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HUG_8/HUG100
Victor HUGO
Odes et Ballades
1826
BALLADES
1823-1828
BALLADE TREIZIÈME
LA LÉGENDE DE LA NONNE
à M. Louis Boulanger
Acabòse vuestro bien
Y vuestros males no acaban.
Reproches al Rey Rodrigo.
Venez, vous dont l'œil étincelle 8
Pour entendre une histoire encor, 8
Approchez : je vous dirai celle 8
De doña Padilla del Flor. 8
5 Elle était d'Alanje, où s'entassent 8
Les collines et les halliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Il est des filles à Grenade, 8
10 Il en est à Séville aussi, 8
Qui, pour la moindre sérénade, 8
À l'amour demandent merci ; 8
Il en est que d'abord embrassent, 8
Le soir, de hardis cavaliers. — 8
15 Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Ce n'est pas sur ce ton frivole 8
Qu'il faut parler de Padilla, 8
Car jamais prunelle espagnole 8
20 D'un feu plus chaste ne brilla ; 8
Elle fuyait ceux qui pourchassent 8
Les filles sous les peupliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
25 Rien ne touchait ce cœur farouche, 8
Ni doux soins, ni propos joyeux ; 8
Pour un mot d'une belle bouche, 8
Pour un signe de deux beaux yeux, 8
On sait qu'il n'est rien que ne fassent 8
30 Les seigneurs et les bacheliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Elle prit le voile à Tolède 8
Au grand soupir des gens du lieu, 8
35 Comme si, quand on n'est pas laide, 8
On avait droit d'épouser Dieu. 8
Peu s'en fallut que ne pleurassent 8
Les soudards et les écoliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
40 Cachez vos rouges tabliers ! 8
Mais elle disait : « Loin du monde, 8
Vivre et prier pour les méchants ! 8
Quel bonheur ! quelle paix profonde 8
Dans la prière et dans les chants ! 8
45 Là, si les démons nous menacent, 8
Les anges sont nos boucliers ! » — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Or, la belle à peine cloîtrée 8
50 Amour en son cœur s'installa 8
Un fier brigand de la contrée 8
Vint alors et dit : Me voilà ! 8
Quelquefois les brigands surpassent 8
En audace les chevaliers. — 8
55 Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Il était laid : des traits austères, 8
La main plus rude que le gant ; 8
Mais l'amour a bien des mystères, 8
60 Et la nonne aima le brigand. 8
On voit des biches qui remplacent 8
Leurs beaux cerfs par des sangliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
65 Pour franchir la sainte limite, 8
Pour approcher du saint couvent, 8
Souvent le brigand d'un ermite 8
Prenait le cilice, et souvent 8
La cotte de maille où s'enchâssent 8
70 Les croix noires des Templiers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
La nonne osa, dit la chronique, 8
Au brigand par l'enfer conduit, 8
75 Aux pieds de Sainte Véronique 8
Donner un rendez-vous la nuit, 8
À l'heure où les corbeaux croassent, 8
Volant dans l'ombre par milliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
80 Cachez vos rouges tabliers ! 8
Padilla voulait, anathème ! 8
Oubliant sa vie en un jour, 8
Se livrer, dans l'église même, 8
Sainte à l'enfer, vierge à l'amour, 8
85 Jusqu'à l'heure pâle où s'effacent 8
Les cierges sur les chandeliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Or quand, dans la nef descendue 8
90 La nonne appela le bandit, 8
Au lieu de la voix attendue, 8
C'est la foudre qui répondit. 8
Dieu voulu que ses coups frappassent 8
Les amants par Satan liés. — 8
95 Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Aujourd'hui, des fureurs divines 8
Le pâtre enflammant ses récits, 8
Vous montre au penchant des ravines 8
100 Quelques tronçons de murs noircis, 8
Deux clochers que les ans crevassent, 8
Dont l'abri tuerait ses béliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
105 Quand la nuit, du cloître gothique 8
Brunissant les portails béants, 8
Change à l'horizon fantastique 8
Les deux clochers en deux géants ; 8
À l'heure où les corbeaux croassent, 8
110 Volant dans l'ombre par milliers… — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Une nonne, avec une lampe, 8
Sort d'une cellule à minuit ; 8
115 Le long des murs le spectre rampe, 8
Un autre fantôme le suit ; 8
Des chaînes sur leurs pieds s'amassent, 8
De lourds carcans sont leurs colliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
120 Cachez vos rouges tabliers ! 8
La lampe vient, s'éclipse, brille, 8
Sous les arceaux court se cacher, 8
Puis tremble derrière une grille, 8
Puis scintille au bout d'un clocher ; 8
125 Et ses rayons dans l'ombre tracent 8
Des fantômes multipliés. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Les deux spectres qu'un feu dévore, 8
130 Traînant leur suaire en lambeaux, 8
Se cherchent pour s'unir encore, 8
En trébuchant sur des tombeaux ; 8
Leurs pas aveugles s'embarrassent 8
Dans les marches des escaliers. — 8
135 Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Mais ce sont des escaliers fées, 8
Qui sous eux s'embrouillent toujours ; 8
L'un est aux caves étouffées, 8
140 Quand l'autre marche au front des tours ; 8
Sous leurs pieds, sans fin se déplacent 8
Les étages et les paliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
145 Élevant leurs voix sépulcrales, 8
Se cherchant les bras étendus, 8
Ils vont… Les magiques spirales 8
Mêlent leurs pas toujours perdus ; 8
Ils s'épuisent et se harassent 8
150 En détours, sans cesse oubliés. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
La pluie alors, à larges gouttes, 8
Bat les vitraux frêles et froids ; 8
155 Le vent siffle aux brèches des voûtes ; 8
Une plainte sort des beffrois ; 8
On entend des soupirs qui glacent, 8
Des rires d'esprits familiers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
160 Cachez vos rouges tabliers ! 8
Une voix faible, une voix haute, 8
Disent : « Quand finiront les jours ? 8
Ah ! nous souffrons par notre faute ; 8
Mais l'éternité, c'est toujours ! 8
165 Là, les mains des heures se lassent 8
À retourner les sabliers… » — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
L'enfer, hélas ! ne peut s'éteindre. 8
170 Toutes les nuits, dans ce manoir, 8
Se cherchent sans jamais s'atteindre 8
Une ombre blanche, un spectre noir, 8
Jusqu'à l'heure pâle où s'effacent 8
Les cierges sur les chandeliers. — 8
175 Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
Si, tremblant à ces bruits étranges, 8
Quelque nocturne voyageur, 8
En se signant demande aux anges 8
180 Sur qui sévit le Dieu vengeur, 8
Des serpents de feu qui s'enlacent 8
Tracent deux noms sur les piliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
185 Cette histoire de la novice 8
Saint Ildefonse, abbé, voulut 8
Qu'afin de préserver du vice 8
Les vierges qui font leur salut 8
Les prieures la racontassent 8
190 Dans tous les couvents réguliers. — 8
Enfants, voici des bœufs qui passent, 8
Cachez vos rouges tabliers ! 8
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