Métrique en Ligne
HUG_7/HUG676
Victor HUGO
Les Chansons des rues et des bois
1865
AU CHEVAL
I
Monstre, à présent reprends ton vol. 8
Approche, que je te déboucle. 8
Je te lâche, ôte ton licol, 8
Rallume en tes yeux l'escarboucle. 8
5 Quitte ces fleurs, quitte ce pré. 8
Monstre, Tempé n'est point Capoue. 8
Sur l'océan d'aube empourpré, 8
Parfois l'ouragan calmé joue. 8
Je t'ai quelque temps tenu là. 8
10 Fuis !Devant toi les étendues, 8
Que ton pied souvent viola, 8
Tremblent, et s'ouvrent, éperdues. 8
Redeviens ton maître, va-t'en ! 8
Cabre-toi, piaffe, redéploie 8
15 Tes farouches ailes, titan, 8
Avec la fureur de la joie. 8
Retourne aux pâles profondeurs. 8
Sois indomptable, recommence 8
Vers l'idéal, loin des laideurs, 8
20 Loin des hommes, la fuite immense. 8
Cheval, devance l'aquilon, 8
Toi, la raison et la folie, 8
L'échappé du bois d'Apollon, 8
Le dételé du char d'Élie. 8
25 Vole au-dessus de nos combats, 8
De nos succès, de nos désastres, 8
Et qu'on aperçoive d'en bas 8
Ta forme sombre sous les astres. 8
II
Mais il n'est plus d'astre aux sommets ! 8
30 Hélas, la brume sur les faîtes 8
Rend plus lugubre que jamais 8
L'échevèlement des prophètes. 8
Toi, brave tout ! qu'au ciel terni 8
Ton caprice énorme voltige ; 8
35 Quadrupède de l'infini, 8
Plane, aventurier du vertige. 8
Fuis dans l'azur, noir ou vermeil. 8
Monstre, au galop, ventre aux nuages ! 8
Tu ne connais ni le sommeil, 8
40 Ni le sépulcre, nos péages. 8
Sois plein d'un implacable amour. 8
Il est nuit. Qu'importe. Nuit noire. 8
Tant mieux, on y fera le jour. 8
Pars, tremblant d'un frisson de gloire ! 8
45 Sans frein, sans trêve, sans flambeau, 8
Cherchant les cieux hors de l'étable, 8
Vers le vrai, le juste et le beau, 8
Reprends ta course épouvantable. 8
III
Reprends ta course sans pitié, 8
50 Si terrible et si débordée 8
Que Néron se sent châtié 8
Rien que pour l'avoir regardée. 8
Va réveiller Démogorgon. 8
Sois l'espérance et l'effroi, venge, 8
55 Rassure et console, dragon 8
Par une aile, et par l'autre, archange. 8
Verse ton souffle auguste et chaud 8
Jusque sur les plus humbles têtes. 8
Porte des reproches là-haut, 8
60 Égal aux dieux, frère des bêtes. 8
Fuis, cours ! sois le monstre du bien, 8
Le cheval démon qui délivre ! 8
Rebelle au despote, au lien, 8
De toutes les vérités ivre ! 8
65 Quand vient le déclin d'un tyran, 8
Quand vient l'instant des lois meilleures, 8
Qu'au ciel sombre, éternel cadran, 8
Ton pied frappe ces grandes heures, 8
Donne à tout ce qui rampe en bas, 8
70 Au barde qui vent Calliope, 8
Au peuple voulant Barabbas, 8
À la religion myope, 8
Donne à quiconque ignore ou nuit, 8
Aux fausses gloires, aux faux zèles, 8
75 Aux multitudes dans la nuit, 8
L'éblouissement de tes ailes. 8
IV
Va ! pour vaincre et pour transformer, 8
Pour que l'homme se transfigure, 8
Qu'il te suffise de fermer 8
80 Et de rouvrir ton envergure. 8
Sois la bonté, sois le dédain ; 8
Qu'un incompréhensible Éole 8
Fasse parfois sortir soudain 8
Des foudres de ton auréole. 8
85 Ton poitrail resplendit, on croit 8
Que l'aube, aux tresses dénouées, 8
Le dore, et sur ta croupe on voit 8
Toutes les ombres des nuées. 8
Jette au peuple un hennissement, 8
90 À l'échafaud une ruade ; 8
Fais une brèche au firmament 8
Pour que l'esprit humain s'évade. 8
Soutiens le penseur, qui dément 8
L'autel, l'augure et la sibylle, 8
95 Et n'a pas d'autre adossement 8
Que la conscience immobile. 8
Plains les martyrs de maintenant, 8
Attendris ton regard sévère, 8
Et contemple, tout en planant, 8
100 Leur âpre montée au calvaire. 8
V
Cours sans repos, pense aux donjons, 8
Pense aux murs hauts de cent coudées, 8
Franchis, sans brouter les bourgeons, 8
La forêt vierge des idées. 8
105 Ne t'attarde pas, même au beau. 8
S'il est traître ou froid, qu'il t'indigne. 8
La nuit ne fait que le corbeau, 8
La neige ne fait que le cygne, 8
Le soleil seul fait l'aigle. Va ! 8
110 Le soleil au mal est hostile. 8
Quand l'œuf noir du chaos creva, 8
Il en sortit, beau, mais utile. 8
Immortel, protège l'instant. 8
L'homme a besoin de toi, te dis-je. 8
115 Précipite-toi, haletant, 8
À la poursuite du prodige. 8
Le prodige, c'est l'avenir ; 8
C'est la vie idéalisée, 8
Le ciel renonçant à punir, 8
120 L'univers fleur et Dieu rosée. 8
Plonge dans l'inconnu sans fond ! 8
Cours, passe à travers les trouées ! 8
Et, du vent que dans le ciel font 8
Tes vastes plumes secouées, 8
125 Tâche de renverser les tours, 8
Les geôles, les temples athées, 8
Et d'effaroucher les vautours 8
Tournoyant sur les Prométhées. 8
Vole, altier, rapide, insensé, 8
130 Droit à la cible aux cieux fixée, 8
Comme si je t'avais lancé, 8
Flèche, de l'arc de ma pensée. 8
VI
Pourtant sur ton dos garde-moi ; 8
Car tous mes songes font partie 8
135 De ta crinière, et je ne voi 8
Rien sur terre après ta sortie. 8
Je veux de telles unions 8
Avec toi, cheval météore, 8
Que, nous mêlant, nous parvenions 8
140 À ne plus être qu'un centaure. 8
Retourne aux problèmes profonds. 8
Brise Ananké, ce lourd couvercle 8
Sous qui, tristes, nous étouffons ; 8
Franchis la sphère, sors du cercle ! 8
145 Quand, l'œil plein de vagues effrois, 8
Tu viens regarder l'invisible, 8
Avide et tremblant à la fois 8
D'entrer dans ce silence horrible, 8
La Nuit grince lugubrement ; 8
150 Le Mal, qu'aucuns rayons n'éclairent, 8
Fait en arrière un mouvement 8
Devant tes naseaux qui le flairent ; 8
La Mort, qu'importune un témoin, 8
S'étonne, et rentre aux ossuaires ; 8
155 On entrevoit partout au loin 8
La fuite obscure des suaires. 8
Tu ne peux, étant âme et foi, 8
Apparaître à l'horizon sombre 8
Sans qu'il se fasse autour de toi 8
160 Un recul de spectres dans l'ombre. 8
VII
Tout se tait dans l'affreux lointain 8
Vers qui l'homme effaré s'avance ; 8
L'oubli, la tombe, le destin, 8
Et la nuit, sont de connivence. 8
165 Dans le gouffre, piège muet, 8
D'où pas un conseil ne s'élance, 8
Déjoue, ô toi ; grand inquiet, 8
La méchanceté du silence. 8
Tes pieds volants, tes yeux de lynx 8
170 Peuvent sonder tous les peut-êtres ; 8
Toi seul peux faire peur aux sphynx, 8
Et leur dire : Ah çà, parlez, traîtres ! 8
D'en haut, jette à l'homme indécis 8
Tous les mots des énigmes louches. 8
175 Déchire la robe d'Isis. 8
Fais retirer les doigts des bouches. 8
Connaître, c'est là notre faim. 8
Toi, notre esprit, presse et réclame. 8
Que la matière avoue enfin, 8
180 Mise à la question par l'âme. 8
Et qu'on sache à quoi s'en tenir 8
Sur la quantité de souffrance 8
Dont il faut payer l'avenir, 8
Dût pleurer un peu l'espérance ! 8
VIII
185 Sois le trouble-fête du mal. 8
Force le dessous à paraître. 8
Tire du sultan l'animal, 8
Du Dieu le nain, l'homme du prêtre. 8
Lutte. Aiguillon contre aiguillon ! 8
190 La haine attaque, guette, veille ; 8
Elle est le sinistre frelon, 8
Mais n'es-tu pas la grande abeille ! 8
Extermine l'obstacle épais, 8
L'antagonisme, la barrière. 8
195 Mets au service de la paix 8
La vérité, cette guerrière. 8
L'inquisition souriant 8
Rêve le glaive aidant la crosse ; 8
Pour qu'elle s'éveille en criant, 8
200 Mords jusqu'au sang l'erreur féroce. 8
IX
Si le passé se reconstruit 8
Dans toute son horreur première, 8
Si l'abîme fait de la nuit, 8
Ô cheval, fais de la lumière. 8
205 Tu n'as pas pour rien quatre fers. 8
Galope sur l'ombre insondable ; 8
Qu'un rejaillissement d'éclairs 8
Sois ton annonce formidable. 8
Traverse tout, enfers, tombeaux, 8
210 Précipices, néants, mensonges, 8
Et qu'on entende tes sabots 8
Sonner sur le plafond des songes. 8
Comme sur l'enclume un forgeur, 8
Sur les brumes universelles, 8
215 Abats-toi, fauve voyageur, 8
Ô puissant faiseur d'étincelles ! 8
Sers les hommes en les fuyant. 8
Au-dessus de leurs fronts funèbres, 8
Si le zénith reste effrayant, 8
220 Si le ciel s'obstine aux ténèbres, 8
Si l'espace est une forêt, 8
S'il fait nuit comme dans les Bibles, 8
Si pas un rayon ne paraît, 8
Toi, de tes quatre pieds terribles, 8
225 Faisant subitement tout voir, 8
Malgré l'ombre, malgré les voiles, 8
Envoie à ce fatal ciel noir 8
Une éclaboussure d'étoiles. 8
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