Métrique en Ligne
HUG_7/HUG638
Victor HUGO
Les Chansons des rues et des bois
1865
LIVRE PREMIER
JEUNESSE
V
SILHOUETTES DU TEMPS JADIS
III
GARE !
On a peur, tant elle est belle ! 7
Fût-on don Juan ou Caton. 7
On la redoute rebelle ; 7
Tendre, que deviendrait-on ? 7
5 Elle est joyeuse et céleste ! 7
Elle vient de ce Brésil 7
Si doré qu'il fait du reste 7
De l'univers un exil. 7
À quatorze ans épousée, 7
10 Et veuve au bout de dix mois. 7
Elle a toute la rosée 7
De l'aurore au fond des bois. 7
Elle est vierge ; à peine née. 7
Son mari fut un vieillard ; 7
15 Dieu brisa cet hyménée 7
De Trop tôt avec Trop tard. 7
Apprenez qu'elle se nomme 7
Doña Rosita Rosa ; 7
Dieu, la destinant à l'homme, 7
20 Aux anges la refusa. 7
Elle est ignorante et libre, 7
Et sa candeur la défend. 7
Elle a tout, accent qui vibre, 7
Chanson triste et rire enfant, 7
25 Tout, le caquet, le silence, 7
Ces petits pieds familiers 7
Créés pour l'invraisemblance 7
Des romans et des souliers, 7
Et cet air des jeunes Èves 7
30 Qu'on nommait jadis fripon, 7
Et le tourbillon des rêves 7
Dans les plis de son jupon. 7
Cet être qui nous attire, 7
Agnès cousine d'Hébé, 7
35 Enivrerait un satyre, 7
Et griserait un abbé. 7
Devant tant de beautés pures, 7
Devant tant de frais rayons, 7
La chair fait des conjectures 7
40 Et l'âme des visions. 7
Au temps présent l'eau saline, 7
La blanche écume des mers 7
S'appelle la mousseline ; 7
On voit Vénus à travers. 7
45 Le réel fait notre extase ; 7
Et nous serions plus épris 7
De voir Ninon sous la gaze 7
Que sous la vague Cypris. 7
Nous préférons la dentelle 7
50 Au flot diaphane et frais ; 7
Vénus n'est qu'une immortelle ; 7
Une femme, c'est plus près. 7
Celle-ci, vers nous conduite 7
Comme un ange retrouvé, 7
55 Semble à tous les cœurs la suite 7
De leur songe inachevé. 7
L'âme l'admire, enchantée 7
Par tout ce qu'a de charmant 7
La rêverie ajoutée 7
60 Au vague éblouissement. 7
Quel danger ! on la devine. 7
Un nimbe à ce front vermeil ! 7
Belle, on la rêve divine, 7
Fleur, on la rêve soleil. 7
65 Elle est lumière, elle est onde, 7
On la contemple. On la croit 7
Reine et fée, et mer profonde 7
Pour les perles qu'on y voit. 7
Gare, Arthur ! gare, Clitandre ! 7
70 Malheur à qui se mettait 7
À regarder d'un air tendre 7
Ce mystérieux attrait ! 7
L'amour, où glissent les âmes, 7
Est un précipice ; on a 7
75 Le vertige au bord des femmes 7
Comme au penchant de l'Etna. 7
On rit d'abord. Quel doux rire ! 7
Un jour, dans ce jeu charmant, 7
On s'aperçoit qu'on respire 7
80 Un peu moins facilement. 7
Ces feux-là troublent la tête. 7
L'imprudent qui s'y chauffait 7
S'éveille à moitié poète 7
Et stupide tout à fait. 7
85 Plus de joie. On est la chose 7
Des tourments et des amours. 7
Quoique le tyran soit rose, 7
L'esclavage est noir toujours. 7
On est jaloux ; travail rude ! 7
90 On n'est plus libre et vivant, 7
Et l'on a l'inquiétude 7
D'une feuille dans le vent. 7
On la suit, pauvre jeune homme ! 7
Sous prétexte qu'il faut bien 7
95 Qu'un astre ait un astronome 7
Et qu'une femme ait un chien. 7
On se pose en loup fidèle ; 7
On est bête, on s'en aigrit, 7
Tandis qu'un autre, auprès d'elle, 7
100 Aimant moins, a plus d'esprit. 7
Même aux bals et dans les fêtes, 7
On souffre, fût-on vainqueur ; 7
Et voilà comment sont faites 7
Les aventures du cœur. 7
105 Cette adolescente est sombre 7
À cause de ses quinze ans 7
Et de tout ce qu'on voit d'ombre 7
Dans ses beaux yeux innocents. 7
On donnerait un empire 7
110 Pour tous ces chastes appas ; 7
Elle est terrible ; et le pire, 7
C'est qu'elle n'y pense pas. 7
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