Métrique en Ligne
HUG_5/HUG873
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
DERNIÈRE SÉRIE
1883
VIII
LES PAYSANS AU BORD DE LA MER
Les Paysans au bord de la mer
I
Les pauvres gens de la côte, 7
L'hiver, quand la mer est haute 7
Et qu'il fait nuit, 4
Viennent où finit la terre 7
5 Voir les flots pleins de mystère 7
Et pleins de bruit. 4
Ils sondent la mer sans bornes ; 7
Ils pensent aux écueils mornes 7
Et triomphants ; 4
10 L'orpheline pâle et seule 7
Crie : O mon père ! et l'aïeule 7
Dit : Mes enfants ! 4
La mère écoute et se penche ; 7
La veuve à la coiffe blanche 7
15 Pleure et s'en va. 4
Ces cœurs qu'épouvante l'onde 7
Tremblent dans ta main profonde, 7
O Jéhovah. 4
Où sont-ils tous ceux qu'on aime ? 7
20 Elles ont peur. La nuit blême 7
Cache Vénus ; 4
L'océan jette sa brume 7
Dans leur âme, et son écume 7
Sur leurs pieds nus. 4
25 On guette, on doute, on ignore 7
Ce que l'ombre et l'eau sonore 7
Aux durs combats 4
Et les rocs aux trous d'éponges, 7
Pareils aux formes des songes, 7
30 Disent tout bas. 4
L'une frémit, l'autre espère. 7
Le vent semble une vipère. 7
On pense à Dieu 4
Par qui l'esquif vogue ou sombre 7
35 Et qui change en gouffre d'ombre 7
Le gouffre bleu ! 4
II
La pluie inonde leurs tresses. 7
Elles mêlent leurs détresses 7
Et leurs espoirs. 4
40 Toutes ces tremblantes femmes 7
Hélas ! font voler leurs âmes 7
Sur les flots noirs. 4
Et, selon ses espérances, 7
Chacun voit des apparences 7
45 A l'horizon. 4
Le troupeau des vagues saute 7
Et blanchit toute la côte 7
De sa toison. 4
Et le groupe inquiet pleure. 7
50 Cet abîme obscur qu'effleure 7
Le goéland 4
Est comme une ombre vivante 7
Où la brebis Épouvante 7
Passe en bêlant. 4
55 Ah ! cette mer est méchante, 7
Et l'affreux vent d'ouest qui chante 7
En troublant l'eau, 4
Tout en sonnant sa fanfare, 7
Souffle souvent sur le phare 7
60 De Saint-Malo. 4
III
Dans les mers il n'est pas rare 7
Que la foudre au lieu de phare 7
Brille dans l'air, 4
Et que sur l'eau qui se dresse 7
65 Le sloop-fantôme apparaisse 7
Dans un éclair. 4
Alors tremblez. Car l'eau jappe 7
Quand le vaisseau mort la frappe 7
De l'aviron, 4
70 Car le bois devient farouche 7
Quand le chasseur-spectre embouche 7
Son noir clairon. 4
Malheur au chasse-marée 7
Qui voit la nef abhorrée ; 7
75 O nuit ! terreur ! 4
Tout le navire frissonne, 7
Et la cloche, à l'avant, sonne 7
Avec horreur. 4
C'est le hollandais ! la barque 7
80 Que le doigt flamboyant marque ! 7
L'esquif puni ! 4
C'est la voile scélérate ! 7
C'est le sinistre Pirate 7
De l'infini ! 4
85 Il était hier au pôle 7
Et le voici ! Tombe et geôle, 7
Il court sans fin. 4
Judas songe, sans prière, 7
Sur l'avant, et sur l'arrière 7
90 Rêve Caïn. 4
Il suffirait, pour qu'une île 7
Croulât dans l'onde infertile, 7
Qu'il y passât ; 4
Il fuit dans la nuit damnée, 7
95 La tempête est enchaînée 7
A ce forçat. 4
Il change l'onde en hyène, 7
Et que veut-on que devienne 7
Le matelot, 4
100 Quand, brisant la lame en poudre, 7
L'enfer vomit dans la foudre 7
Ce noir brûlot ? 4
La lugubre goélette 7
Jette à travers son squelette 7
105 Un blanc rayon ; 4
La lame devient hagarde, 7
L'abîme effaré regarde 7
La vision. 4
Les rocs qui gardent la terre 7
110 Disent : Va-t'en, solitaire ! 7
Démon, va-t'en ! 4
L'homme entend de sa chaumière 7
Aboyer les chiens de pierre 7
Après Satan. 4
115 Et les femmes sur la grève 7
Se parlent du vaisseau-rêve 7
En frémissant ; 4
Il est plein de clameurs vagues ; 7
Il traîne avec lui des vagues 7
120 Pleines de sang. 4
IV
Et l'on se conte à voix basse 7
Que le noir vaisseau qui passe 7
Est en granit, 4
Et qu'à son bord rien ne bouge, 7
125 Les agrès sont en fer rouge, 7
Le mât hennit. 4
Et l'on se met en prières, 7
Pendant que joncs et bruyères 7
Et bois touffus, 4
130 Vents sans borne et flots sans nombre, 7
Jettent dans toute cette ombre 7
Des cris confus. 4
V
Et les écueils centenaires 7
Rendent des bruits de tonnerres 7
135 Dans l'ouragan ; 4
Il semble en ces nuits d'automne 7
Qu'un canon monstrueux tonne 7
Sur l'océan. 4
L'ombre est pleine de furie. 7
140 O chaos ! onde ahurie, 7
Caps ruisselants, 4
Vent que les mères implorent, 7
Noir gouffre où s'entre-dévorent 7
Les flots hurlants ! 4
145 Comme un fou tirant sa chaîne, 7
L'eau jette des cris de haine 7
Aux durs récifs ; 4
Les rocs, sourds à ses huées, 7
Mêlent aux blêmes nuées 7
150 Leurs fronts pensifs. 4
La mer traîne en sa caverne 7
L'esquif que le flot gouverne, 7
Le mât détruit, 4
Et la barre, et la voilure 7
155 Que noue à sa chevelure 7
L'horrible nuit. 4
Et sur les sombres falaises 7
Les pêcheuses granvillaises 7
Tremblent au vent, 4
160 Pendant que tu ris sur l'onde, 7
De l'autre côté du monde, 7
Soleil levant ! 4
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