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HUG_6/HUG137
Victor HUGO
LES ORIENTALES
1829
XXXV
Le Danube en colère
Admonet, et magna testatur voce per umbras.
VIRGILE.
Belgrade et Semlin sont en guerre. 8
Dans son lit, paisible naguère, 8
Le vieillard Danube leur père 8
S'éveille au bruit de leur canon. 8
5 Il doute s'il rêve, il tressaille, 8
Puis entend gronder la bataille, 8
Et frappe dans ses mains d'écaille, 8
Et les appelle par leur nom. 8
« Allons ! la turque et la chrétienne ! 8
10 Semlin ! Belgrade ! qu'avez-vous ? 8
On ne peut, le ciel me soutienne ! 8
Dormir un siècle, sans que vienne 8
Vous éveiller d'un bruit jaloux 8
Belgrade ou Semlin en courroux ! 8
15 « Hiver, été, printemps, automne, 8
Toujours votre canon qui tonne ! 8
Bercé du courant monotone, 8
Je sommeillais dans mes roseaux ; 8
Et, comme des louves marines 8
20 Jettent l'onde de leurs narines, 8
Voilà vos longues couleuvrines 8
Qui soufflent du feu sur mes eaux ! 8
« Ce sont des sorcières oisives 8
Qui vous mirent, pour rire un jour, 8
25 Face à face sur mes deux rives, 8
Comme au même plat deux convives, 8
Comme au front de la même tour 8
Une aire d'aigle, un nid d'autour. 8
« Quoi ! ne pouvez-vous vivre ensemble, 8
30 Mes filles ? faut-il que je tremble 8
Du destin qui ne vous rassemble 8
Que pour vous haïr de plus près, 8
Quand vous pourriez, surs pacifiques, 8
Mirer dans mes eaux magnifiques, 8
35 Semlin, tes noirs clochers gothiques, 8
Belgrade, tes blancs minarets ! 8
« Mon flot, qui dans l'océan tombe, 8
Vous sépare en vain, large et clair ; 8
Du haut du château qui surplombe 8
40 Vous vous unissez, et la bombe, 8
Entre vous courbant son éclair, 8
Vous trace un pont de feu dans l'air. 8
« Trêve ! taisez-vous, les deux villes ! 8
Je m'ennuie aux guerres civiles. 8
45 Nous sommes vieux, soyons tranquilles. 8
Dormons à l'ombre des bouleaux. 8
Trêve à ces débats de familles ! 8
Hé ! sans le bruit de vos bastilles, 8
N'ai-je donc point assez, mes filles, 8
50 De l'assourdissement des flots ? 8
« Une croix, un croissant fragile 8
Changent en enfer ce beau lieu ? 8
Vous échangez la bombe agile 8
Pour le koran et l'évangile ? 8
55 C'est perdre le bruit et le feu : 8
Je le sais, moi qui fus un dieu ! 8
« Vos dieux m'ont chassé de leur sphère 8
Et dégradé, c'est leur affaire ! 8
L'ombre est le bien que je préfère, 8
60 Pourvu qu'ils gardent leurs palais, 8
Et ne viennent pas sur mes plages 8
Déracines mes verts feuillages, 8
Et m'écraser mes coquillages 8
Sous leurs bombes et leurs boulets ! 8
65 « De leurs abominables cultes 8
Ces inventions sont le fruit. 8
De mon temps point de ces tumultes. 8
Si la pierre des catapultes 8
Battait les cités jour et nuit, 8
70 C'était sans fumée et sans bruit. 8
« Voyez Ulm, votre sœur jumelle : 8
Tenez-vous en repos comme elle. 8
Que le fil des rois se démêle, 8
Tournez vos fuseaux, et riez. 8
75 Voyez Bude, votre voisine ; 8
Voyez Dristra la sarrasine ! 8
Que dirait l'Etna si Messine 8
Faisait tout ce bruit à ses pieds ? 8
« Semlin est la plus querelleuse : 8
80 Elle a toujours les premiers torts. 8
Croyez-vous que mon eau houleuse, 8
Suivant sa pente rocailleuse, 8
N'ait rien à faire entre ses bords 8
Qu'à porter à l'Euxin vos morts ? 8
85 « Vos mortiers ont tant de fumée 8
Qu'il fait nuit dans ma grotte aimée, 8
D'éclats d'obus toujours semée ! 8
Du jour j'ai perdu le tableau ; 8
Le soir, la vapeur de leur bouche 8
90 Me couvre d'une ombre farouche, 8
Quand je cherche à voir de ma couche 8
Les étoiles à travers l'eau. 8
« Surs, à vous cribler de blessures 8
Espérez-vous un grand renom ? 8
95 Vos palais deviendront masures. 8
Ah ! qu'en vos noires embrasures 8
La guerre se taise, ou sinon 8
J'éteindrai, moi, votre canon. 8
« Car je suis le Danube immense. 8
100 Malheur à vous, si je commence ! 8
Je vous souffre ici par clémence. 8
Si je voulais, de leur prison, 8
Mes flots lâchés dans les campagnes, 8
Emportant vous et vos compagnes, 8
105 Comme une chaîne de montagnes 8
Se lèveraient à l'horizon ! » 8
Certe, on peut parler de la sorte 8
Quand c'est au canon qu'on répond ; 8
Quand des rois on baigne la porte, 8
110 Lorsqu'on est Danube, et qu'on porte, 8
Comme l'Euxin et l'Hellespont, 8
De grands vaisseaux au triple pont ; 8
Lorsqu'on ronge cent ponts de pierres, 8
Qu'on traverse les huit Bavières, 8
115 Qu'on reçoit soixante rivières 8
Et qu'on les dévore en fuyant ; 8
Qu'on a, comme une mer, sa houle ; 8
Quand sur le globe on se déroule 8
Comme un serpent, et quand on coule 8
120 De l'occident à l'orient ! 8
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