Métrique en Ligne
HUG_5/HUG895
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
DERNIÈRE SÉRIE
1883
XVIII
Paroles de géant
Je suis votre vaincu, mais, regardez ma taille, 12
Dieux, je reste montagne après votre bataille ; 12
Et moi qui suis pour vous un sombre encombrement, 12
A peine je vous vois au fond du firmament. 12
Si vous existez, soit. Je dors.
5 Vous, troglodytes,
Hommes qui ne savez jamais ce que vous dites, 12
Vivants qui fourmillez dans de l'ombre, indistincts, 12
Ayant déjà les vers de terre en vos instincts, 12
Vous qu'attend le sépulcre et qui rampez d'avance, 12
10 Sachez que la prière est une connivence, 12
Et ne me plaignez pas ! Nains promis aux linceuls, 12
Tremblez si vous voulez, mais tremblez pour vous seuls ! 12
Quant à moi, que Vénus, déesse aux yeux de grue, 12
Que Mars bête et sanglant, que Diane bourrue, 12
15 Viennent rire au-dessus de mon sinistre exil 12
Ou faire un froncement quelconque de sourcil, 12
Que dans mon ciel farouche et lourd l'Olympe ébauche 12
Son tumulte mêlé de crime et de débauche, 12
Qu'il raille le grand Pan, croyant l'avoir tué, 12
20 Que Jupiter joyeux, tonnant, infatué, 12
Démuselle les vents imbéciles, dérègle 12
L'éclair et l'aquilon, et déchaîne son aigle, 12
Cela m'est bien égal à moi qui suis trois fois 12
Plus haut que n'est profond l'océan plein de voix. 12
25 Hommes, je ris des nœuds dont la peur vous enlace. 12
Tous ces olympiens sont de la populace. 12
Ah ! certes, ces passants, que vous nommez les dieux, 12
Furent de fiers bandits sous le ciel radieux ; 12
Les montagnes, avec leurs bois et leurs vallées, 12
30 Sont de leur noir viol toutes échevelées, 12
Je le sais, et, resté presque seul maintenant, 12
Je suis par la grandeur de ma chute gênant ; 12
Non, je ne les crains pas ; et, quant à leurs approches, 12
Je les attends avec des roulements de roches, 12
35 Je les appelle gueux et voleurs, c'est leur nom, 12
Et ne veux pas savoir s'ils sont contents ou non. 12
O vivants, il paraît qu'à la haine tenaces, 12
Ces dieux me font de loin, dans l'ombre, des menaces. 12
Soit, j'oublie et je songe ; et je m'informe peu 12
40 Si l'éclair que je vois est la lueur d'un dieu. 12
J'ai ma flûte et j'en joue au penchant des montagnes, 12
Je m'ajoute aux sommets au-dessus des campagnes, 12
Et je laisse les dieux bruire et bougonner. 12
Croit-on que je prendrai la peine de tourner 12
45 La tête dans les bois et sur les hautes cimes, 12
Que je m'effarerai dans les forêts sublimes, 12
Et que j'interromprai mon rêve et ma chanson, 12
Pour un roucoulement de foudre à l'horizon ? 12
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