Métrique en Ligne
HUG_7/HUG636
Victor HUGO
Les Chansons des rues et des bois
1865
LIVRE PREMIER
JEUNESSE
V
SILHOUETTES DU TEMPS JADIS
I
LE DOIGT DE LA FEMME
Dieu prit sa plus molle argile 7
Et son plus pur kaolin, 7
Et fit un bijou fragile, 7
Mystérieux et câlin. 7
5 Il fit le doigt de la femme, 7
Chef-d'œuvre auguste et charmant, 7
Ce doigt fait pour toucher l'âme 7
Et montrer le firmament. 7
Il mit dans ce doigt le reste 7
10 De la lueur qu'il venait 7
D'employer au front céleste 7
De l'heure où l'aurore naît. 7
Il y mit l'ombre du voile, 7
Le tremblement du berceau, 7
15 Quelque chose de l'étoile, 7
Quelque chose de l'oiseau. 7
Le Père qui nous engendre 7
Fit ce doigt mêlé d'azur, 7
Très fort pour qu'il restât tendre, 7
20 Très blanc pour qu'il restât pur, 7
Et très doux, afin qu'en somme 7
Jamais le mal n'en sortît, 7
Et qu'il pût sembler à l'homme 7
Le doigt de Dieu, plus petit. 7
25 Il en orna la main d'Ève, 7
Cette frêle et chaste main 7
Qui se pose comme un rêve 7
Sur le front du genre humain. 7
Cette humble main ignorante, 7
30 Guide de l'homme incertain, 7
Qu'on voit trembler, transparente, 7
Sur la lampe du destin. 7
Oh ! dans ton apothéose, 7
Femme, ange aux regards baissés, 7
35 La beauté, c'est peu de chose, 7
La grâce n'est pas assez ; 7
Il faut aimer. Tout soupire, 7
L'oncle, la fleur, l'alcyon ; 7
La grâce n'est qu'un sourire, 7
40 La beauté n'est qu'un rayon ; 7
Dieu, qui veut qu'Ève se dresse 7
Sur notre rude chemin 7
Fit pour l'amour la caresse, 7
Pour la caresse la main. 7
45 Dieu, lorsque ce doigt qu'on aime 7
Sur l'argile fut conquis, 7
S'applaudit, car le suprême 7
Est fier de créer l'exquis. 7
Ayant fait ce doigt sublime, 7
50 Dieu dit aux anges : Voilà ! 7
Puis s'endormit dans l'abîme ; 7
Le diable alors s'éveilla. 7
Dans l'ombre où Dieu se repose, 7
Il vint, noir sur l'orient, 7
55 Et tout au bout du doigt rose 7
Mit un ongle en souriant. 7
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