Métrique en Ligne
HUG_5/HUG893
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
DERNIÈRE SÉRIE
1883
XVII
LE CERCLE DES TYRANS
Les Mangeurs
Ils ont des surnoms, Juste, Auguste, Grand, Petit, 12
Bien-Aimé, Sage, et tous ont beaucoup d'appétit. 12
Qui sont-ils ? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie 12
Des hommes, notre vie à tous, leur est servie. 12
5 Ils nous mangent. Quel est leur droit ? Le droit divin. 12
Ils vivent. Tout le reste est inutile et vain, 12
Le vent après le vent, le nombre après le nombre 12
Passe, et le genre humain n'est qu'une fuite d'ombre. 12
Est-ce qu'ils ont pour voix la foudre ? Ils ont la voix 12
10 Que vous avez. Sont-ils malades ? Quelquefois. 12
Sont-ils forts ? Comme vous. Beaux ? Comme vous. Leur âme ? 12
Vous ressemble. Et de qui sont-ils nés ? D'une femme. 12
Ils ont, pour vous dompter et vous accabler tous, 12
Des châteaux, des donjons. Bâtis par qui ? Par vous. 12
15 Et quelle est leur grandeur ? A peu près votre taille. 12
Ils ont une servante affreuse, la bataille ; 12
Ils ont un noir valet qu'on nomme l'échafaud. 12
Ils ont pour fonction de n'avoir nul défaut, 12
D'être pour les passants chefs, souverains et maîtres 12
20 Pour la femme aux seins nus sultans, dieux pour les prêtres. 12
Par ces êtres, élus du destin hasardeux, 12
La suprême parole est dite, et chacun d'eux 12
Pèse plus à lui seul qu'un nombre et qu'une foule ; 12
Il écrit : ma raison, sur le canon qui roule. 12
25 Et quels sont leurs cerveaux ? Étroits. Leurs volontés ? 12
Énormes. Quelles sont leurs œuvres ? Écoutez. 12
Celui-ci, que la croix du vieil Ivan protège, 12
A le bonheur d'avoir un sépulcre de neige 12
Assez grand pour y mettre un peuple tout entier ; 12
30 Il y met la Pologne ; il faut bien châtier 12
Ce peuple puisqu'il ose exister. Cette reine 12
Fut jeune, belle, heureuse, ignorante, sereine, 12
Et n'a jamais fait grâce, et tout son alphabet, 12
Hélas, commence au trône et finit au gibet. 12
35 Celui-ci parle au nom du martyr qu'on adore ; 12
Sous la sublime croix qu'un reflet du ciel dore, 12
Cet homme, plein d'un sombre et périlleux pouvoir, 12
Prie et songe, et n'est pas épouvanté de voir 12
Son crucifix jeter l'ombre des guillotines. 12
40 Cet autre, torche au poing, dans les cités mutines, 12
Se rue, et brûle et pille, et d'Irun à Cadiz 12
Règne, et fait fusiller un prisonnier sur dix, 12
Et dit : Je n'en fais pas fusiller davantage, 12
Étant civilisé ; puis il reprend : Le Tage 12
45 Et l'Èbre feront voir que le maître est présent ; 12
Peuples, je veux qu'on dise en voyant tant de sang 12
Et tant de morts passer que c'est le roi qui passe ! 12
Cet autre est un césar de l'espèce rapace ; 12
Le laurier est chétif, mais le profit est grand, 12
50 Cela suffit ; il vient ; et que fait-il ? il prend. 12
Il empoche ; quoi ? tout ; les sacs d'or qu'on lui compte, 12
Les provinces, les morts, Strasbourg, Metz, et la honte ; 12
Ce que fit Metternich est refait par Bismarck. 12
Le père de cet autre a bombardé Saint-Marc 12
55 Et dans l'affreux Spielberg reconstruit la Bastille. 12
Cet autre à son vizir a marié sa fille ; 12
Cette fille abusant de son droit à l'enfant, 12
Met au monde un garçon, ce que la loi défend ; 12
L'aïeul fait étrangler son petit-fils. Cet autre, 12
60 Jeune, dans les tripots et les femmes se vautre, 12
Puis il se dit : Je suis Bonaparte à peu près ; 12
Si je songeais au trône et si je m'empourprais ? 12
Il s'empourpre ; il devient sanglant. C'est un vrai prince. 12
Chez eux le plus puissant est souvent le plus mince ; 12
65 Ils ont le cœur des rocs et la dent des lions ; 12
Ils sont ivres d'encens, d'effroi, de millions, 12
De volupté, d'horreur, et leur splendeur est noire. 12
S'ils ont soif, il leur faut beaucoup de sang à boire ; 12
La guerre leur en verse ; il leur faut, s'ils ont faim, 12
Beaucoup de nations à dévorer.
70 Enfin,
Revanche ! les mangeurs sont mangés, ô mystère ! 12
— Comme c'est bon les rois ! disent les vers de terre. 12
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