Métrique en Ligne
HUG_7/HUG665
Victor HUGO
Les Chansons des rues et des bois
1865
LIVRE SECOND
III
LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ
II
LE VRAI DANS LE VIN
Jean Sévère était fort ivre. 7
Ô barrière ! ô lieu divin 7
Où Surène nous délivre 7
Avec l'azur de son vin ! 7
5 Un faune habitant d'un antre, 7
Sous les pampres de l'été, 7
Aurait approuvé son ventre 7
Et vénéré sa gaieté. 7
Il était beau de l'entendre. 7
10 On voit, quand cet homme rit, 7
Chacun des convives tendre 7
Comme un verre son esprit. 7
À travers les mille choses 7
Qu'on dit parmi les chansons, 7
15 Tandis qu'errent sous les roses 7
Les filles et les garçons, 7
On parla d'une bataille ; 7
Deux peuples, russe et prussien, 7
Sont hachés par la mitraille ; 7
20 Les deux rois se portent bien. 7
Chacun de ces deux bons princes 7
(De là tous leurs différends) 7
Trouve ses États trop minces 7
Et ceux du voisin trop grands. 7
25 Les peuples, eux, sont candides ; 7
Tout se termine à leur gré 7
Par un dôme d'Invalides 7
Plein d'infirmes et doré. 7
Les rois font pour la victoire 7
30 Un hospice, où le guerrier 7
Ira boiter dans la gloire, 7
Borgne, et coiffé d'un laurier. 7
Nous admirions ; mais, farouche, 7
En nous voyant tous béats, 7
35 Jean Sévère ouvrit la bouche 7
Et dit ces alinéas : 7
« Le pauvre genre humain pleure, 7
« Nos pas sont tremblants et courts, 7
« Je suis très ivre, et c'est l'heure 7
40 « De faire un sage discours. 7
« Le penseur joint sous la treille 7
« La logique à la boisson ; 7
« Le sage, après la bouteille, 7
« Doit déboucher la raison. 7
45 « Faire, au lieu des deux armées, 7
« Battre les deux généraux, 7
« Diminuerait les fumées 7
« Et grandirait les héros. 7
« Que me sert le dithyrambe 7
50 « Qu'on va chantant devant eux, 7
« Et que Dieu m'ait fait ingambe 7
« Si les rois me font boiteux ? 7
« Ils ne me connaissent guère 7
« S'ils pensent qu'il me suffit 7
55 « D'avoir les coups de la guerre 7
« Quand ils en ont le profit. 7
« Foin des beaux portails de marbre 7
« De la Flèche et de Saint-Cyr ! 7
« Lorsqu'avril fait pousser l'arbre, 7
60 « Je n'éprouve aucun plaisir, 7
« En voyant la branche, où flambe 7
« L'aurore qui m'éveilla, 7
« À dire : « C'est une jambe 7
« Peut-être qui me vient là ! » 7
65 « L'invalide altier se traîne, 7
« Du poids d'un bras déchargé ; 7
« Mais moi je n'ai nulle haine 7
« Pour tous les membres que j'ai. 7
« Recevoir des coups de sabre, 7
70 « Choir sous les pieds furieux 7
« D'un escadron qui se cabre, 7
« C'est charmant ; boire vaut mieux. 7
« Plutôt gambader sur l'herbe 7
« Que d'être criblé de plomb ! 7
75 « Le nez coupé, c'est superbe ; 7
« J'aime autant mon nez trop long. 7
« Décoré par mon monarque, 7
« Je m'en reviens, ébloui, 7
« Mais bancal, et je remarque 7
80 « Qu'il a ses deux pattes, lui. 7
« Manchot, fier, l'hymen m'attire ; 7
« Je vois celle qui me plaît 7
« En lorgner d'autres et dire : 7
« Je l'aimerais mieux complet. » 7
85 « Fils, c'est vrai, je ne savoure 7
« Qu'en douteur voltairien 7
« Cet effet de ma bravoure 7
« De n'être plus bon à rien. 7
« La jambe de bois est noire ; 7
90 « La guerre est un dur sentier ; 7
« Quant à ce qu'on nomme gloire, 7
« La gloire, c'est d'être entier. 7
« L'infirme adosse son râble, 7
« En trébuchant, aux piliers ; 7
95 « C'est une chose admirable, 7
« Fils, que d'user deux souliers. 7
« Fils, j'aimerais que mon prince, 7
« En qui je mets mon orgueil, 7
« Pût gagner une province 7
100 « Sans me faire perdre un œil. 7
« Un discours de cette espèce 7
« Sortant de mon hiatus, 7
« Prouve que la langue épaisse 7
« Ne fait pas l'esprit obtus. » 7
105 Ainsi parla Jean Sévère, 7
Ayant dans son cœur sans fiel 7
La justice, et dans son verre 7
Un vin bleu comme le ciel. 7
L'ivresse mit dans sa tête 7
110 Ce bon sens qu'il nous versa. 7
Quelquefois Silène prête 7
Son âne à Sancho Pança. 7
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