats meurtriers, 8
Convoqué de Nante à Mortagne, 8
Dans la plaine et sur la montagne, 8
5 L'arrière-ban de ses guerriers. 8
« Ce sont des barons dont les armes 8
Ornent des forts ceints d'un fossé ; 8
Des preux vieillis dans les alarmes, 8
Des écuyers, des hommes d'armes ; 8
10 L'un d'entre eux est mon fiancé. 8
« Il est parti pour l'Aquitaine 8
Comme timbalier, et pourtant 8
On le prend pour un capitaine, 8
Rien qu'à voir sa mine hautaine, 8
15 Et son pourpoint, d'or éclatant ! 8
« Depuis ce jour, l'effroi m'agite. 8
J'ai dit, joignant son sort au mien : 8
Ma patronne, sainte Brigitte, 8
Pour que jamais il ne le quitte, 8
20 Surveillez son ange gardien ! 8
« J'ai dit à notre abbé : Messire, 8
Priez bien pour tous nos soldats ! — 8
Et, comme on sait qu'il le désire, 8
J'ai brûlé trois cierges de cire 8
25 Sur la châsse de saint Gildas. 8
« À Notre-Dame de Lorette 8
J'ai promis, dans mon noir chagrin, 8
D'attacher sur ma gorgerette, 8
Fermée à la vue indiscrète, 8
30 Les coquilles du pèlerin. 8
« Il n'a pu, par d'amoureux gages, 8
Absent, consoler mes foyers ; 8
Pour porter les tendres messages, 8
La vassale n'a point de pages, 8
35 Le vassal n'a pas d'écuyers. 8
« Il doit aujourd'hui de la guerre 8
Revenir avec monseigneur ; 8
Ce n'est plus un amant vulgaire ; 8
Je lève un front baissé naguère, 8
40 Et mon orgueil est du bonheur ! 8
« Le duc triomphant nous rapporte 8
Son drapeau dans les camps froissé ; 8
Venez tous sous la vieille porte 8
Voir passer la brillante escorte, 8
45 Et le prince, et mon fiancé, 8
« Venez voir pour ce jour de fête 8
Son cheval caparaçonné, 8
Qui sous son poids hennit, s'arrête, 8
Et marche en secouant la tête, 8
50 De plumes rouges couronné ! 8
« Mes sœurs, à vous parer si lentes, 8
Venez voir près de mon vainqueur 8
Ces timbales étincelantes 8
Qui sous sa main toujours tremblantes 8
55 Sonnent et font bondir le cœur ! 8
« Venez surtout le voir lui-même 8
Sous le manteau que j'ai brodé. 8
Qu'il sera beau ! c'est lui que j'aime ! 8
Il porte comme un diadème 8
60 Son casque de crins inondé ! 8
« L'Égyptienne sacrilège, 8
M'attirant derrière un pilier, 8
M'a dit hier (Dieu nous protège !) 8
Qu'à la fanfare du cortège 8
65 Il manquerait un timbalier. 8
« Mais j'ai tant prié, que j'espère ! 8
Quoique, me montrant de la main 8
Un sépulcre, son noir repaire, 8
La vieille aux regards de vipère, 8
70 M'ait dit : Je t'attends là demain ! 8
« Volons ! plus de noires pensées ! 8
Ce sont les tambours que j 'entends. 8
Voici les dames entassées, 8
Les tentes de pourpre dressées, 8
75 Les fleurs et les drapeaux flottants ! 8
« Sur deux rangs le cortège ondoie 8
D'abord, les piquiers aux pas lourds ; 8
Puis, sous l'étendard qu'on déploie, 8
Les barons, en robe de soie, 8
80 Avec leurs toques de velours. 8
« Voici les chasubles des prêtres ; 8
Les hérauts sur un blanc coursier. 8
Tous, en souvenir des ancêtres, 8
Portent l'écusson de leurs maîtres, 8
85 Peint sur leur corselet d'acier. 8
« Admirez l'armure persane 8
Des Templiers, craints de l'enfer ; 8
Et, sous la longue pertuisane, 8
Les archers venus de Lausanne, 8
90 Vêtus de buffle, armés de fer. 8
« Le duc n'est pas loin ses bannières 8
Flottent parmi les chevaliers ; 8
Quelques enseignes prisonnières, 8
Honteuses, passent les dernières… — 8
95 — Mes sœurs ! voici les timbaliers !… » 8
Elle dit, et sa vue errante 8
Plonge, hélas ! dans les rangs pressés ; 8
Puis, dans la foule indifférente, 8
Elle tomba, froide et mourante… 8
100 — Les timbaliers étaient passés. 8
logo du CRISCO logo de l'université