Métrique en Ligne
HUG_6/HUG128
Victor HUGO
LES ORIENTALES
1829
XXVI
Les tronçons du désert
D'ailleurs les sages ont dit : il ne
faut point attacher son cœur
aux choses passagères.
SADI, Gullistan.
Je veille, et nuit et jour mon front rêve enflammé, 12
Ma joue en pleurs ruisselle 6
Depuis qu'Albaydé dans la tombe a fermé 12
Ses beaux yeux de gazelle. 6
5 Car elle avait quinze ans, un sourire ingénu, 12
Et m'aimait sans mélange, 6
Et quand elle croisait ses bras sur son sein nu, 12
On croyait voir un ange ! 6
Un jour, pensif, j'errais au bord d'un golfe ouvert 12
10 Entre deux promontoires, 6
Et je vis sur le sable un serpent jaune et vert, 12
Jaspé de taches noires. 6
La hache en vingt tronçons avait coupé vivant 12
Son corps que l'onde arrose, 6
15 Et l'écume des mers que lui jetait le vent 12
Sur son sang flottait rose. 6
Tous ses anneaux vermeils rampaient en se tordant 12
Sur la grève isolée, 6
Et le sang empourprait d'un rouge plus ardent 12
20 Sa crête dentelée. 6
Ces tronçons déchirés, épars, près d'épuiser 12
Leurs forces languissantes, 6
Se cherchaient, se cherchaient, comme pour un baiser 12
Deux bouches frémissantes ! 6
25 Et comme je rêvais, triste et suppliant Dieu 12
Dans ma pitié muette, 6
La tête aux mille dents rouvrit son il de feu, 12
Et me dit : « Ô poète ! 6
« Ne plains que toi ! ton mal est plus envenimé, 12
30 Ta plaie est plus cruelle ; 6
Car ton Albaydé dans la tombe a fermé 12
Ses beaux yeux de gazelle. 6
« Ce coup de hache aussi brise ton jeune essor. 12
Ta vie et tes pensées 6
35 Autour d'un souvenir, chaste et dernier trésor, 12
Se traînent dispersées. 6
« Ton génie, au vol large, éclatant, gracieux, 12
Qui, mieux que l'hirondelle, 6
Tantôt rasait la terre et tantôt dans les cieux 12
40 Donnait de grands coups d'aile, 6
« Comme moi maintenant, meurt près des flots troublés ; 12
Et se forces s'éteignent, 6
Sans pouvoir réunir ses tronçons mutilés 12
Qui rampent et qui saignent. » 6
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