Métrique en Ligne
HUG_7/HUG633
Victor HUGO
Les Chansons des rues et des bois
1865
LIVRE PREMIER
JEUNESSE
IV
POUR D'AUTRES
XI
POST-SCRIPTUM DES RÊVES
C'était du temps que j'étais jeune ; 8
Je maigrissais ; rien ne maigrit 8
Comme cette espèce de jeûne 8
Qu'on appelle nourrir l'esprit. 8
5 J'étais devenu vieux, timide, 8
Et jaune comme un parchemin, 8
À l'ombre de la pyramide 8
Des bouquins de l'esprit humain. 8
Tous ces tomes que l'âge rogne 8
10 Couvraient ma planche et ma cloison. 8
J'étais parfois comme un ivrogne 8
Tant je m'emplissais de raison. 8
Cent bibles encombraient ma table ; 8
Cent systèmes étaient dedans ; 8
15 On eût, par le plus véritable, 8
Pu se faire arracher les dents. 8
Un jour que je lisais Jamblique, 8
Callinique, Augustin, Plotin, 8
Un nain tout noir à mine oblique 8
20 Parut et me dit en latin : 8
— « Ne va pas plus loin. Jette l'ancre, 8
« Fils, contemple en moi ton ancien, 8
« Je m'appelle Bouteille-à-l'encre ; 8
« Je suis métaphysicien. 8
25 « Ton front fait du tort à ton ventre. 8
« Je viens te dire le fin mot 8
« De tous ces livres où l'on entre 8
« Jocrisse et d'où l'on sort grimaud. 8
« Amuse-toi. Sois jeune, et digne 8
30 « De l'aurore et des fleurs. Isis 8
« Ne donnait pas d'autre consigne 8
« Aux sages que l'ombre a moisis. 8
« Un verre de vin sans litharge 8
« Vaut mieux, quand l'homme le boit pur, 8
35 « Que tous ces tomes dont la charge 8
« Ennuie énormément ton mur. 8
« Une bamboche à la Chaumière, 8
« D'où l'on éloigne avec soin l'eau, 8
« Contient cent fois plus de lumière 8
40 « Que Longin traduit par Boileau. 8
« Hermès avec sa bandelette 8
« Occupe ton cœur grave et noir ; 8
« Bacon est le livre où s'allaite 8
« Ton esprit, marmot du savoir. 8
45 « Si Ninette, la giletière, 8
« Veut la bandelette d'Hermès 8
« Pour s'en faire une jarretière, 8
« Donne-la-lui sans dire mais. 8
« Si Fanchette ou Landerirette 8
50 « Prend dans ton Bacon radieux 8
« Du papier pour sa cigarette, 8
« Fils des muses, rends grâce aux dieux. 8
« Veille, étude, ennui, patience, 8
« Travail, cela brûle les yeux ; 8
55 « L'unique but de la science 8
« C'est d'être immensément joyeux. 8
« Le vrai savant cherche et combine 8
« Jusqu'à ce que de son bouquin 8
« Il jaillisse une Colombine 8
60 « Qui l'accepte pour Arlequin. 8
« Maxime : N'être point morose, 8
« N'être pas bête, tout goûter, 8
« Dédier son nez à la rose, 8
« Sa bouche à la femme, et chanter. 8
65 « Les anciens vivaient de la sorte ; 8
« Mais vous êtes dupes, vous tous, 8
« De la fausse barbe que porte 8
« Le profil grec de ces vieux fous. 8
« Fils, tous ces austères visages 8
70 « Sur les plaisirs étaient penchés. 8
« L'homme ayant inventé sept sages, 8
« Le bon Dieu créa sept péchés. 8
« Ô docteurs, comme vous rampâtes ! 8
« Campaspe est nue en son grenier 8
75 « Sur Aristote à quatre pattes ; 8
« L'esprit a l'amour pour ânier. 8
« Grâce à l'amour, Socrate est chauve. 8
« L'amour d'Homère est le bâton. 8
« Phryné rentrait dans son alcôve 8
80 « En donnant le bras à Platon. 8
« On ouvrait la même boutique 8
Et l’on montait au même char. 8
Aspasie aimait le Portique, 8
Caton riait au lupanar. 8
85 « Salomon, repu de mollesses, 8
« Étudiant les tourtereaux, 8
« Avait juste autant de drôlesses 8
« Que Léonidas de héros. 8
« Sénèque, aujourd'hui sur un socle, 8
90 « Prenait Chloé sous le menton. 8
« Fils, la sagesse est un binocle 8
« Braqué sur Minerve et Goton. 8
« Les nymphes n'étaient pas des ourses, 8
« Horace n'était pas un loup ; 8
95 « Lise aujourd'hui se baigne aux sources, 8
« Et Tibur s'appelle Saint-Cloud. 8
« Les arguments dont je te crible 8
« Te sauveront, toi-même aidant, 8
« De la stupidité terrible, 8
100 « Robe de pierre du pédant. 8
« Guette autour de toi si quelque être 8
« Ne sourit pas innocemment ; 8
« Un chant dénonce une fenêtre, 8
« Un pot de fleurs cherche un amant. 8
105 « La grisette n'est point difforme, 8
« On donne aux noirs soucis congé 8
« Pour peu que le soir on s'endorme 8
« Sur un oreiller partagé. 8
« Aime. C'est ma dernière botte. 8
110 « Et je mêle à mes bons avis 8
« Cette fillette qui jabote 8
« Dans la mansarde vis-à-vis. » 8
Or je n'écoutai point ce drôle, 8
Et je le chassai. Seulement, 8
115 Aujourd'hui que sur mon épaule 8
Mon front penche, pâle et clément, 8
Aujourd'hui que mon œil plus blême 8
Voit la griffe du sphinx à nu, 8
Et constate au fond du problème 8
120 Plus d'infini, plus d'inconnu, 8
Aujourd'hui que, hors des ivresses, 8
Près des mers qui vont m'abîmer, 8
Je regarde sur les sagesses 8
Les religions écumer, 8
125 Aujourd'hui que mon esprit sombre 8
Voit sur les dogmes, flot changeant, 8
L'épaisseur croissante de l'ombre, 8
Ô ciel bleu, je suis indulgent 8
Quand j'entends, dans le vague espace 8
130 Où toujours ma pensée erra, 8
Une belle fille qui passe 8
En chantant traderidera. 8
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