Métrique en Ligne
HUG_8/HUG16
Victor HUGO
Odes et Ballades
1826
ODES
LIVRE PREMIER
1818-1822
ODE PREMIÈRE
LE POÈTE DANS LES RÉVOLUTIONS
à M. Alexandre Soumet
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler,
sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois !
ANDRÉ CHÉNIER, Iambes.
« Le vent chasse loin des campagnes 8
Le gland tombé des rameaux verts ; 8
Chêne, il le bat sur les montagnes ; 8
Esquif, il le bat sur les mers. 8
5 Jeune homme, ainsi le sort nous presse. 8
Ne joins pas, dans ta folle ivresse, 8
Les maux du monde à tes malheurs ; 8
Gardons, coupables et victimes, 8
Nos remords pour nos propres crimes, 8
10 Nos pleurs pour nos propres douleurs ! » 8
Quoi ! mes chants sont-ils téméraires ? 8
Faut-il donc, en ces jours d'effroi, 8
Rester sourd aux cris de ses frères ! 8
Ne souffrir jamais que pour soi ? 8
15 Non, le poète sur la terre 8
Console, exilé volontaire, 8
Les tristes humains dans leurs fers ; 8
Parmi les peuples en délire, 8
Il s'élance, armé de sa lyre, 8
20 Comme Orphée au sein des enfers ! 8
« Orphée aux peines éternelles 8
Vint un moment ravir les morts ; 8
Toi, sur les têtes criminelles, 8
Tu chantes l'hymne du remords. 8
25 Insensé ! quel orgueil t'entraîne ? 8
De quel droit viens-tu dans l'arène 8
Juger sans avoir combattu ? 8
Censeur échappé de l'enfance, 8
Laisse vieillir ton innocence, 8
30 Avant de croire à ta vertu ! » 8
Quand le crime, Python perfide, 8
Brave, impuni, le frein des lois, 8
La Muse devient l'Euménide, 8
Apollon saisit son carquois ! 8
35 Je cède au Dieu qui me rassure ; 8
J'ignore à ma vie encor pure 8
Quels maux le sort veut attacher ; 8
Je suis sans orgueil mon étoile ; 8
L'orage déchire la voile : 8
40 La voile sauve le nocher. 8
« Les hommes vont aux précipices ! 8
Tes chants ne les sauveront pas. 8
Avec eux, loin des cieux propices, 8
Pourquoi donc égarer tes pas ? 8
45 Peux-tu, dès tes jeunes années, 8
Sans briser d'autres destinées, 8
Rompre la chaîne de tes jours ? 8
Épargne ta vie éphémère ; 8
Jeune homme, n'as-tu pas de mère ? 8
50 Poète, n'as-tu pas d'amours ? » 8
Eh bien ! à mes terrestres flammes, 8
Si je meurs, les cieux vont s'ouvrir. 8
L'amour chaste agrandit les âmes, 8
Et qui sait aimer sait mourir. 8
55 Le Poète, en des temps de crime, 8
Fidèle aux justes qu'on opprime, 8
Célèbre, imite les héros ; 8
Il a, jaloux de leur martyre, 8
Pour les victimes une lyre, 8
60 Une tête pour les bourreaux ! 8
« On dit que jadis le Poète, 8
Chantant des jours encor lointains, 8
Savait à la terre inquiète 8
Révéler ses futurs destins. 8
65 Mais toi, que peux-tu pour le monde ? 8
Tu partages sa nuit profonde ; 8
Le ciel se voile et veut punir ; 8
Les lyres n'ont plus de prophète, 8
Et la Muse, aveugle et muette, 8
70 Ne sait plus rien de l'avenir ! » 8
Le mortel qu'un Dieu même anime 8
Marche à l'avenir, plein d'ardeur ; 8
C'est en s'élançant dans l'abîme 8
Qu'il en sonde la profondeur. 8
75 Il se prépare au sacrifice ; 8
Il sait que le bonheur du vice 8
Par l'innocent est expié ; 8
Prophète à son jour mortuaire, 8
La prison est son sanctuaire, 8
80 Et l'échafaud est son trépied ! 8
« Que n'es-tu né sur les rivages 8
Des Abbas et des Cosroës, 8
Aux rayons d'un ciel sans nuages, 8
Parmi le myrte et l'aloès ! 8
85 Là, sourd aux maux que tu déplores, 8
Le poète voit ses aurores 8
Se lever sans trouble et sans pleurs ; 8
Et la colonne, chère aux sages, 8
Porte aux vierges ses doux messages 8
90 Où l'amour parle avec des fleurs ! » 8
Qu'un autre au céleste martyre 8
Préfère un repos sans honneur ! 8
La gloire est le but où j'aspire ; 8
On n'y va point par le bonheur. 8
95 L'alcyon, quand l'Océan gronde, 8
Craint que les vents ne troublent l'onde 8
Où se berce son doux sommeil ; 8
Mais pour l'aiglon, fils des orages, 8
Ce n'est qu'à travers les nuages 8
100 Qu'il prend son vol vers le soleil ! 8
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