Métrique en Ligne
HUG_4/HUG848
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
XXI
LE TEMPS PRÉSENT
Dénoncé à celui qui chassa les vendeurs du temple
La vieille en pleurs disait : — La misère en est cause, 12
Pour mon bon vieux défunt je n'aurai pas grand-chose, 12
Un seul cierge, un seul prêtre, et deux mots d'oraison 12
A la porte. On peut bien entrer dans la maison, 12
5 Avoir l'autel, avoir les saints, avoir les châsses, 12
Tout le clergé chantant des actions de grâces, 12
Des psaumes, des bedeaux, tout ; mais il faut payer, 12
Hélas ! et moi qui dois trois termes de loyer, 12
Je n'ai pas de quoi faire enterrer mon pauvre homme. — 12
10 Ainsi parlait la veuve, et je songeais à Rome. 12
Quoi ! le riche et le pauvre ont des enterrements 12
Différents ; l'un a droit aux embellissements, 12
L'autre pas ; l'un descend chez les morts, l'autre y tombe, 12
Et l'un n'est pas l'égal de l'autre dans la tombe ! 12
15 Quoi ! Dieu n'est pas gratis ! Quoi ! prêtres, le martyr, 12
Le saint, l'ange, ne veut de sa boîte sortir 12
Que pour de l'or ; sinon vous refermez l'armoire 12
Sur le ciel, sur la Vierge et sa robe de moire, 12
Et sur l'enfant Jésus rose et couleur de chair ! 12
20 Quoi ! votre crucifix coûte plus ou moins cher, 12
Selon qu'il va devant ou qu'il marche derrière ! 12
Prêtres, vous mesurez au cercueil la prière ; 12
Longue, si le cadavre est grand ; courte, s'il n'est 12
Qu'un méchant pauvre mort — le prêtre s'y connaît — 12
25 Cloué dans une bière étroite et misérable ! 12
Prêtres, le hêtre aux champs, l'aulne, l'ormeau, l'érable, 12
Versent l'ombre pour rien. Mai ne dit pas aux prés 12
Les fleurs, c'est tant. Voyez mon tarif. Vous paierez 12
Tant pour la violette et tant pour la lavande ! 12
30 Ah ! Dieu veut qu'on le donne et non pas qu'on le vende ! 12
La mort fut toujours juste et toujours nivela ; 12
Reconnaissez au moins cette égalité-là ; 12
Respectez le cercueil sans mépriser la bière ; 12
Faites le même accueil à la même poussière, 12
35 Sur le même silence ayez le même chant. 12
Quoi ! je cherche un apôtre et je trouve un marchand ! 12
C'est d'un comptoir que part l'escalier de la chaire ! 12
Que diraient-ils de voir leurs psaumes à l'enchère, 12
Ces hommes qui songeaient, pâles, dans le désert ? 12
40 Ah ! ce De Profundis superfin qui ne sert 12
Qu'aux riches, et qu'on met en musique, et qu'on brode, 12
Que Jésus n'aurait pas et qu'obtiendrait Hérode, 12
O terreur ! il n'en faut pas tant pour faire Dieu 12
Farouche, et pour changer en ciel noir le ciel bleu ! 12
45 La prière vendue a l'accent du blasphème. 12
Hélas ! c'est de la nuit que dans les cœurs on sème, 12
L'ombre, au-dessus de vous, mages qui brocantez, 12
Efface brusquement toutes les vérités. 12
Quoi ! vous ne voyez pas l'éclipse formidable ! 12
50 Vous qui savez combien l'abîme est insondable, 12
Vous vous faites vendeurs !
Prêtres, l'adossement
De l'échoppe suffit pour que le firmament 12
Épaississe au-dessus de l'église ses voiles ; 12
La boutique retire au temple les étoiles. 12
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