Métrique en Ligne
HUG_7/HUG656
Victor HUGO
Les Chansons des rues et des bois
1865
LIVRE PREMIER
JEUNESSE
V
SILHOUETTES DU TEMPS JADIS
XXI
L'OUBLI
Autrefois inséparables, 7
Et maintenant séparés. 7
Gaie, elle court dans les prés, 7
La belle aux chants adorables ; 7
5 La belle aux chants adorés, 7
Elle court dans la prairie ; 7
Les bois pleins de rêverie 7
De ses yeux sont éclairés. 7
Apparition exquise ! 7
10 Elle marche en soupirant, 7
Avec cet air conquérant 7
Qu'on a quand on est conquise. 7
La Toilette, cet esprit, 7
Cette déesse grisette, 7
15 Qu'adore en chantant Lisette, 7
À qui Minerve sourit, 7
Pour la faire encor plus belle 7
Que ne l'avait faite Dieu, 7
Pour que le vague oiseau bleu 7
20 Sur son front batte de l'aile, 7
A sur cet ange câlin 7
Épuisé toute sa flore, 7
Les lys, les roses, l'aurore, 7
Et la maison Gagelin. 7
25 Soubrette divine et leste, 7
La Toilette au doigt tremblant 7
A mis un frais chapeau blanc 7
Sur ce flamboiement céleste. 7
Regardez-la maintenant. 7
30 Que cette belle est superbe ! 7
Le cœur humain comme l'herbe 7
Autour d'elle est frissonnant. 7
Oh ! la fière conquérante ! 7
Le grand œil mystérieux ! 7
35 Prévost craint pour Desgrieux, 7
Molière a peur pour Dorante. 7
Elle a l'air, dans la clarté 7
Dont elle est toute trempée, 7
D'une étincelle échappée 7
40 À l'idéale beauté. 7
Ô grâce surnaturelle ! 7
Il suffit, pour qu'on soit fou, 7
Qu'elle ait un ruban au cou, 7
Qu'elle ait un chiffon sur elle. 7
45 Ce chiffon charmant soudain 7
Aux rayons du jour ressemble, 7
Et ce ruban sacré semble 7
Avoir fleuri dans l'Éden. 7
Elle serait bien fâchée 7
50 Qu'on ne vît pas dans ses yeux 7
Que de la coupe des cieux 7
Sa lèvre s'est approchée, 7
Qu'elle veut vaincre et charmer, 7
Et que c'est là sa manière, 7
55 Et qu'elle est la prisonnière 7
Du doux caprice d'aimer. 7
Elle sourit, et, joyeuse, 7
Parle à son nouvel amant 7
Avec le chuchotement 7
60 D'une abeille dans l'yeuse. 7
— Prends mon âme et mes vingt ans. 7
Je n'aime que toi ! dit-elle. 7
Ô fille d'Ève éternelle, 7
Ô femme aux cheveux flottants, 7
65 Ton roman sans fin s'allonge ; 7
Pendant qu'aux plaisirs tu cours, 7
Et que, te croyant toujours 7
Au commencement du songe, 7
Tu dis en baissant la voix : 7
70 — Pour la première fois, j'aime ! 7
L'amour, ce moqueur suprême, 7
Rit, et compte sur ses doigts. 7
Et, sans troubler l'aventure 7
De la belle aux cheveux d'or, 7
75 Sur ce cœur, si neuf encor, 7
L'amour fait une rature. 7
Et l'ancien amant ? Pâli, 7
Brisé, sans doute à cette heure 7
Il se désespère et pleure… 7
80 Écoutez cet hallali. 7
Passez les monts et les plaines ; 7
La curée est dans les bois ; 7
Les chiens mêlent leurs abois, 7
Les fleurs mêlent leurs haleines ; 7
85 Les voyez-vous ? Le voilà. 7
Il est le centre. Il flamboie. 7
Il luit. Jamais plus de joie 7
Dans plus d'orgueil ne brilla. 7
Il brille au milieu des femmes, 7
90 Tous les yeux lui disant oui, 7
Comme un astre épanoui 7
Dans un triomphe de flammes. 7
Il cherche en face de lui 7
Un sourire peu sévère, 7
95 Il chante, il lève son verre, 7
Éblouissant, ébloui. 7
Tandis que ces gaietés franches 7
Tourbillonnent à sa voix, 7
Elle, celle d'autrefois, 7
100 Là-bas, bien loin, sous les branches, 7
Dans les taillis hasardeux, 7
Aime, adore, se recueille, 7
Et, près de l'autre, elle effeuille 7
Une marguerite à deux. 7
105 Fatal cœur, comme tu changes ! 7
Lui sans elle, elle sans lui ! 7
Et sur leurs fronts sans ennui 7
Ils ont la clarté des anges. 7
Le séraphin à l'œil pur 7
110 Les verrait avec envie, 7
Tant à leur âme ravie 7
Se mêle un profond azur ! 7
Sur ces deux bouches il semble 7
Que le ciel met son frisson ; 7
115 Sur l'une erre la chanson, 7
Sur l'autre le baiser tremble. 7
Ces êtres s'aimaient jadis ; 7
Mais qui viendrait le leur dire 7
Ferait éclater de rire 7
120 Ces bouches du paradis. 7
Les baisers de l'autre année, 7
Où sont-ils ? Quoi ! nul remord ! 7
Non ! Tout cet avril est mort, 7
Toute cette aube est fanée. 7
125 Bah ! le baiser, le serment, 7
Rien de tout cela n'existe. 7
Le myosotis, tout triste, 7
Y perdrait son allemand. 7
Elle ! à travers ses longs voiles, 7
130 Que son regard est charmant ! 7
Lui ! comme il jette gaiement 7
Sa chanson dans les étoiles ! 7
Qu'elle est belle ! Qu'il est beau ! 7
Le morne oubli prend dans l'ombre, 7
135 Par degrés, l'épaisseur sombre 7
De la pierre du tombeau. 7
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