Métrique en Ligne
HUG_5/HUG879
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
DERNIÈRE SÉRIE
1883
XI
La chanson des doreurs de proues
Nous sommes les doreurs de proues. 8
Les vents, tournant comme des roues, 8
Sur la verte rondeur des eaux 8
Mêlent les lueurs et les ombres, 8
5 Et dans les plis des vagues sombres 8
Traînent les obliques vaisseaux. 8
La bourrasque décrit des courbes, 8
Les vents sont tortueux et fourbes, 8
L'archer noir souffle dans son cor, 8
10 Ces bruits s'ajoutent aux vertiges, 8
Et c'est nous qui dans ces prodiges 8
Faisons rôder des spectres d'or, 8
Car c'est un spectre que la proue. 8
Le flot l'étreint, l'air la secoue ; 8
15 Fière, elle sort de nos bazars 8
Pour servir aux éclairs de cible, 8
Et pour être un regard terrible 8
Parmi les sinistres hasards. 8
Roi, prends le frais sous les platanes ; 8
20 Sultan, sois jaloux des sultanes, 8
Et tiens sous des voiles caché 8
L'essaim des femmes inconnues 8
Qu'hier on vendait toutes nues 8
A la criée en plein marché ; 8
25 Qu'importe au vent ! qu'importe à l'onde ! 8
Une femme est noire, une est blonde, 8
L'autre est d'Alep ou d'Ispahan ; 8
Toutes tremblent devant ta face, 8
Et que veut-on que cela fasse 8
30 Au mystérieux océan ? 8
Vous avez chacun votre fête ; 8
Sois le prince, il est la tempête ; 8
Lui l'éclair, toi l'yatagan, 8
Vous avez chacun votre glaive ; 8
35 Sous le sultan le peuple rêve, 8
Le flot songe sous l'ouragan. 8
Nous travaillons pour l'un et l'autre. 8
Cette double tâche est la nôtre, 8
Et nous chantons ! O sombre émir, 8
40 Tes yeux d'acier, ton cœur de marbre, 8
N'empêchent pas le soir dans l'arbre 8
Les petits oiseaux de dormir ; 8
Car la nature est éternelle 8
Et tranquille, et Dieu sous son aile 8
45 Abrite les vivants pensifs. 8
Nous chantons dans l'ombre sereine 8
Des chansons où se mêle à peine 8
La vision des noirs récifs. 8
Nous laissons aux maîtres les palmes 8
50 Et les lauriers ; nous sommes calmes 8
Tant qu'ils n'ont pas pris dans leur main 8
Les étoiles diminuées, 8
Tant que la fuite des nuées 8
Ne dépend pas d'un souffle humain. 8
55 L'été luit, les fleurs sont écloses, 8
Les seins blancs ont des pointes roses, 8
On chasse, on rit, les ouvriers 8
Chantent, et les moines s'ennuient ; 8
Les vagues biches qui s'enfuient 8
60 Font tressaillir les lévriers. 8
Oh ! s'il fallait que tu t'emplisses, 8
Sultan, de toutes les délices 8
Qui t'environnent, tu mourrais. 8
Vis et règne, — la vie est douce. 8
65 Le chevreuil couché sur la mousse 8
Fait des songes dans les forêts ; 8
Monter ne sert qu'à redescendre ; 8
Tout est flamme, puis tout est cendre ; 8
La tombe dit à l'homme : vois ! 8
70 Le temps change, les oiseaux muent. 8
Et les vastes eaux se remuent, 8
Et l'on entend passer des voix ; 8
L'air est chaud, les femmes se baignent ; 8
Les fleurs entre elles se dédaignent ; 8
75 Tout est joyeux, tout est charmant ; 8
Des blancheurs dans l'eau se reflètent ; 8
Les roses des bois se complètent 8
Par les astres du firmament. 8
Ta galère que nous dorâmes 8
80 A soixante paire de rames 8
Qui de Lépante à Moganez 8
Domptent le vent et la marée, 8
Et dont chacune est manœuvrée 8
Par quatre forçats enchaînés. 8
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