XVI |
La bataille perdue |
Sur la plus haute colline Il monte, et sa javeline Soutenant ses membres lourds, Il voit son armée en fuite Et de sa tente détruite Pendre en lambeaux le velours. |
Ém. Deschamps. Rodrigue pendant la bataille.
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« Allah ! qui me rendra ma formidable armée, |
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Émirs, cavalerie au carnage animée, |
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Et ma tente, et mon camp, éblouissant à voir, |
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Qui la nuit allumait tant de feux qu'à leur nombre, |
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On eût dit que le ciel sur la colline sombre |
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Laissait ses étoiles pleuvoir ? |
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« Qui me rendra mes beys aux flottantes pelisses ? |
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Mes fiers timariots, turbulentes milices ? |
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Mes khans bariolés ? mes rapides spahis ? |
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Et mes bédouins hâlés, venus des Pyramides, |
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Qui riaient d'effrayer les laboureurs timides, |
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Et poussaient leurs chevaux par les champs de maïs ? |
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« Tous ces chevaux, à l'œil de flamme, aux jambes grêles, |
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Qui volaient dans les blés comme des sauterelles, |
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Quoi, je ne verrai plus, franchissant les sillons, |
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Leurs troupes, par la mort en vain diminuées, |
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Sur les carrés pesants s'abattant par nuées, |
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Couvrir d'éclairs les bataillons ! |
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« Ils sont morts : dans le sang traînent leurs belles housses ; |
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Le sang souille et noircit leur croupe aux taches rousses ; |
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L'éperon s'userait sur leur flanc arrondi |
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Avant de réveiller leurs pas jadis rapides, |
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Et près d'eux sont couchés leurs maîtres intrépides |
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Qui dormaient à leur ombre aux halles de midi ! |
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« Allah ! qui me rendra ma redoutable armée ? |
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La voilà par les champs tout entière semée, |
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Comme l'or d'un prodigue épars sur le pavé. |
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Quoi ! chevaux, cavaliers, Arabes et Tartares, |
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Leurs turbans, leur galop, leurs drapeaux, leurs fanfares, |
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C'est comme si j'avais rêvé ! |
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« Ô mes vaillants soldats et leurs coursiers fidèles ! |
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Leur voix n'a plus de bruit et leurs pieds n'ont plus d'ailes. |
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Ils ont oublié tout, et le sabre et le mors. |
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De leurs corps entassés cette vallée est pleine : |
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Voilà pour bien longtemps une sinistre plaine ! |
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Ce soir, l'odeur du sang : demain, l'odeur des morts. |
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« Quoi ! c'était une armée, et ce n'est plus qu'une ombre ! |
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Ils se sont bien battus ! de l'aube à la nuit sombre, |
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Dans le cercle fatal ardents à se presser. |
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Les noirs linceuls des nuits sur l'horizon se posent. |
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Les braves ont fini : maintenant ils reposent, |
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Et les corbeaux vont commencer. |
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« Déjà, passant leur bec entre leurs plumes noires, |
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Du fond des bois, du haut des chauves promontoires, |
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Ils accourent : des morts ils rongent les lambeaux ; |
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Et cette armée, hier formidable et suprême, |
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Cette puissante armée, hélas ! ne peut plus même |
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Effaroucher un aigle et chasser des corbeaux ! |
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« Oh ! si j'avais encor cette armée immortelle, |
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Je voudrais conquérir des mondes avec elle ; |
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Je la ferais régner sur les rois ennemis ; |
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Elle serait ma sur, ma dame et mon épouse. |
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Mais que fera la mort, inféconde et jalouse, |
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De tant de braves endormis ? |
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« Que n'ai-je été frappé ! que n'a sur la poussière |
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Roulé mon vert turban avec ma tête altière ! |
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Hier j'étais puissant ; hier trois officiers, |
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Immobiles et fiers sur leur selle tigrée, |
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Portaient, devant le seuil de ma tente dorée, |
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Trois panaches ravis aux croupes des coursiers. |
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« Hier j'avais cent tambours tonnant à mon passage ; |
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J'avais quarante agas contemplant mon visage, |
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Et d'un sourcil froncé tremblant dans leurs palais. |
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Au lieu des lourds pierriers qui dorment sur les proues, |
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J'avais de beaux canons, roulant sur quatre roues, |
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Avec leurs canonniers anglais. |
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« Hier j'avais des châteaux ; j'avais de belles villes ; |
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Des Grecques par milliers à vendre aux juifs serviles ; |
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J'avais de grands harems et de grands arsenaux. |
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Aujourd'hui, dépouillé, vaincu, proscrit, funeste, |
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Je fuis… De mon empire, hélas ! rien ne me reste ; |
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Allah ! je n'ai plus même une tour à créneaux ! |
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« Il faut fuir, moi, pacha, moi, vizir à trois queues ! |
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Franchir l'horizon vaste et les collines bleues, |
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Furtif, baissant les yeux, presque tendant la main, |
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Comme un voleur qui fuit troublé dans les ténèbres, |
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Et croit voir des gibets dressant leurs bras funèbres |
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Dans tous les arbres du chemin ! » |
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Ainsi parlait Reschid, le soir de sa défaite. |
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Nous eûmes mille Grecs tués à cette fête. |
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Mais le vizir fuyait, seul, ce champ meurtrierces champs meurtriers. |
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Rêveur, il essuyait son rouge cimeterre ; |
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Deux chevaux près de lui du pied battaient la terre, |
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Et, vides, sur leurs flancs sonnaient les étriers. |
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7-8 mai 1828.
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