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HUG_5/HUG899
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
DERNIÈRE SÉRIE
1883
XXII
L'OCÉAN
L'Océan
I
Ces bâtiments qui font voile 7
Suivent chacun leur étoile 7
Et leur dessein ; 4
Et l'eau bat toutes les proues, 7
5 Et l'air souffle à pleines joues 7
Sur cet essaim. 4
Ils se dispersent sur l'onde. 7
Ils vont ; ils jettent la sonde 7
Au flot félon ; 4
10 Ils ont leur carte et leurs règles ; 7
Ils vont où vont les quatre aigles 7
De l'aquilon. 4
— Je pars, dit le capitaine, 7
Pour Gibraltar, pour Athène, 7
15 Pour Tafilet. 4
— Nous partons, disent les mousses, 7
Pour Malte où les nuits sont douces 7
Comme le lait. 4
— Nous partons, dit le pilote, 7
20 Pour l'Inde où la jonque flotte, 7
Pour Tétuan, 4
Pour Chypre, île aux belles femmes… 7
— Et pour le pays des âmes, 7
Dit l'océan. 4
25 La création aveugle 7
Hurle, glapit, grince et beugle ; 7
Mais, sous sa main, 4
L'homme la dompte et la brise ; 7
La forêt grondante est prise 7
30 Au piège humain. 4
Le tigre au Jardin des plantes 7
Passe ses pattes tremblantes 7
Par les barreaux ; 4
Toute bête est terrassée 7
35 Par l'amour et la pensée, 7
Ces deux héros. 4
Tous deux ont le diadème. 7
Ces dompteurs que l'enfer même 7
jadis craignait, 4
40 Rois de tous les esclavages, 7
Tiennent les choses sauvages 7
Dans leur poignet. 4
Le fier taureau d'Asturies 7
Qui marchait dans sa furie 7
45 Sans dévier, 4
Lui plus noir que l'eau marine, 7
Un anneau dans la narine, 7
Suit un bouvier. 4
Ce grand monstre, la nature, 7
50 Qui vivait à l'aventure, 7
N'écoutant rien, 4
Ouvrant sur l'homme qui souffre 7
Toutes les gueules du gouffre, 7
N'est plus qu'un chien. 4
55 L'homme s'accroît et se hausse. 7
Nul ne sait ce qu'en sa fosse, 7
Loin du ciel bleu, 4
Voyant qu'il faut qu'il y dorme, 7
Le lion, forçat énorme, 7
60 Reproche à Dieu. 4
Persée étouffe Gorgone. 7
Marthe écrase la dragone 7
Aux yeux ardents. 4
Visconti, vêtu de cuivre, 7
65 D'un coup de poing à la guivre 7
Casse les dents. 4
Béhémot craint l'homme blême. 7
Le boa, n'ouvrant pas même 7
L'œil à demi, 4
70 N'est plus, lui serpent superbe, 7
Qu'un tronc d'arbre qui dans l'herbe 7
S'est endormi. 4
Le jaguar tourne en sa cage. 7
Le morse en un marécage 7
75 Croupit muré. 4
La chanson du pâtre attire 7
Hors des branches le satyre 7
Tout effaré. 4
Depuis Hercule et Thésée, 7
80 Teb à la lance aiguisée, 7
Bellérophon, 4
Icare qui nomme un golfe, 7
Hermès sur le sphinx, Astolphe 7
Sur le griffon, 4
85 Il n'est pas au monde un être 7
Qui ne reconnaisse un maître ; 7
Tout est dompté. 4
La conquête se consomme ; 7
L'ombre voit au front de l'homme 7
90 Une clarté. 4
Le lynx s'abat sur le ventre 7
Quand la ménade en son antre 7
Chante Paean ; 4
On prend l'aigle dans son aire… 7
95 — Où donc est mon belluaire ? 7
Dit l'océan. 4
Et l'océan fauve ajoute : 7
— Je ne suis pas une route. 7
Que me veut-on ? 4
100 Je te hais, flambeau sublime, 7
Que Colomb sur mon abîme 7
Passe à Fulton. 4
J'ai ma vague, Etna sa lave. 7
Etna n'est pas un esclave. 7
105 Ni moi non plus. 4
J'ai pour reine et pour captive 7
La sombre terre attentive 7
A mon reflux. 4
Je ne suis pas fait pour être, 7
110 Comme le sentier champêtre, 7
Plein de vivants ; 4
Je suis l'Onde en sa tanière, 7
Que prennent à la crinière 7
Les quatre vents ! 4
115 Je suis le noir gouffre inculte ; 7
Je donne, en mon fier tumulte, 7
Où rien ne ment. 4
Pour maître aux flots sourds l'air libre, 7
Et pour base à l'équilibre 7
120 Le tremblement. 4
Rien n'arrête et ne dirige 7
Mon formidable quadrige, 7
Que les typhons 4
Traînent, et qui, de la Perse 7
125 Jusqu'aux Hébrides, disperse 7
Ses bruits profonds. 4
Je suis la vaste mêlée, 7
Reptile, étant l'onde, ailée, 7
Étant le vent ; 4
130 Force et fuite, haine et vie, 7
Houle immense, poursuivie 7
Et poursuivant. 4
Je suis, dans l'ombre étoilée, 7
La figure échevelée 7
135 De l'inconnu ; 4
Ma vague, qu'Éole augmente, 7
Est, quand il lui plaît, charmante 7
Comme un sein nu. 4
Je ne suis pas votre auberge, 7
140 Je suis la tempête vierge 7
Qui peut briser 4
Caps et rochers comme verre, 7
A qui parfois le tonnerre 7
Prend un baiser. 4
145 Je m'appelle solitude, 7
Je m'appelle inquiétude, 7
Et mon roulis 4
Couvre à jamais des navires, 7
Des voix, des chansons, des rires, 7
150 Ensevelis. 4
Je suis funeste et salubre. 7
Je suis le fileur lugubre 7
Des noirs vallons 4
Que l'orage sans fin mouille, 7
155 Et qui file à sa quenouille 7
Les aquilons. 4
Je suis, dans l'écume en poudre, 7
Le combattant de la foudre, 7
L'hydre titan. 4
160 Je suis sans forme et sans nombre. 7
Venez, les vents, l'horreur, l'ombre. 7
Homme, va-t'en. 4
Je suis souffle, éclair et lame. 7
Je prends volontiers leur âme 7
165 Aux curieux. 4
Je suis le triple Cerbère 7
Dont le regard réverbère 7
Dieu furieux. 4
J'ai plus de nuit que la tombe. 7
170 Léviathan dans ma trombe 7
N'est plus qu'un ver ; 4
Tout tremble sur mon épaule. 7
Je lie au poteau du pôle 7
Le spectre hiver. 4
175 Homme, la terre est ta mère. 7
Cherche ton bien éphémère 7
Dans ses douleurs ; 4
Broie, arrache, brûle, embrase. 7
Perce des chemins. Écrase 7
180 Ce tas de fleurs ! 4
La plaine, quand on la ferre, 7
Obéit, et laisse faire 7
L'homme ennemi. 4
La terre est une imbécile ; 7
185 Et la montagne est docile 7
A la fourmi. 4
Les Alpes sont des géantes 7
Terribles, fauves, béantes, 7
L'orage au cou ; 4
190 L'homme rit des monts féroces, 7
Et, taupe, sous les colosses, 7
Il fait son trou. 4
Moi, je ne suis pas la rue. 7
J'ai pour roue et pour charrue 7
195 Le tourbillon ; 4
Je bondis, c'est ma manière ; 7
Je n'accepte pas l'ornière 7
Ni le sillon. 4
J'écume à flots sur ma grève, 7
200 Va-t'en. Ne viens pas, fils d'Ève, 7
Frêle rival, 4
Sauter sur mon dos farouche 7
Et mettre un mors à la bouche 7
De mon cheval. 4
205 Ma plaine est la grande plaine ; 7
Mon souffle est la grande haleine ; 7
Je suis terreur ; 4
J'ai tous les vents de la terre 7
Pour passants, et le mystère 7
210 Pour laboureur. 4
Le météore en ma houle 7
Tombe, la nuée y croule 7
En rugissant ; 4
L'écueil, écumant monarque, 7
215 A qui je donne la barque, 7
Me rend le sang. 4
L'aurore avec épouvante 7
Regarde mon eau vivante, 7
Mes rocs ouverts, 4
220 Mes colères, mes batailles, 7
Et les glissements d'écailles 7
Sous mes flots verts. 4
Vénus m'apporte son globe. 7
Je lui relève sa robe 7
225 Jusqu'au genou. 4
Le zéphyr des moissons blondes, 7
S'il se risque sur mes ondes, 7
Y devient fou. 4
Un jour l'orage des plaines 7
230 Vint chez moi sur mes baleines 7
Lancer ses traits ; 4
Mais j'ai, d'un seul cri de rage, 7
Chassé ce canard sauvage 7
Dans vos marais ! 4
235 Quand il vit dans ma caverne 7
Se sauver l'hydre de Lerne, 7
Mon compagnon 4
Typhon dit : Cela nous souille, 7
Gardons-nous cette grenouille ? 7
240 Et j'ai dit Non ! 4
Si je faisais une rose, 7
Moi, gouffre en qui toute chose 7
S'ébauche et vit, 4
Le soleil, flambeau fidèle, 7
245 Se lèverait auprès d'elle 7
Sans qu'on le vit. 4
Hommes, vous rêvez de croire 7
Que vous vaincrez mon eau noire, 7
Aux fiers bouillons, 4
250 Ma vague aux mille étincelles, 7
En pendant à des ficelles 7
Quelques haillons ! 4
C'est donc là votre navire ! 7
Une écorce qui chavire 7
255 Sous tout climat ! 4
Cette épingle qui m'éraille, 7
C'est l'ancre, et ce brin de paille, 7
C'est le grand mât ! 4
Ces quatre planches mal jointes 7
260 Se déchireront aux pointes 7
Du moindre écueil. 4
L'homme au front triste, aux mains blanches, 7
Ne sait clouer que les planches 7
De son cercueil. 4
265 Quoi ! je serais si candide ! 7
Porter sur mon dos splendide 7
Votre wagon ! 4
Dans mon azur sans limite, 7
Voir fumer votre marmite. 7
270 Moi le dragon ! 4
Quoi ! lui chez moi ! l'homme ! Il entre ! 7
Sachez que devant mon antre, 7
Qu'emplit la nuit, 4
Le sage lion s'arrête, 7
275 Et qu'en voyant ma tempête 7
L'aigle s'enfuit ! 4
Votre présence m'outrage. 7
Dieu fit mon immense orage 7
Mystérieux 4
280 Et mes flots pleins de désastres, 7
Pour être vus par ses astres, 7
Non par vos yeux. 4
Homme, ta marche est peu droite ; 7
Ton commerce avide exploite 7
285 Les flots mouvants ; 4
L'âpre soif de l'or t'anime ; 7
Je donne pour rien l'abîme, 7
Toi, tu le vends. 4
Ne viens pas chez moi, te dis-je. 7
290 Ne mêle pas au prodige 7
Tes vils chemins. 4
Crains mes fureurs justicières ! 7
Ah ! vous frémiriez, poussières, 7
Pâles humains, 4
295 Si vous entendiez les choses 7
Que nous tous, les vents moroses 7
Et les saisons, 4
L'air qui souffle et l'eau qui tremble, 7
Quand nous sommes seuls ensemble, 7
300 Nous nous disons ! 4
Devant votre crépuscule 7
Mon sombre horizon recule ; 7
Vous m'insultez ! 4
Genre humain, foule confuse, 7
305 L'ombre éternelle refuse 7
Vos nouveautés. 4
Elle refuse vos phares, 7
Vos boussoles, vos fanfares, 7
Vos noirs vaisseaux, 4
310 Et, quand passe votre flotte, 7
Indignée, elle sanglote 7
Au fond des eaux. 4
Allez-vous-en ! Je devine 7
Qu'on rêve une ère divine, 7
315 Fin des fléaux. 4
On court sur l'onde aplanie. 7
On m'emploie à l'harmonie, 7
Moi le chaos ! 4
C'est la paix qui se prépare. 7
320 Je n'en veux point. Je sépare, 7
Je n'unis pas. 4
Je brise à coups de nageoires 7
Et je broie en mes mâchoires 7
Votre compas ! 4
325 L'homme doit courber sa tête 7
Sous la guerre et la tempête 7
Et le volcan. 4
La terre, c'est la géhenne. 7
Que chacun garde sa haine 7
330 Et son carcan. 4
Tu n'es pas même un fantôme ! 7
Monstre pour l'archange, atome 7
Pour le titan, 4
Rien pour l'espace et le nombre ! 7
335 L'homme n'est qu'une pénombre ; 7
L'Ombre est Satan. 4
Être mauvais, c'est ta peine. 7
Sois mauvais. Ta race traîne 7
L'anneau de fer. 4
340 Nous sommes tous la souffrance ; 7
Et l'hirondelle espérance 7
Fuit notre hiver. 4
Sache que nous, et ces mondes 7
Qu'on voit, dans nos nuits immondes, 7
345 Au firmament, 4
Nous habitons l'insondable, 7
L'extrémité formidable 7
Du châtiment. 4
Notre nuit est si fatale 7
350 Que si la pitié, vestale 7
Chère aux élus, 4
Disait : Où donc est ce monde ? 7
J'ai peur que Dieu ne réponde : 7
Je ne sais plus ! 4
355 Donc subissez la loi dure. 7
Endurez ce que j'endure, 7
L'isolement ; 4
Et soyez, dans votre bouge, 7
L'un pour l'autre le fer rouge, 7
360 Et non l'aimant. 4
N'essayez pas, dans ma sphère, 7
D'être frères, et de faire, 7
Dans ce tombeau, 4
Quand tout à l'ombre ressemble, 7
365 De vos esprits mis ensemble 7
Un grand flambeau. 4
Les hommes deviendraient anges 7
Je ne veux pas de mésanges, 7
Moi, maintenant ! 4
370 Je veux le glaive et le glaive. 7
Vivez comme dans un rêve, 7
Tas frissonnant ! 4
Faites comme ont fait vos pères, 7
Et crénelez vos repaires. 7
375 Abhorrez-vous. 4
Barricadez vos Sodomes. 7
Dévorez-vous. Soyez hommes 7
Et restez loups. 4
Que l'Écosse ait sa claymore, 7
380 Le juif sa rage, et le more 7
Son yatagan ; 4
Que chacun reste en sa ville ; 7
Et qu'on me laisse tranquille 7
Dans l'ouragan. 4
II
385 Et l'homme dit : — Mer affreuse. 7
Que le char des foudres creuse 7
Sous son essieu, 4
Tais-toi dans ton ossuaire. 7
Tu cherches ton belluaire ? 7
390 Gouffre, c'est Dieu ! 4
Écoute-moi. La loi change. 7
Je vois poindre aux cieux l'archange ! 7
L'esprit du ciel 4
M'a crié sur la montagne : 7
395 « Tout enfer s'éteint ; nul bagne 7
N'est éternel. » 4
Je ne hais plus, mer profonde. 7
J'aime. J'enseigne, je fonde. 7
Laisse passer. 4
400 Satan meurt, un autre empire 7
Naît, et la morsure expire 7
Dans un baiser. 4
Tu ne dois plus dire : arrière ! 7
Tu n'es plus une barrière, 7
405 Dragon marin. 4
Sers l'avenir ! porte l'arche. 7
Rien n'arrête l'homme en marche 7
Vers Dieu serein. 4
Rien ! pas même toi, chimère, 7
410 Monstre de l'écume amère, 7
Géant puni, 4
Toi qui, seul dans ta nuit sombre, 7
As fait ton onde avec l'ombre 7
De l'infini ! 4
415 Je vais ! je suis le prophète. 7
A la houle stupéfaite 7
Je dis mon nom. 4
La trombe accourt ; ma pensée 7
Fait rentrer cette insensée 7
420 Au cabanon. 4
L'esprit de l'homme, lumière, 7
Domptant la nature entière, 7
Onde ou volcan, 4
Plonge sa clarté sacrée 7
425 Dans la prunelle effarée 7
De l'ouragan. 4
Pour qu'à nos pas on se range, 7
Nous n'avons qu'à dire à l'ange 7
Comme aux démons, 4
430 Qu'à dire aux torrents de soufre, 7
Et qu'à te dire à toi, gouffre 7
Nous nous aimons ! 4
L'amour, c'est la loi suprême. 7
L'amour te vaincra toi-même. 7
435 Ton bruit est vain. 4
Pour que, caressant ta grève, 7
Ton hymne d'enfer s'achève 7
En chant divin, 4
Pour que ton hurlement tombe, 7
440 Il suffit que la colombe 7
Qui vient le soir, 4
O sombre gouffre d'écume, 7
Laisse tomber une plume 7
Sur ton flot noir. 4
445 L'amour, c'est le fond de l'homme. 7
L'amour, c'est l'antique pomme 7
Qu'Ève cueillit. 4
L'ombre passe, l'amour reste, 7
Il est astre au dais céleste, 7
450 Perle en ton lit. 4
Nos inventions nouvelles 7
Prendront à tes vents des ailes ; 7
Dieu nous sourit ; 4
Nous monterons sur ta rage, 7
455 Nous attellerons l'orage 7
A notre esprit. 4
Oui, malgré tes chocs sauvages, 7
Nous lierons tes deux rivages 7
D'un trait de feu ; 4
460 L'avenir aura deux Romes, 7
Et, près de celle des hommes, 7
Celle de Dieu. 4
L'avenir aura deux temples, 7
Deux lumières, deux exemples, 7
465 Un double hymen, 4
La liberté, force et verbe, 7
L'unité, portant la gerbe 7
Du genre humain. 4
Tais-toi, mer ! Les cœurs s'appellent, 7
470 Les fils de Caïn se mêlent 7
Aux fils d'Abel ; 4
L'homme, que Dieu mène et juge, 7
Bâtira sur toi, déluge, 7
Une Babel. 4
475 A cette Babel morale 7
Aboutira la spirale 7
Des deux Sions, 4
Où sans cesse recommence 7
Le fourmillement immense 7
480 Des nations ; 4
Et tu verras sans colère, 7
Du tropique au flot polaire, 7
Dieu te calmant, 4
Au-dessus de l'eau sonore, 7
485 Se construire dans l'aurore 7
Superbement 4
Les progrès et les idées, 7
Pont de cent mille coudées 7
Que rien ne rompt, 4
490 Et sur tes sombres marées 7
Ces arches démesurées 7
Resplendiront. 4
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