Métrique en Ligne
HUG_8/HUG83
Victor HUGO
Odes et Ballades
1826
ODES
LIVRE CINQUIÈME
1819-1828
ODE VINGT ET UNIÈME
À RAMON, DUC DE BENAV.
Par la bora de su herida
GUILLEN DE CASTRO.
Hélas ! j 'ai compris ton sourire, 8
Semblable au ris du condamné, 8
Quand le mot qui doit le proscrire 8
À son oreille a résonné ! 8
5 En pressant ta main convulsive, 8
J'ai compris ta douleur pensive, 8
Et ton regard morne et profond, 8
Qui, pareil à l'éclair des nues, 8
Brille sur des mers inconnues, 8
10 Mais ne peut en montrer le fond. 8
« Pourquoi faut-il donc qu'on me plaigne, 8
M'as-tu dit, je n'ai pas gémi ? 8
Jamais de mes pleurs je ne baigne 8
La main d'un frère ou d'un ami ! 8
15 Je n'en ai pas. Puisqu'à ma vie 8
La joie est pour toujours ravie, 8
Qu'on m'épargne au moins la pitié ! 8
Je paye assez mon infortune 8
Pour que nulle voix importune 8
20 N'ose en réclamer la moitié ! 8
« D'ailleurs, vaut-elle tant de larmes ? 8
Appelle-t-on cela malheur ? — 8
Oui ! ce qui pour l'homme a des charmes 8
Pour moi n'a qu'ennuis et douleur. 8
25 Sur mon passé rien ne surnage 8
Des vains rêves de mon jeune âge 8
Que le sort chaque jour dément ; 8
L'amour éteint pour moi sa flamme ; 8
Et jamais la voix d'une femme 8
30 Ne dira mon nom doucement ! 8
« Jamais d'enfants ! jamais d'épouse ! 8
Nul cœur près du mien n'a battu ; 8
Jamais une bouche jalouse 8
Ne m'a demandé : D'où viens-tu ? 8
35 Point d'espérance qui me reste ! 8
Mon avenir sombre et funeste 8
Ne m'offre que des jours mauvais ; 8
Dans cet horizon de ténèbres 8
Ont passé vingt spectres funèbres, 8
40 Jamais l'ombre que je rêvais ! 8
« Ma tête ne s'est point courbée ; 8
Mais la main du sort ennemi 8
Est plus lourdement retombée 8
Sur mon front toujours raffermi. 8
45 À la jeunesse qui s'envole, 8
À la gloire, au plaisir frivole, 8
J'ai dit l'adieu fier de Caton 8
Toutes fleurs pour moi sont fanées ; 8
Mais c'est l'ordre des destinées ; 8
50 Et si je souffre, qu'en sait-on ? 8
« Esclaves d'une loi fatale, 8
Sachons taire les maux soufferts. 8
Pourquoi veux-tu donc que j 'étale 8
La meurtrissure de mes fers ? 8
55 Aux yeux que la misère effraie, 8
Qu'importe ma secrète plaie ? 8
Passez, je dois vivre isolé ; 8
Vos voix ne sont qu'un bruit sonore ; 8
Passez tous ! j 'aime mieux encore 8
60 Souffrir que d'être consolé ! 8
« Je n'appartiens plus à la vie. 8
Qu'importe si parfois mes yeux, 8
Soit qu'on me plaigne ou qu'on m'envie, 8
Lancent un feu sombre ou joyeux ! 8
65 Qu'importe, quand la coupe est vide, 8
Que ses bords, sur la lèvre avide, 8
Laissent encore un goût amer ! 8
A-t-il vaincu le flot qui gronde, 8
Le vaisseau qui, perdu sous l'onde, 8
70 Lève encor son mât sur la mer ? 8
« Qu'importe mon deuil solitaire ? 8
D'autres coulent des jours meilleurs. 8
Qu'est-ce que le bruit de la terre ? 8
Un concert de ris et de pleurs. 8
75 Je veux, comme tous les fils d'Ève, 8
Sans qu'une autre main le soulève, 8
Porter mon fardeau jusqu'au soir ; 8
À la foule qui passe et tombe, 8
Qu'importe au seuil de quelle tombe 8
80 Mon ombre un jour ira s'asseoir ! » 8
Ainsi, quand tout bas tu soupires, 8
De ton cœur partent des sanglots, 8
Comme un son s'échappe des lyres, 8
Comme un murmure sort des flots ! 8
85 Va, ton infortune est ta gloire ! 8
Les fronts marqués par la victoire 8
Ne se couronnent pas de fleurs. 8
De ton sein la joie est bannie ; 8
Mais tu sais bien que le génie 8
90 Prélude à ses chants par des pleurs. 8
Comme un soc de fer, dès l'aurore, 8
Fouille le sol de son tranchant, 8
Et l'ouvre, et le sillonne encore, 8
Aux derniers rayons du couchant ; 8
95 Sur chaque heure qui t'est donnée 8
Revient l'infortune acharnée, 8
Infatigable à t'obséder ; 8
Mais si de son glaive de flamme 8
Le malheur déchire ton âme, 8
100 Ami, c'est pour la féconder ! 8
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