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HUG_6/HUG143
Victor HUGO
LES ORIENTALES
1829
XLI
Novembre
Je lui dis : la rose du jardin,
comme tu sais, dure peu ; et la saison
des roses est bien vite écoulée.
SADI.
Quand l'Automne, abrégeant les jours qu'elle dévore, 12
Éteint leurs soirs de flamme et glace leur aurore, 12
Quand Novembre de brume inonde le ciel bleu, 12
Que le bois tourbillonne et qu'il neige des feuilles, 12
5 Ô ma muse ! en mon âme alors tu te recueilles, 12
Comme un enfant transi qui s'approche du feu. 12
Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne, 12
Ton soleil d'orient s'éclipse et s'abandonne, 12
Ton beau rêve d'Asie avorte, et tu ne vois, 12
10 Sous tes yeux, que la rue au bruit accoutumée, 12
Brouillard à ta fenêtre, et longs flots de fumée 12
Qui baignent en fuyant l'angle noirci des toits. 12
Alors s'en vont en foule et sultans et sultanes, 12
Pyramides, palmiers, galères capitanes, 12
15 Et le tigre vorace, et le chameau frugal, 12
Djinns au vol furieux, danses des bayadères, 12
L'Arabe qui se penche au cou des dromadaires, 12
Et la fauve girafe au galop inégal ! 12
Alors, éléphants blancs chargés de femmes brunes, 12
20 Cités aux dômes d'or où les mois sont des lunes, 12
Imans de Mahomet, mages, prêtres de Bel, 12
Tout fuit, tout disparaît : — plus de minaret maure, 12
Plus de sérail fleuri, plus d'ardente Gomorrhe 12
Qui jette un reflet rouge au front noir de Babel ! 12
25 C'est Paris, c'est l'hiver. — À ta chanson confuse 12
Odalisques, émirs, pachas, tout se refuse. 12
Dans ce vaste Paris le klephte est à l'étroit ; 12
Le Nil déborderait ; les roses du Bengale 12
Frissonnent dans ces champs où se tait la cigale ; 12
30 À ce soleil brumeux les Péris auraient froid. 12
Pleurant ton Orient, alors, muse ingénue, 12
Tu viens à moi, honteuse, et seule, et presque nue. 12
— N'as-tu pas, me dis-tu, dans ton cœur jeune encor 12
Quelque chose à chanter, ami ? car je m'ennuie 12
35 À voir ta blanche vitre où ruisselle la pluie, 12
Moi qui dans mes vitraux avais un soleil d'or ! 12
Puis, tu prends mes deux mains dans tes mains diaphanes, 12
Et nous nous asseyons, et loin des yeux profanes, 12
Entre mes souvenirs je t'offre les plus doux, 12
40 Mon jeune âge, et ses jeux, et l'école mutine, 12
Et les serments sans fin de la vierge enfantine, 12
Aujourd'hui mère heureuse aux bras d'un autre époux. 12
Je te raconte aussi comment, aux Feuillantines, 12
Jadis tintaient pour moi les cloches argentines ; 12
45 Comment, jeune et sauvage, errait ma liberté, 12
Et qu'à dix ans, parfois, resté seul à la brune, 12
Rêveur, es yeux cherchaient les deux yeux de la lune, 12
Comme la fleur qui s'ouvre aux tièdes nuits d'été. 12
Puis tu me vois du pied pressant l'escarpolette 12
50 Qui d'un vieux marronnier fait crier le squelette, 12
Et vole, de ma mère éternelle terreur ! 12
Puis je te dis les noms de mes amis d'Espagne, 12
Madrid, et son collège où l'ennui t'accompagne, 12
Et nos combats d'enfants pour le grand empereur ! 12
55 Puis encor mon bon père, ou quelque jeune fille 12
Morte à quinze ans, à l'âge où l'œil s'allume et brille. 12
Mais surtout tu te plais aux premières amours, 12
Frais papillons dont l'aile, en fuyant rajeunie, 12
Sous le doigt qui la fixe est si vite ternie, 12
60 Essaim doré qui n'a qu'un jour dans tous nos jours ! 12
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