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HUG_6/HUG103
Victor HUGO
LES ORIENTALES
1829
I
Le feu du ciel
24. Alors le Seigneur fit descendre du ciel sur Sodome
et sur Gomorrhe une pluie de soufre et de feu.
25. Et il perdit ces villes avec tous leurs habitant, tout le pays à
l'entour avec ceux qui l'habitaient, et tout ce qui avait quelque
verdeur sur la terre.
Genèse.
I
La voyez-vous passer, la nuée au flanc noir ? 12
Tantôt pâle, tantôt rouge et splendide à voir, 12
Morne comme un été stérile ? 8
On croit voir à la fois, sur le vent de la nuit, 12
5 Fuir toute la fumée ardente et tout le bruit 12
De l'embrasement d'une ville. 8
D'où vient-elle ? des cieux, de la mer ou des monts ? 12
Est-ce le char de feu qui porte les démons 12
À quelque planète prochaine ? 8
10 Ô terreur ! de son sein, chaos mystérieux, 12
D'où vient que par moments un éclair furieux 12
Comme un long serpent se déchaîne ? 8
II
La mer ! partout la mer ! des flots, des flots encor. 12
L'oiseau fatigue en vain son inégal essor. 12
15 Ici les flots, là-bas les ondes ; 8
Toujours des flots sans fin par des flots repoussés ; 12
L'œil ne voit que des flots dans l'abîme entassés 12
Rouler sous les vagues profondes. 8
Parfois de grands poissons, à fleur d'eau voyageant, 12
20 Font reluire au soleil leurs nageoires d'argent, 12
Ou l'azur de leurs larges queues. 8
La mer semble un troupeau secouant sa toison : 12
Mais un cercle d'airain ferme au loin l'horizon ; 12
Le ciel bleu se mêle aux eaux bleues. 8
25 — Faut-il sécher ces mers ? dit le nuage en feu. 12
— Non ! — Il reprit son vol sous le souffle de Dieu. 12
III
Un golfe aux vertes collines 7
Se mirant dans le flot clair ! — 7
Des buffles, des javelines, 7
30 Et des chants joyeux dans l'air ! — 7
C'était la tente et la crèche, 7
La tribu qui chasse et pêche, 7
Qui vit libre, et dont la flèche 7
Jouterait avec l'éclair. 7
35 Pour ces errantes familles 7
Jamais l'air ne se corrompt. 7
Les enfants, les jeunes filles, 7
Les guerriers dansaient en rond, 7
Autour d'un feu sur la grève, 7
40 Que le vent courbe et relève, 7
Pareils aux esprits qu'en rêve 7
On voit tourner sur son front. 7
Les vierges aux seins d'ébène, 7
Belles comme les beaux soirs, 7
45 Riaient de se voir à peine 7
Dans le cuivre des miroirs ; 7
D'autres, joyeuses comme elles, 7
Faisaient jaillir des mamelles 7
De leurs dociles chamelles 7
50 Un lait blanc sous leurs doigts noirs. 7
Les hommes, les femmes nues 7
Se baignaient au gouffre amer. — 7
Ces peuplades inconnues, 7
Où passaient-elles hier ? — 7
55 La voix grêle des cymbales, 7
Qui fait hennir les cavales, 7
Se mêlait par intervalles 7
Aux bruits de la grande mer. 7
La nuée un moment hésita dans l'espace. 12
60 — Est-ce là ? — Nul ne sait qui lui répondit : — Passe ! 12
IV
L'Égypte ! — Elle étalait, toute blonde d'épis, 12
Ses champs, bariolés comme un riche tapis, 12
Plaines que des plaines prolongent ; 8
L'eau vaste et froide au nord, au sud le sable ardent 12
65 Se dispute l'Égypte : elle rit cependant 12
Entre ces deux mers qui la rongent. 8
Trois monts bâtis par l'homme au loin perçaient les cieux 12
D'un triple angle de marbre, et dérobaient aux yeux 12
Leurs bases de cendre inondées ; 8
70 Et de leur faîte aigu jusqu'aux sables dorés, 12
Allaient s'élargissant leurs monstrueux degrés, 12
Faits pour des pas de six coudées. 8
Un sphinx de granit rose, un dieu de marbre vert, 12
Les gardaient, sans qu'il fût vent de flamme au désert 12
75 Qui leur fît baisser la paupière. 8
Des vaisseaux au flanc large entraient dans un grand port. 12
Une ville géante, assise sur le bord, 12
Baignait dans l'eau ses pieds de pierre. 8
On entendait mugir le semoun meurtrier, 12
80 Et sur les cailloux blancs les écailles crier 12
Sous le ventre des crocodiles. 8
Les obélisques gris s'élançaient d'un seul jet. 12
Comme une peau de tigre, au couchant s'allongeait 12
Le Nil jaune, tacheté d'îles. 8
85 L'astre-roi se couchait. Calme, à l'abri du vent, 12
La mer réfléchissait ce globe d'or vivant, 12
Ce monde, âme et flambeau du nôtre ; 8
Et dans le ciel rougeâtre et dans les flots vermeils, 12
Comme deux rois amis, on voyait deux soleils 12
90 Venir au-devant l'un de l'autre. 8
— Où faut-il s'arrêter ? dit la nuée encor. 12
— Cherche ! dit une voix dont trembla le Thabor. 12
V
Du sable, puis du sable ! 6
Le désert ! noir chaos 6
95 Toujours inépuisable 6
En monstres, en fléaux ! 6
Ici rien ne s'arrête. 6
Ces monts à jaune crête, 6
Quand souffle la tempête, 6
100 Roulent comme des flots ! 6
Parfois, de bruits profanes 6
Troublant ce lieu sacré, 6
Passent les caravanes 6
D'Ophir ou de Membré. 6
105 L'œil de loin suit leur foule, 6
Qui sur l'ardente houle 6
Ondule et se déroule 6
Comme un serpent marbré. 6
Ces solitudes mornes, 6
110 Ces déserts sont à Dieu : 6
Lui seul en sait les bornes, 6
En marque le milieu. 6
Toujours plane une brume 6
Sur cette mer qui fume, 6
115 Et jette pour écume 6
Une cendre de feu. 6
— Faut-il changer en lac ce désert ? dit la nue. 12
— Plus loin ! dit l'autre voix du fond des cieux venue. 12
VI
Comme un énorme écueil sur les vagues dressé, 12
120 Comme un amas de tours, vaste et bouleversé, 12
Voici Babel, déserte et sombre. 8
Du néant des mortels prodigieux témoin, 12
Aux rayons de la lune, elle couvrait au loin 12
Quatre montagnes de son ombre. 8
125 L'édifice écroulé plongeait aux lieux profonds. 12
Les ouragans captifs sous ses larges plafonds 12
Jetaient une étrange harmonie. 8
Le genre humain jadis bourdonnait à l'entour, 12
Et sur le globe entier Babel devait un jour 12
130 Asseoir sa spirale infinie. 8
Ses escaliers devaient monter jusqu'au zénith. 12
Chacun des plus grands monts à ses flancs de granit 12
N'avait pu fournir qu'une dalle. 8
Et des sommets nouveaux d'autres sommets chargés 12
135 Sans cesse surgissaient aux yeux découragés 12
Sur sa tête pyramidale. 8
Les boas monstrueux, les crocodiles verts, 12
Moindres que des lézards sur ses murs entrouverts, 12
Glissaient parmi les blocs superbes ; 8
140 Et, colosses perdus dans ses larges contours, 12
Les palmiers chevelus, pendant au front des tours, 12
Semblaient d'en bas des touffes d'herbes. 8
Des éléphants passaient aux fentes de ses murs ; 12
Une forêt croissait sous ses piliers obscurs 12
145 Multipliés par la démence ; 8
Des essaims d'aigles roux et de vautours géants 12
Jour et nuit tournoyaient à ses porches béants, 12
Comme autour d'une ruche immense. 8
— Faut-il l'achever ? dit la nuée en courroux. — 12
150 Marche ! — Seigneur, dit-elle, où donc m'emportez-vous ? 12
VII
Voilà que deux cités, étranges, inconnues, 12
Et d'étage en étage escaladant les nues, 12
Apparaissent, dormant dans la brume des nuits, 12
Avec leurs dieux, leur peuple, et leurs chars, et leurs bruits. 12
155 Dans le même vallon c'étaient deux sœurs couchées. 12
L'ombre baignait leurs tours par la lune ébauchées ; 12
Puis l'œil entrevoyait, dans le chaos confus, 12
Aqueducs, escaliers, piliers aux larges fûts, 12
Chapiteaux évasés ; puis un groupe difforme 12
160 D'éléphants de granit portant un dôme énorme ; 12
Des colosses debout, regardant autour d'eux 12
Ramper des monstres nés d'accouplements hideux ; 12
Des jardins suspendus, pleins de fleurs et d'arcades, 12
Où la lune jetait son écharpe aux cascades ; 12
165 Des temples où siégeaient sur de riches carreaux 12
Cent idoles de jaspe à têtes de taureaux ; 12
Des plafonds d'un seul bloc couvrant de vastes salles, 12
Où, sans jamais lever leurs têtes colossales, 12
Veillaient, assis en cercle, et se regardant tous, 12
170 Des dieux d'airain, posant leurs mains sur leurs genoux. 12
Ces rampes, ces palais, ces sombres avenues 12
Où partout surgissaient des formes inconnues, 12
Ces ponts, ces aqueducs, ces arcs, ces rondes tours, 12
Effrayaient l'œil perdu dans leurs profonds détours ; 12
175 On voyait dans les cieux, avec leurs larges ombres, 12
Monter comme des caps ces édifices sombres, 12
Immense entassement de ténèbres voilé ! 12
Le ciel à l'horizon scintillait étoilé, 12
Et, sous les mille arceaux du vaste promontoire, 12
180 Brillait comme à travers une dentelle noire. 12
Ah ! villes de l'enfer, folles dans leurs désirs ! 12
Là, chaque heure inventait de monstrueux plaisirs, 12
Chaque toit recelait quelque mystère immonde, 12
Et, comme un double ulcère, elles souillaient le monde. 12
185 Tout dormait cependant : au front des deux cités, 12
À peine encor glissaient quelques pâles clartés, 12
Lampes de la débauche, en naissant disparues, 12
Derniers feux des festins oubliés dans les rues, 12
De grands angles de murs, par la lune blanchis, 12
190 Coupaient l'ombre, ou tremblaient dans une eau réfléchis. 12
Peut-être on entendait vaguement dans les plaines 12
S'étouffer des baisers, se mêler des haleines, 12
Et les deux villes sœurs, lasses des feux du jour, 12
Murmurer mollement d'une étreinte d'amour ! 12
195 Et le vent, soupirant sous le frais sycomore, 12
Allait tout parfumé de Sodome à Gomorrhe. 12
C'est alors que passa le nuage noirci, 12
Et que la voix d'en haut lui cria : — C'est ici ! 12
VIII
La nuée éclate ! 5
200 La flamme écarlate 5
Déchire ses flancs, 5
L'ouvre comme un gouffre, 5
Tombe en flots de soufre 5
Aux palais croulants, 5
205 Et jette, tremblante, 5
Sa lueur sanglante 5
Sur leurs frontons blancs ! 5
Gomorrhe ! Sodome ! 5
De quel brûlant dôme 5
210 Vos murs sont couverts ! 5
L'ardente nuée 5
Sur vous s'est ruée, 5
Ô peuples pervers ! 5
Et ses larges gueules 5
215 Sur vos têtes seules 5
Soufflent leurs éclairs ! 5
Ce peuple s'éveille, 5
Qui dormait la veille 5
Sans penser à Dieu. 5
220 Les grands palais croulent ; 5
Mille chars qui roulent 5
Heurtent leur essieu ; 5
Et la foule accrue, 5
Trouve en chaque rue 5
225 Un fleuve de feu. 5
Sur ces tours altières, 5
Colosses de pierres 5
Trop mal affermis, 5
Abondent dans l'ombre 5
230 Des mourants sans nombre 5
Encore endormis. 5
Sur des murs qui pendent 5
Ainsi se répandent 5
De noires fourmis ! 5
235 Se peut-il qu'on fuie 5
Sous l'horrible pluie ? 5
Tout périt, hélas ! 5
Le feu qui foudroie 5
Bat les ponts qu'il broie, 5
240 Crève les toits plats, 5
Roule, tombe, et brise 5
Sur la dalle grise 5
Ses rouges éclats ! 5
Sous chaque étincelle 5
245 Grossit et ruisselle 5
Le feu souverain. 5
Vermeil et limpide, 5
Il court plus rapide 5
Qu'un cheval sans frein ; 5
250 Et l'idole infâme, 5
Croulant dans la flamme, 5
Tord ses bras d'airain ! 5
Il gronde, il ondule, 5
Du peuple incrédule 5
255 Bat les tours d'argent ; 5
Son flot vert et rose, 5
Que le soufre arrose, 5
Fait, en les rongeant, 5
Luire les murailles 5
260 Comme les écailles 5
D'un lézard changeant. 5
Il fond comme cire 5
Agate, porphyre, 5
Pierres du tombeau, 5
265 Ploie, ainsi qu'un arbre, 5
Le géant de marbre 5
Qu'ils nommaient Nabo, 5
Et chaque colonne 5
Brûle et tourbillonne 5
270 Comme un grand flambeau. 5
En vain quelques mages 5
Portent les images 5
Des dieux du haut lieu ; 5
En vain leur roi penche 5
275 Sa tunique blanche 5
Sur le soufre bleu ; 5
Le flot qu'il contemple 5
Emporte leur temple 5
Dans ses plis de feu ! 5
280 Plus loin il charrie 5
Un palais, où crie 5
Un peuple à l'étroit ; 5
L'onde incendiaire 5
Mord l'îlot de pierre 5
285 Qui fume et décroît, 5
Flotte à sa surface, 5
Puis fond et s'efface 5
Comme un glaçon froid ! 5
Le grand-prêtre arrive 5
290 Sur l'ardente rive 5
D'où le reste a fui. 5
Soudain sa tiare 5
Prend feu comme un phare, 5
Et pâle, ébloui, 5
295 Sa main qui l'arrache 5
À son front s'attache, 5
Et brûle avec lui. 5
Le peuple, hommes, femmes, 5
Court… Partout les flammes 5
300 Aveuglent les yeux ; 5
Des deux villes mortes 5
Assiégeant les portes 5
À flots furieux, 5
La foule maudite 5
305 Croit voir, interdite, 5
L'enfer dans les cieux ! 5
IX
On dit qu'alors, ainsi que pour voir un supplice 12
Un vieux captif se dresse aux murs de sa prison, 12
On vit de loin Babel, leur fatale complice, 12
310 Regarder par-dessus les monts de l'horizon. 12
On entendit, durant cet étrange mystère, 12
Un grand bruit qui remplit le monde épouvanté, 12
Si profond qu'il troubla, dans leur morne cité, 12
Jusqu'à ces peuples sourds qui vivent sous la terre. 12
X
315 Le feu fut sans pitié ! Pas un des condamnés 12
Ne put fuir de ces murs brûlans et calcinés. 12
Pourtant, ils levaient leurs mains viles, 8
Et ceux qui s'embrassaient dans un dernier adieu, 12
Terrassés, éblouis, se demandaient quel dieu 12
320 Versait un volcan sur leurs villes. 8
Contre le feu vivant, contre le feu divin, 12
De larges toits de marbre ils s'abritaient en vain. 12
Dieu sait atteindre qui le brave. 8
Ils invoquaient leurs dieux ; mais le feu qui punit 12
325 Frappait ces dieux muets dont les yeux de granit 12
Soudain fondaient en pleurs de lave ! 8
Ainsi tout disparut sous le noir tourbillon, 12
L'homme avec la cité, l'herbe avec le sillon ! 12
Dieu brûla ces mornes campagnes ; 8
330 Rien ne resta debout de ce peuple détruit, 12
Et le vent inconnu qui souffla cette nuit 12
Changea la forme des montagnes. 8
XI
Aujourd'hui le palmier qui croît sur le rocher 12
Sent sa feuille jaunie et sa tige sécher 12
335 À cet air qui brûle et qui pèse. 8
Ces villes ne sont plus ; et, miroir du passé, 12
Sur leurs débris éteints s'étend un lac glacé, 12
Qui fume comme une fournaise ! 8
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