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HUG_4/HUG838
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
XIX
TOUT LE PASSÉ ET TOUT L'AVENIR
Tout le Passé et tout l'Avenir
I
L'être mystérieux qui me parle à ses heures 12
Disait :
*
— Vivants ! l'orgueil habite vos demeures.
Il fait nuit dans votre cité ! 8
Le ciel s'étonne, ô foule en vices consumée, 12
5 Qu'il sorte de la paille en feu tant de fumée, 12
De l'homme tant de vanité ! 8
Tu regardes les cieux de travers, triste race ! 12
Tu ne te trouves pas sous l'azur à ta place. 12
Tu te plains, homme, ombre, roseau ! 8
10 Balbutiant : Peut-être, et bégayant : Que sais-je ? 12
Tu reproches le soir à l'aube, au lys la neige, 12
Et ton sépulcre à ton berceau ! 8
Tu reproches à Dieu l'œuvre incommensurable. 12
Tu frémis de traîner sur ton dos misérable 12
15 Tes vieux forfaits mal expiés, 8
D'être pris dans ton ciel comme en un marécage, 12
Et de sentir, ainsi qu'un écureuil en cage, 12
Tourner ta prison sous tes pieds ! 8
Homme, si tu pouvais, tu tenterais l'espace. 12
20 Ce globe, si ta force égalait ton audace, 12
S'évaderait sous ton orteil, 8
Et la création irait à l'aventure 12
Si ton souffle pouvait, ô folle créature, 12
Casser l'amarre du soleil ! 8
25 Car rien n'est à ton gré ; tout te met mal à l'aise. 12
Ce coin du ciel est donc fait de plomb, qu'il te pèse ? 12
Oh ! tu voudrais rompre le sceau ! 8
Comme tu frapperais dans tes mains, ombre frêle, 12
Pour la faire envoler de sa branche éternelle, 12
30 Si la terre était un oiseau ! 8
Hautain, dédaignant tout, que ta nef vogue ou sombre, 12
Tu voudrais t'en aller dans le désert de l'ombre, 12
Fuir comme fuyaient les hébreux. 8
Tu dis : Rien de nouveau ! tu dis avec colère 12
35 Toujours la même aurore ! Et l'étoile polaire 12
T'ennuie, ô pauvre œil ténébreux. 8
Tu t'irrites d'être homme, oubli, poussière, atome ; 12
D'ignorer quel épi tu portes, ô vil chaume ! 12
D'être une algue dans le reflux ; 8
40 De trembler comme un cerf que suit une lionne, 12
Et d'être, sous le ciel qui reste et qui rayonne, 12
Celui qui passe et qui n'est plus ; 8
Et de ne pouvoir pas faire avec tes menaces, 12
Avec tes doigts crispés et tes ongles tenaces, 12
45 Ta sagesse et ta passion, 8
Tes faux temples, tes faux soleils, tes faux tonnerres, 12
Tes meurtres, tes fureurs, tes crimes et tes guerres, 12
Un pli dans la création ! 8
Ces myopes, jugeant le monde à leur optique, 12
50 Disent : — « Tout est manqué, la mer épileptique 12
Bave sur les écueils grondants ; 8
La nuit fait le hibou si le jour fait le cygne, 12
La mort, chienne de l'ombre, à qui Satan fait signe, 12
Tient l'âme humaine entre ses dents. 8
55 « Que nous veut la planète ? et le globe ? et la sphère ? 12
Un monde est un néant. Dieu ne savait que faire, 12
Et bâillait, seul dans son réduit, 8
Quand, semant au hasard son œuvre et ses paroles, 12
Il jeta dans les cieux toutes ces outres folles, 12
60 Ivres de vent, pleines de bruit. 8
« Qu'est-ce qu'un Dieu masqué dans l'incompréhensible ? 12
Pourquoi le bien voilé ? Pourquoi le mal visible ? 12
Pourquoi tant de brume autour d'eux ? 8
Pourquoi tant de Fléaux sur la terre indignée ? 12
65 Et pourquoi voyons-nous ces toiles d'araignée 12
Dans le crépuscule hideux ? 8
« Pourquoi le dur taureau qui frappe à coups de corne ? 12
Pourquoi l'impur typhus sorti du marais morne 12
Où jadis l'hydre s'embourbait ? 8
70 Christ voyait ; à quoi bon aveugler Pythagore ? 12
Le lys est beau ; pourquoi créer la mandragore 12
Des gouttes de sang du gibet ? 8
« L'azur est radieux ; mais pourquoi le nuage ? 12
L'amour rit ; mais pourquoi la douleur, ce péage ? 12
75 Pourquoi Caïn auprès d'Abel ? 8
Pourquoi livrer l'esprit de l'homme au trouble immense, 12
Et faire tournoyer l'alphabet en démence 12
Dans la spirale de Babel ? 8
« Pourquoi la pourriture et pourquoi les décombres ? 12
80 Pourquoi le mille-pieds traînant ses pattes sombres ? 12
Pourquoi la ronce qui nous hait ? 8
Pourquoi l'épine au seuil des bois, comme une lance ? 12
Pourquoi la mort ? Pourquoi l'espace, ce silence 12
Pourquoi l'univers, ce muet ? 8
85 « On comprend le printemps, l'aube, le nid, la rose ; 12
Mais pourquoi les glaçons ? Pourquoi le houx morose ? 12
Pourquoi l'autour, ce criminel ? 8
Pourquoi cette ombre froide où le jour se termine ? 12
Pourquoi la bête fauve, et pourquoi la vermine ? 12
90 — Pourquoi vous ? répond l'Éternel. 8
Ainsi parlent ces fous malheureux. Pour ces hommes 12
Qui ne t'épellent pas, mystère en qui nous sommes, 12
Et qui regardent sans les voir 8
Les rites transparents qu'en ta nuit tu célèbres, 12
95 Dieu, c'est une figure au milieu des ténèbres, 12
C'est l'horreur difforme au front noir. 8
C'est on ne sait quel spectre accroupi dans son antre, 12
Monstre dont on voit moins la face que le ventre, 12
Blême au seuil des gouffres ouverts, 8
100 Idiot éternel que l'immensité porte, 12
Et qui rêve, ayant l'ombre en sa prunelle morte, 12
Au cou ce goitre, l'univers. 8
Ah ! tu trouves tout mal ! trop d'ombre et de misères 12
D'autres mondes mieux faits te semblent nécessaires. 12
105 L'astre naît de brouillard terni ; 8
On peut se servir mieux du germe et du mystère ! — 12
Parle. Dieu formidable attend, ô ver de terre, 12
Tes commandes dans l'infini. 8
Ah ! le travail te pèse et la douleur t'étonne ! 12
110 Ah ! décembre après juin te semble monotone ! 12
Ah ! pourrir répugne à ta chair ! 8
Ah ! tu n'es pas content de ce cercle où l'on erre ! 12
Bien. Fais la guerre à Dieu. Canonne le tonnerre, 12
Croise l'épée avec l'éclair. 8
115 Ah ! tu portes en toi, reptile, un exemplaire 12
D'idéal qu'il eût dû copier pour te plaire ! 12
Tu compares, homme de peu, 8
Moucheron que prendrait l'araignée en ses toiles, 12
Ce que ton front contient au ciel rempli d'étoiles, 12
120 Ce dedans du crâne de Dieu ! 8
Montre ta force. Allons, règne. Que l'étendue 12
Sous ton vaste regard se prosterne éperdue ; 12
Prouve aux astres leur cécité ; 8
Déplace les milieux, les axes et les centres ; 12
125 Fouille l'onde et l'éther ; poursuis dans tous ses antres 12
La monstrueuse immensité ! 8
Questionne, surprends, scrute, découvre, arrache ! 12
Harponne au fond des mers le typhon qui s'y cache ; 12
Trouve ce que nul n'a trouvé ; 8
130 Sois le tout-puissant ; fais des pêches inouïes ; 12
Sonde et plonge ; et reviens, traînant par les ouïes 12
L'hydre océan sur le pavé ! 8
Ah ! tu dis : — Dieu n'est pas, puisque le mal existe. 12
Je chasse Jéhovah parce que je suis triste. — 12
135 Bien. Dresse-toi sur ton séant ; 8
Étouffe en toi l'amour et l'espoir ; raille et blâme ; 12
Ferme ton volet sourd ; allume dans ton âme 12
Le hideux réchaud du néant ! 8
Mars, Jupiter, Saturne, ô planètes profondes, 12
140 Vous, du moins, vous croyez ! Le jour où tous les mondes 12
Épars dans le gouffre vermeil, 8
Retirant l'air céleste à leur voûte obscurcie, 12
Nieraient à la fois Dieu, cette sombre asphyxie 12
Irait éteindre le soleil ! 8
145 Oh ! la création est une apothéose. 12
Le mont, l'arbre, l'oiseau, le lion et la rose 12
Disent dans l'ombre : Sois béni ! 8
L'immense azur écoute, et leurs hymnes l'enchantent ; 12
Et l'océan farouche et l'âpre ouragan chantent 12
150 Chacun leur strophe à l'infini. 8
L'homme seul nie et crie : A bas ! tout est mensonge, 12
Rien n'existe. Le ciel est creux. L'être est un songe. 12
Pillons les jours comme un butin ! — 8
Dieu tranquille et lointain dore, à travers la brume, 12
155 Toute cette colère et toute cette écume 12
Brisée à ce roc, le destin. 8
Donc tu fais de toi l'axe et le sommet des êtres ! 12
Ton ventre est ton autel et tes sens sont tes prêtres ; 12
Vivre est le but que tu poursuis. 8
160 Tu prétends que le ciel redoutable te craigne. 12
Tu dis aux mers : Je veux ! tu dis aux vents : Je règne ! 12
Tu dis aux étoiles : Je suis ! 8
Ta chair s'adore et met à la torture l'âme. 12
Toi ! toi seul ! t'assouvir, voilà ton culte infâme ; 12
165 Tes plaisirs sont des cruautés ; 8
Tu fais le mal au bord du mystère sublime ; 12
Tu viens t'accouder là ; dans le puits de l'abîme 12
Tu craches tes iniquités. 8
Rien ne rassasierait ta folie incurable. 12
170 Tu voudrais exprimer dans le broc misérable 12
Où tu bois, homme plein d'ennuis, 8
Dans ton verre où les vins immondes se répandent, 12
Les constellations, grappes d'astres qui pendent 12
A la treille immense des nuits. 8
175 Car ton bâillement croit avoir, ô créature, 12
Droit de vie et de mort sur toute la nature ; 12
Jéhovah n'est pas excepté. 8
Oh ! comme frémirait d'orgueil ton âme noire, 12
Bandit, si tu pouvais condenser, prendre et boire 12
180 Le monde en une volupté ! 8
Hélas ! pour en extraire une goutte d'ivresse, 12
Tu tordrais l'univers, l'aube qui te caresse, 12
La femme, l'enfant à l'œil bleu, 8
Content, sans hésiter à la savourer toute, 12
185 Et sans t'inquiéter si cette sombre goutte 12
Est une larme devant Dieu ! 8
Dieu n'est pas ! Et d'ailleurs, quand, faisant ton entrée, 12
Beau, fier, devant la rampe assez mal éclairée, 12
Tu viens éblouir tes pareils, 8
190 Toi, premier rôle, roi du drame où tu te plonges, 12
Toi, l'acteur du destin, veut-on pas que tu songes 12
A cet allumeur de soleils ? 8
S'il existe — il faudrait d'abord que je le visse, 12
Dis-tu, — c'est bon, qu'il soit ! et fasse son service ! — 12
195 Ah ! l'homme en qui rien n'éteindra 8
La folle volonté de sonder l'insondable, 12
Mériterait qu'on mît son orgueil formidable 12
Sous ta douche, ô Niagara ! 8
Nains ! Dieu vous met sa marque afin qu'on vous réclame. 12
200 Croyez-vous que la mort, qui n'accepte que l'âme, 12
Et qui pèse tout dans sa main, 8
Si son incorruptible et sinistre prunelle 12
N'y reconnaissait pas l'effigie éternelle, 12
Recevrait le liard humain ? 8
205 Dieu n'est pas ! ce seul mot serait une torture. 12
Vous n'avez donc jamais regardé la nature ? 12
Heureux le sage, humble roseau, 8
Qui songe, et qui, pensif, voit bondir l'avalanche 12
De montagne en montagne, et qui, de branche en branche, 12
210 Voit sauter le petit oiseau ! 8
Vous n'avez donc jamais erré dans les ravines ? 12
Vous n'avez donc jamais, parmi les fleurs divines, 12
Respiré la brise en marchant, 8
Et jamais écouté, dans les fermes lointaines, 12
215 Mugir les bœufs rêveurs quand rampent dans les plaines 12
Les longues ombres du couchant ? 8
Vous n'avez donc jamais contemplé l'invisible ? 12
Jamais vu l'idéal, et gravi du possible 12
Le sommet désert, triste et grand ? 8
220 Hélas ! vous n'avez donc jamais, sous le ciel calme, 12
Vu luire l'auréole et frissonner la palme 12
Et sourire un martyr mourant ? 8
Vous n'avez donc jamais vu dans votre pensée 12
L'étendue, où s'en vont, d'une course insensée, 12
225 Les ténèbres, fuyant le jour ? 8
Jamais vu l'infini qui rit à la chaumière, 12
Que le soleil ne peut emplir de sa lumière, 12
Mais que l'âme remplit d'amour ? 8
Dis, tu n'as donc jamais attaché ta prunelle 12
230 Sur la profondeur morne, obscure et solennelle, 12
A l'heure où le croissant reluit, 8
Où l'on voit s'arrondir sur les mers remuées 12
Ce fer d'or qu'a laissé tomber dans les nuées 12
Le sombre cheval de la nuit ? 8
235 D'autres sont les croyants, pires que les impies. 12
Toutes les passions dans leur âme accroupies 12
Leur disent tout bas : Jouissez ! 8
De Jéhovah qui tonne ils font leur économe ; 12
Dieu n'est que le valet du coffre-fort de l'homme ; 12
240 Hélas, hélas, ces insensés 8
De la religion ont fait leur sentinelle ; 12
Cieux profonds ! ils ont mis leur sac d'or sous son aile ; 12
L'ange veille au lot du mortel ; 8
Leur champ importe au monde, à l'astre, à l'aube austère. 12
245 Ils ont fait une borne à ce morceau de terre 12
Avec la pierre de l'autel. 8
Pour faire une clôture à leur haie, à leur ferme, 12
Pour servir de lien à la barre qui ferme 12
Leur verger, leur vigne ou leur pré, 8
250 Pour joindre les poteaux de leur porte en ruines, 12
Ils prennent, ô Jésus, la couronne d'épines 12
Qui fait saigner ton front sacré ! 8
Leur visage rayonne et plaît ; leur voix caresse ; 12
Ils sont doux et charmants ; la grâce enchanteresse 12
255 Mêle son miel à leur jargon ; 8
Leur sourire est la fleur s'ouvrant sous les rosées ; 12
Le dedans est horrible, et toutes leurs pensées 12
Ont la figure du dragon. 8
De leur humilité leur vanité se venge ; 12
260 Ils disent : Que me font, si je vis et je mange, 12
La famine et le choléra ? 8
Le faux poids dans leur droite, ils vendent, ils achètent ; 12
Leur âme a des secrets que les démons cachettent 12
Et qu'un jour Dieu seul ouvrira. 8
265 La femme sous leurs pieds souffre, à peine vivante ; 12
Autrefois leur esclave, aujourd'hui leur servante ! 12
Ils la pèsent avec l'argent. 8
L'enfant rampe ignorant et nu ; que leur importe ? 12
De quel droit est-il né ? Le marteau de leur porte 12
270 Glace la main de l'indigent. 8
Les maximes d'amour sur leur visage écrites 12
Mentent ; ils sont méchants, avares, hypocrites, 12
Faux devant l'aurore qui naît ; 8
Ils remettent aux fers ceux que Jésus délivre ; 12
275 Puis, parce qu'à des jours indiqués sur un livre 12
Pendant qu'une cloche sonnait, 8
Ils ont pris sous leur bras un recueil de cantiques, 12
Décroché leur enseigne et fermé leurs boutiques 12
Et dit un bénédicité, 8
280 Et qu'ils ont regardé pendant une heure un prêtre, 12
Et crié du latin dans l'ombre, ils pensent être 12
Quittes avec l'immensité ! 8
Ce grand Dieu se corrompt en vous, engeance folle ! 12
Il entre dans votre âme idée, et sort idole ; 12
285 Vous l'insultez dans vos corans ; 8
Vous lui donnez vos yeux, vos vices, vos visages, 12
Vous le faites d'argile, hélas ! comme vos sages, 12
Et d'airain comme vos tyrans ! 8
Partout bûchers, trépieds, pagodes éphémères ; 12
290 Temples monstres bâtis par des dogmes chimères ; 12
Thor, Vishnou, Teutatès, Ammon, 8
Bel qui rugit, Dagon qui siffle, Apis qui beugle ; 12
La synagogue sourde et la mosquée aveugle ; 12
Noirs autels pleins d'un Dieu démon ! 8
295 Les Parthénons font boire au juste la ciguë. 12
La cathédrale, avec sa double tour aiguë, 12
Debout devant le jour qui fuit, 8
Ignore, et, sans savoir, affirme, absout, condamne ; 12
Dieu voit avec pitié ces deux oreilles d'âne 12
300 Se dresser dans la vaste nuit. 8
Dieu ! Dieu ! Dieu ! le rocher où la lame déferle 12
Compte sur lui ; c'est lui qui règne ; il fait la perle 12
Et l'étoile pour les sondeurs ; 8
L'azur le voile ; il met, pour que le tigre y dorme, 12
305 De la mousse dans l'antre ; il parle, voix énorme, 12
A l'ombre dans les profondeurs. 8
Il règne, il songe ; il fond les granits dans les soufres ; 12
Il crée en même temps les soleils dans les gouffres 12
Et le liseron dans le pré ; 8
310 Pour l'avoir un jour vu, la mer est encore ivre ; 12
Les versants du Sina sont de son vaste livre 12
Le pupitre démesuré. 8
L'océan calme, c'est le plat de son épée. 12
La montagne à sa voix s'enfuirait dissipée 12
315 Comme de l'eau dans le gazon ; 8
Dans les éternités sans fin continuées 12
Ce Père habite ; il fait des arches de nuées 12
Aux quatre coins de l'horizon. 8
Il pense, il règle, il mène, il pèse, il juge, il aime, 12
320 Et laisse les festins rire à Lucullus blême 12
Qui paît, hideux, chauve et jauni, 8
Et se gonfle de vin comme une poche pleine ; 12
Ce qu'une outre peut dire au ventre de Silène 12
N'importe pas à l'infini. 8
325 Ce même Dieu qui fit d'avril une corbeille, 12
Qui fait l'oiseau chanteur pour les bois, et l'abeille 12
Pour l'herbe où l'aube étincela, 8
Donne au pôle effrayant, sans jour, sans fleur, sans arbre, 12
Pour qu'il puisse parfois chauffer ses mains de marbre, 12
330 Ta cheminée, ô sombre Hékla ! 8
Sous l'œil de cet esprit suprême et formidable, 12
L'eau monte en brume au front du pic inabordable 12
Et tombe en flots du haut des monts ; 8
La créature éteinte est d'une autre suivie ; 12
335 L'univers, où ce Dieu met la mort et la vie, 12
Respire par ces deux poumons. 8
Devant ce Dieu s'enfuit tout ce qui hait son œuvre, 12
La tempête, le mal, l'épervier, la couleuvre, 12
Le méchant qui ment et qui nuit, 8
340 La trombe, affreux bandit qui dans les flots se vautre, 12
L'hiver boiteux qui fait marcher l'un après l'autre 12
Son jour court et sa longue nuit. 8
Il fait lâcher la proie aux bêtes carnassières. 12
Les morts dans le sépulcre ont perdu leurs poussières ; 12
345 Il rêve, et sait où sont leurs os. 8
En entendant passer son souffle dans l'espace, 12
Subitement l'enfer à la gueule rapace, 12
Les mondes hurlants du chaos, 8
Les univers punis dont la clameur s'élance, 12
350 Les bagnes monstrueux de l'ombre, font silence, 12
Et dans la nuit des noirs arrêts 8
Cessent de secouer les chaînes qui leur pèsent, 12
Comme le soir, au pas d'un voyageur, se taisent 12
Les grenouilles dans le marais. 8
355 Il tient une balance immense en équilibre ; 12
Il met dans un plateau les cieux, la mer qui vibre, 12
Ceux qui sur le trône ont vécu, 8
Le monde et ses clartés, le mystère et ses voiles, 12
Et l'abîme jetant son écume d'étoiles ; 12
360 Dans l'autre il met Caton vaincu. 8
Ce qu'il est ? regardez au-dessus de vos têtes ; 12
Voyez le ciel, le jour, la nuit ! Ce que vous êtes ? 12
Cherchez dans votre cendrier. 8
Son année est sans fin. Prosternez vos pensées. 12
365 Les constellations sont des mouches posées 12
Sur l'énorme calendrier. 8
Mais voyez-le donc, vous dont les chants sont des râles, 12
Vivants qui ne pouvez que mourir, ombres pâles, 12
Et qui ne savez qu'oublier ! 8
370 L'océan goutte à goutte en sa clepsydre pleure ; 12
Tout Sahara, tombant grain à grain, marque l'heure 12
Dans son effrayant sablier. 8
Mêlez-le maintenant à vos anniversaires ! 12
Allumez vos flambeaux, égrenez vos rosaires, 12
375 Sur vos lutrins soyez béants ; 8
Ayez vos jours sacrés que plus de clarté dore ; 12
Mettez, devant ce Dieu que couronne l'aurore, 12
Des tiares à vos néants ! 8
La bête des bois rit quand les hommes, vain nombre, 12
380 Vont clouant leurs erreurs sur Dieu, leur nom sur l'ombre, 12
Leur date sur l'immensité, 8
Se font centre du monde, eux les passants rapides, 12
Et s'en viennent chanter leurs bouts de l'an stupides 12
A la muette éternité. 8
385 Hélas ! l'ange Justice ouvre ses yeux sinistres 12
Il écrit en rêvant des noms sur ses registres. 12
Ah ! ces tristes vivants ont tort ! 8
Devant Dieu, qui d'en haut à la paix les convie 12
Et donne aux cœurs l'amour et verse aux fronts la vie, 12
390 Ils font la haine, ils font la mort ! 8
Ils bravent l'océan plein de magnificence, 12
Où flottent le mystère et la toute-puissance ; 12
Ils souillent le gouffre irrité ; 8
Sans prendre garde au vent qui s'épuise en huées, 12
395 Ils lèvent leur bannière au milieu des nuées, 12
Ces drapeaux de l'immensité ! 8
Ils ont pour dieux la force et la ruse aux yeux louches ; 12
Ils font chanter des chants aux trompettes farouches 12
Dont nous, esprits, nous frissonnons, 8
400 Et rouler, balafrant la nature sacrée, 12
Sur les champs, sur les blés, sur les fleurs que Dieu crée, 12
La roue horrible des canons. 8
Les générations meurent pour leur caprice. 12
Ils disent au tombeau : Prends l'homme et qu'il périsse ! 12
405 O nains, pires que les géants ! 8
Ils ouvrent cette nuit que nul rayon ne perce ; 12
Ils y font brusquement tomber à la renverse 12
Les pâles cadavres béants ! 8
Ils rougissent de sang l'onde et les herbes vertes, 12
410 Ils dressent au sommet des collines désertes 12
Le noir gibet silencieux 8
Qui reste tout le jour sans changer d'attitude, 12
Mais qui, dès que la nuit brunit la solitude, 12
Élève ses bras vers les cieux. 8
415 Nous sommes la justice auguste, immaculée ! 12
Disent-ils, s'étalant dans leur chambre étoilée 12
Qu'entourent les spectres camards ; 8
Et, pendant que la foule approuve et les admire, 12
Un long sanglot mêlé d'un long éclat de rire 12
420 Va des Montfaucons aux Clamarts ! 8
Ces hommes insensés se vautrent dans la joie ; 12
Ils ont des lits de pourpre et des manteaux de soie ; 12
Ils vivent, d'ombre et d'or chargés ; 8
Cette vie est pour eux un palais plein de fêtes ; 12
425 Ils laissent derrière eux les choses qu'ils ont faites. 12
C'est bien, buvez ! c'est bien, mangez ! 8
Pendant qu'en haut la table éblouit les convives, 12
Et que les bouches sont comme des sources vives, 12
Que la chair fume avec l'encens ; 8
430 Pendant que les archers gardent les avenues, 12
Que l'amour rit au spectre, et que les toutes nues 12
Chantent auprès des tout-puissants ; 8
Pendant que le banquet, rayonnant comme un phare, 12
Mêle le choc du verre au son de la fanfare, 12
435 Et qu'ils s'enivrent dans la nuit, 8
Sans même, dans leur joie immonde et sépulcrale, 12
S'informer s'il n'est pas quelque obscure spirale, 12
Sous la salle pleine de bruit. 8
O morts qui vous taisez au fond des catacombes, 12
440 L'expiation prend les pierres de vos tombes 12
Dans l'insondable profondeur, 8
Et de ces marbres froids qui dans l'ombre descendent 12
Fait un sombre escalier dont les marches attendent 12
Les lourds talons du commandeur ! 8
II
445 Pensif, je répondis à l'archange nocturne : 12
— Sévère esprit, ta voix sanglote comme l'urne 12
Qui verse un flot noir et glacé. 8
Sur qui te penches-tu ? Tes paroles s'adressent 12
Aux tristes nations d'hier qui disparaissent, 12
450 Aux pâles foules du passé, 8
Ton cri ressemble au chant des moines Isaïes. 12
Le mystère, autrefois, de ses brumes haïes 12
Obstruait la terre et les cieux, 8
Et l'homme avait besoin que les prophètes blêmes 12
455 Lui parlassent du seuil de tous ces noirs problèmes 12
Ouvrant leurs porches monstrueux. 8
L'homme ignorait. Marchant loin du sentier qui sauve, 12
Il allait au hasard dans la nature fauve, 12
Comme le loup au fond des bois, 8
460 Sourd à ces alphabets, perdu dans ces algèbres ; 12
Les prophètes alors dans ces grandes ténèbres 12
Élevèrent leurs grandes voix. 8
Il fallait avertir l'homme au bord de l'abîme. 12
Tout ici-bas semblait lui conseiller le crime ; 12
465 Temps rude où le mal triomphait ! 8
La forêt de l'embûche était le noir ministre ; 12
L'arbre avait l'air d'un monstre, et le rocher sinistre 12
Avait la forme du forfait. 8
Ici gémissait Job, et là chantait Sodome. 12
470 L'homme à tous les fléaux horrible, ajoutait l'homme ; 12
La guerre infâme aidait la faim ; 8
Comme on brûle une paille on allumait les villes ; 12
Et l'on voyait Judas sortir des choses viles, 12
Et des choses sombres Caïn. 8
475 Les prophètes chassaient le mal ; ces personnages 12
Rendaient au Dieu vivant d'augustes témoignages ; 12
L'homme de ces temps inhumains, 8
Affreux, baignant de sang les champs, l'onde et les sables, 12
S'arrêtait, s'il voyait ces songeurs formidables, 12
480 Pâles et levant leurs deux mains. 8
Ils descendaient des monts, portant de sombres tables ; 12
Ils mouraient en laissant les Talmuds redoutables 12
Ouverts sur l'aile des griffons, 8
Les farouches Védas, les Eddas, les Genèses, 12
485 Registres éclairés du reflet des fournaises, 12
Pages pleines de bruits profonds. 8
Ils épouvantaient l'homme et la terre méchante ; 12
Et depuis cinq mille ans, pendant que l'aube chante 12
Et que la fleur verse l'encens, 8
490 Le genre humain qui passe et que le temps dénombre 12
Entend, dans la caverne effrayante de l'ombre, 12
Gronder ces livres rugissants. 8
Mais le passé s'en va. Regarde-nous ; nous sommes 12
Un autre Adam, une autre Ève, de nouveaux hommes. 12
495 Nous bénissons quand nous souffrons. 8
Hier vivait d'horreur, de deuil, de sang, de fange ; 12
Hier était le monstre et demain sera l'ange ; 12
Le point du jour blanchit nos fronts. 8
Deux êtres sont en nous : l'un ailé, l'autre immonde ; 12
500 L'un montant vers Dieu, l'autre ombre et tache du monde, 12
Se ruant dans d'infâmes lits ; 8
Et, pendant que le corps, marchant sur des semelles, 12
Vil, abject, boit l'opprobre et la lie aux gamelles, 12
L'âme boit la rosée aux lys. 8
505 L'œuvre du genre humain, c'est de délivrer l'âme ; 12
C'est de la dégager du triste épithalame 12
Que lui chante le corps impur ; 8
C'est de la rendre, chaste, à la clarté première ; 12
Car Dieu rêveur a fait l'âme pour la lumière 12
510 Comme il fit l'aile pour l'azur. 8
Nous ne sommes plus ceux qui riaient à la face 12
De l'ombre impénétrable où tout rentre et s'efface, 12
Qui faisaient le mal sans frayeur, 8
Qui jetaient au cercueil ce cri : Va-t'en ! je nie ! 12
515 Et mettaient le néant, le rire et l'ironie 12
Dans la pelle du fossoyeur. 8
Nous croyons en ce Dieu vivant ; sa foi nous brûle ; 12
Il inspire Brutus sur la chaise curule, 12
Guillaume Tell sous le sayon ; 8
520 Nous allumons, courbés sous son vent qui nous pousse, 12
Notre liberté fière à sa majesté douce 12
Et notre foudre à son rayon. 8
Il fait germer le ver dans sa morne cellule, 12
Change la larve affreuse en vive libellule, 12
525 Transfigure, affranchit, construit, 8
Émeut les tours de pierre et les tentes de toiles, 12
Et crée et vit ! c'est lui qui pénètre d'étoiles 12
Les ailes noires de la nuit. 8
Sa tiare splendide est une ruche immense, 12
530 Où, des roses soleils apportant la semence 12
Et de l'astre apportant le miel, 8
Essaim de flamme ayant le monde pour Hymettes, 12
Mouches de l'infini, les abeilles comètes 12
Volent de tous les points du ciel. 8
535 Le Mal, le glaive au poing, voilé d'un voile d'ombre, 12
Nous guette ; et la forêt que la broussaille encombre, 12
L'âpre rocher, le flot ingrat, 8
L'aident, complices noirs, contre la créature, 12
Et semblent par moments faire de la nature 12
540 L'antre où rêve ce scélérat. 8
Mais nous luttons, esprits ! nous vaincrons. Dieu nous mène. 12
Il est le feu qui va devant l'armée humaine, 12
Le dieu d'Ève et de Débora. 8
Un jour, bientôt, demain, tout changera de forme, 12
545 Et dans l'immensité, comme une fleur énorme, 12
L'univers s'épanouira ! 8
Nous vaincrons l'élément ! cette bête de somme 12
Se couchera dans l'ombre à plat ventre, sous l'homme ; 12
La matière aura beau hurler ; 8
550 Nous ferons de ses cris sortir l'hymne de l'ordre ; 12
Et nous remplacerons les dents qui veulent mordre 12
Par la langue qui sait parler. 8
Quand nous aurons fini le travail de la vigne, 12
Quand au Dieu qui fit l'aigle et l'air, l'onde et le cygne, 12
555 La tourmente et Léviathan, 8
Nous aurons rapporté toutes nos âmes anges, 12
Nous ferons du panier de ces saintes vendanges 12
La muselière de Satan. 8
Satan, c'est l'appétit, pourceau qui mord l'idée ; 12
560 C'est l'ivresse, fond noir de la coupe vidée ; 12
Satan, c'est l'orgueil sans genoux ; 8
C'est l'égoïsme, heureux du sang où ses mains trempent ; 12
C'est le ventre hideux, cette caverne où rampent 12
Tous les monstres qui sont en nous. 8
565 Satan c'est la douleur, c'est l'erreur, c'est la borne, 12
C'est le froid ténébreux, c'est la pesanteur morne, 12
C'est la vis du sanglant pressoir ; 8
C'est la force d'en bas liant tout de ses chaînes 12
Qui fait dans le ravin, sous l'ombre des grands chênes, 12
570 Crier les chariots le soir. 8
Nous allons à l'amour, au bien, à l'harmonie. 12
O vivants, qui flottez dans l'énigme infinie, 12
Un arbre, auguste à tous les yeux, 8
Conduit votre navire à travers l'âpre abîme ; 12
575 Jésus ouvre ses bras sur la vergue sublime 12
De ce grand mât mystérieux. 8
Derrière nous décroît le mal, noire masure. 12
Bientôt nous toucherons au port, le flot s'azure. 12
L'homme, qu'en vain le deuil poursuit, 8
580 Ne verra plus tomber dans l'ombre sur sa tête 12
L'effroi, l'hiver, l'horreur, l'ouragan, la tempête, 12
Ces vomissements de la nuit. 8
Nous chasserons la guerre et le meurtre à coups d'aile ; 12
Et cette frémissante et candide hirondelle 12
585 Qui vole vers l'éternité, 8
L'espérance, adoptant notre maison amie, 12
Viendra faire son nid dans la gueule endormie 12
Du vieux monstre Fatalité. 8
Les peuples trouveront de nouveaux équilibres ; 12
590 Oui, l'aube naît, demain les âmes seront libres ; 12
Le jour est fait par le volcan ; 8
L'homme illuminera l'ombre qui l'environne ; 12
Et l'on verra, changeant l'esclavage en couronne, 12
Des fleurons sortir du carcan. 8
595 Et quand ces temps viendront, ô joie ! ô cieux paisibles ! 12
Les astres, aujourd'hui l'un pour l'autre terribles, 12
Se regarderont doucement ; 8
Les globes s'aimeront comme l'homme et la femme ; 12
Et le même rayon qui traversera l'âme 12
600 Traversera le firmament. 8
Les sphères vogueront avec le son des lyres. 12
Au lieu des mondes noirs pleins d'horribles délires, 12
Qui rugissent vils et maudits 8
On entendra chanter sous le feuillage sombre 12
605 Les édens enivrés, et l'on verra dans l'ombre 12
Resplendir les bleus paradis. 8
Dieu voudra. Tout à coup on verra les discordes, 12
La hache et son billot, les gibets et leurs cordes, 12
L'impur serpent des cieux banni, 8
610 Le sang, le cri, la haine, et l'ordure, et la vase, 12
Se changer en amour et devenir extase 12
Sous un baiser de l'infini. 8
Dieu met, quand il lui plaît, sur l'orage et la haine, 12
Sur la foudre, forçat dont on entend la chaîne, 12
615 La sainte serrure des cieux, 8
Et, laissant écumer leurs voix exténuées, 12
Ferme avec l'arc-en-ciel courbé dans les nuées 12
Ce cadenas mystérieux. 8
Au fond du gouffre où sont ceux qui se font proscrire, 12
620 Des plus profonds enfers stupéfaits de sourire 12
L'amour ira baiser les gonds, 8
Comme un rayon de l'aube, à l'orient ouverte, 12
Va dans la profondeur de l'eau sinistre et verte 12
Jusqu'aux écailles des dragons. 8
625 Les globes se noueront par des nœuds invisibles ; 12
Ils s'enverront l'amour comme la flèche aux cibles ; 12
Tout sera vie, hymne et réveil ; 8
Et comme des oiseaux vont d'une branche à l'autre 12
Le Verbe immense ira, mystérieux apôtre, 12
630 D'un soleil à l'autre soleil. 8
Les mondes, qu'aujourd'hui le mal habite et creuse, 12
Échangeront leur joie à travers l'ombre heureuse 12
Et l'espace silencieux ; 8
Nul être, âme au soleil, ne sera solitaire ; 12
635 L'avenir, c'est l'hymen des hommes sur la terre 12
Et des étoiles dans les cieux. 8
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