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HUG_4/HUG811
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
XV
LE CYCLE PYRÉNÉEN
Masferrer
I
NEUVIÈME SIÈCLE
PYRÉNÉES
C'est un funeste siècle et c'est un dur pays. 12
Oh ! que d'Herculanums et que de Pompéis 12
Enfouis dans la cendre épaisse de l'histoire ! 12
D'horribles rois sont là ; la montagne en est noire. 12
5 Assistés au besoin par ceux du mont Ventoux, 12
Ceux-ci basques, ceux-là catalans, méchants tous, 12
Ils ont de leurs donjons couvert la chaîne entière ; 12
Du pertuis de Biscaye au pas de l'Argentière, 12
La guerre gronde, ouvrant ses gueules de dragon 12
10 Sur toute la Navarre et sur tout l'Aragon ; 12
Tout tremble ; pas un coin de ravine où ne grince 12
La mâchoire d'un tigre ou la fureur d'un prince ; 12
Ils sont maîtres des cols et maîtres des sommets. 12
Ces pays garderont leurs traces à jamais ; 12
15 La tyrannie avec le fer du glaive creuse 12
Sur la terre sa forme et sa figure affreuse ; 12
Là ses dents, là son pied monstrueux, là son poing ; 12
Linéaments hideux qu'on n'effacera point, 12
Tant avec son épée impérieuse et dure 12
20 Chaque despote en fait profonde la gravure ! 12
Or jamais ces vieux pics pleins de tours, exhaussés 12
De forts ayant le gouffre et la nuit pour fossés, 12
N'ont paru plus mauvais et plus haineux aux hommes 12
Que dans le siècle étrange et funèbre où nous sommes ; 12
25 Ils se dressent, chaos de blocs démesurés ; 12
Leur cime, par-delà les vallons et les prés, 12
Guette, gêne et menace, à vingt ou trente lieues, 12
Les villes dont au loin on voit les flèches bleues ; 12
De quelque chef de bande implacable et trompeur 12
30 Chacun d'eux est l'abri redouté ; leur vapeur 12
Semble empoisonner l'air d'un miasme insalubre ; 12
Ils sont la vision colossale et lugubre ; 12
La neige et l'ombre font, dans leurs creux entonnoirs, 12
Des pans de linceuls blancs et des plis de draps noirs, 12
35 L'eau des torrents, éparse et de lueurs frappée, 12
Ressemble aux longs cheveux d'une tête coupée ; 12
Dans la brume on dirait que leurs escarpements 12
Sont d'une boucherie encor tiède fumants ; 12
Tous ces géants ont l'air de faire dans la nue 12
40 Quelque exécution sombre qui continue ; 12
L'air frémit ; le glacier peut-être en larmes fond ; 12
Fatals, calmes, muets, et debout dans le fond 12
De la place publique effrayante des plaines, 12
Sur leurs vagues plateaux, sur leurs croupes hautaines, 12
45 Ils ont tous le carré hideux des castillos, 12
Comme des échafauds qui portent des billots. 12
II
TERREUR DES PLAINES
Certes, c'est ténébreux ; et, devant deux provinces, 12
Devant deux gras pays, un tel réseau de princes 12
N'attache pas pour rien des mailles et des nœuds 12
50 Et des fils aux pitons des pics vertigineux ; 12
C'est dans un but qu'armés et tenant deux rivages, 12
D'affreux chefs, hérissés de couronnés sauvages, 12
Barrant l'isthme espagnol de l'une à l'autre mer, 12
Aux pointes des granits, dans le vent, dans l'éclair, 12
55 Sur la montagne d'ombre et d'aurore baignée, 12
Accrochent cette toile énorme d'araignée. 12
Comme en Grèce jadis les chefs thessaliens, 12
Ils tiennent tout, la terre et l'homme, en leurs liens ; 12
Pas une triste ville au loin qui ne frissonne ; 12
60 Vaillante, on la saccage, et lâche, on la rançonne ; 12
Pour dernier mot le meurtre ; ils battent sans remords 12
Monnaie à l'effigie infâme de la mort ; 12
Ils chassent devant eux les blêmes populaces, 12
Ils sont les grands marcheurs de nuit, rasant les places, 12
65 Brisant les tours, du mal et du crime ouvriers, 12
Et de la chèvre humaine effrayants chevriers. 12
Être le centre où vient le butin, où ruisselle 12
Un torrent de bijoux, de piastres, de vaisselle ; 12
Se faire d'un pays une proie, arrachant 12
70 Les blés au canton riche et l'or au bourg marchand, 12
C'est beau ; voilà leur gloire. Et c'est leur fait, en outre, 12
Quand de quelque chaumière on voit fumer la poutre, 12
Ou quand, vers l'aube, on trouve un pauvre homme dagué, 12
Nu, sanglant, dans le creux d'un bois, au bord d'un gué : 12
75 Le vol des routes suit le pillage des villes ; 12
Car la chose féroce amène aux choses viles. 12
L'été, la bande met à profit la douceur 12
De la saison, voyant dans l'aurore une sœur, 12
Prenant les plus longs jours pour sa sanglante escrime, 12
80 Et donnant à l'azur un rôle dans le crime ; 12
Juin radieux consent à la complicité ; 12
C'est l'instant d'appliquer l'échelle à la cité ; 12
C'est le moment de battre une muraille en brèche ; 12
L'air est tiède, la nuit vient tard, la terre est sèche, 12
85 La mousse pour dormir fait le roc moins rugueux ; 12
Comme le tas de fleurs cache le tas de gueux ! 12
Le bruit des pas s'efface au bruit de la cascade ; 12
La feuille traître accueille et couvre l'embuscade, 12
L'églantier, pour le piège épaissi tout exprès, 12
90 Semble ami du sépulcre autant que le cyprès ; 12
Aussi, jusqu'à l'hiver, — quoique janvier lui-même 12
Parfois aux attentats prête sa clarté blême, — 12
Ce ne sont que combats, assauts et coups de main. 12
Dès que l'hiver décline, et quand le pont romain, 12
95 Le sentier, le ravin que les brises caressent, 12
Sous la neige qui fond vaguement reparaissent, 12
Quand la route est possible à des pas hasardeux, 12
Tous ces aventuriers s'assemblent chez l'un d'eux, 12
Noirs, terribles, autour d'un âtre où flambe un chêne. 12
100 Ils construisent leurs plans pour la saison prochaine ; 12
Ils conviennent d'aller à trois, à quatre, à dix, 12
Font quelques mouvements d'ours encore engourdis 12
Et préparent les vols, les meurtres, les descentes ; 12
Tandis que les oiseaux, sous les feuilles naissantes, 12
105 Joyeux, sentant venir les souffles infinis, 12
Commencent à choisir les mousses pour leurs nids. 12
A quoi bon ta splendeur, ô sereine nature, 12
O printemps refaisant tous les ans l'ouverture 12
Du mystérieux temple où la lumière éclôt ? 12
110 A quoi bon le torrent, le lac, le vent, le flot ? 12
A quoi bon le soleil, et les doux mois propices 12
Semant à pleines mains les fleurs aux précipices, 12
Les sources et les prés et les oiseaux divins ? 12
A quoi bon la beauté charmante des ravins ? 12
115 La fierté du sapin, la grâce de l'érable, 12
Ciel juste ! à quoi bon ? l'homme étant un misérable, 12
Et mettant, lui qui rampe et qui dure si peu, 12
Le masque de l'enfer sur la face de Dieu ! 12
Hélas, hélas, ces monts font peur ! leurs fondrières 12
120 D'un bastion géant semblent les meurtrières ; 12
Du crime qui médite ils ont la ride au front. 12
Malheur au peuple, hélas, lorsque l'ombre du mont 12
Tombe sur les forêts ombre de forteresse ! 12
III
LES HAUTES TERRES
N'importe, loin des forts dont l'aspect seul oppresse, 12
125 Quand on peut s'enfoncer entre deux pans de rocs, 12
Et comme l'ours, l'isard et les puissants aurochs, 12
Entrer dans l'âpreté des hautes solitudes, 12
Le monde primitif reprend ses attitudes, 12
Et, l'homme étant absent, dans l'arbre et le rocher 12
130 On croit voir les profils d'infini s'ébaucher. 12
Tout est sauvage, inculte, âpre, rauque ; on retrouve 12
La montagne, meilleure avec son air de louve 12
Qu'avec l'air scélérat et pensif qu'elle prend 12
Quand elle prête au mal son gouffre et son torrent, 12
135 S'associe aux fureurs que la guerre combine, 12
Et devient des forfaits de l'homme concubine. 12
Grands asiles ! le gave erre à plis écumants ; 12
La sapinière pend dans les escarpements : 12
Les églises n'ont pas d'obscurité qui vaille 12
140 Ce mystère où le temps, dur bûcheron, travaille ; 12
Le Pied humain n'entrant point là, ce charpentier 12
Est à l'aise, et choisit dans le taillis entier ; 12
On entend l'eau qui roule et la chute éloignée 12
Des mélèzes qu'abat l'invisible cognée. 12
145 L'homme est de trop ; souillé, triste, il est importun 12
A la fleur, à l'azur, au rayon, au parfum ; 12
C'est dans les monts, ceux-ci glaciers, ceux-là fournaises, 12
Qu'est le grand sanctuaire effrayant des genèses ; 12
On sent que nul vivant ne doit voir à l'œil nu, 12
150 Et de près, la façon dont s'y prend l'inconnu, 12
Et comment l'être fait de l'atome la chose ; 12
La nuée entre l'ombre et l'homme s'interpose ; 12
Si l'on prête l'oreille, on entend le tourment 12
Des tempêtes, des rocs, des feux, de l'élément, 12
155 La clameur du prodige en gésine, derrière 12
Le brouillard, redoutable et tremblante barrière ; 12
L'éclair à chaque instant déchire ce rideau. 12
L'air gronde. Et l'on ne voit pas une goutte d'eau 12
Qui dans ces lieux profonds et rudes s'assoupisse, 12
160 Ayant, après l'orage, affaire au précipice ; 12
Selon le plus ou moins de paresse du vent, 12
Les nuages tardifs s'en vont comme en rêvant, 12
Ou prennent le galop ainsi que des cavales ; 12
Tout bourdonne, frémit, rugit ; par intervalles 12
165 Un aigle, dans le bruit des écumes, des cieux, 12
Des vents, des bois, des flots, passe silencieux. 12
L'aigle est le magnanime et sombre solitaire ; 12
Il laisse les vautours s'entendre sur la terre, 12
Les chouettes en cercle autour des morts s'asseoir, 12
170 Les corbeaux se parler dans les plaines le soir ; 12
Il se loge tout seul et songe dans son aire, 12
S'approchant le plus près possible du tonnerre, 12
Dédaigneux des complots et des rassemblements. 12
Il plane immense et libre au seuil des firmaments, 12
175 Dans les azurs, parmi les profondes nuées, 12
Et ne fait rien à deux que ses petits. Huées 12
De l'abîme, fracas des rocs, cris des torrents, 12
Hurlements convulsifs des grands arbres souffrants, 12
Chocs d'avalanches, l'aigle ignore ces murmures. 12
180 Donc, au printemps, réveil des rois ; trahisons mûres ; 12
On parle, on va, l'on vient ; les guets-apens sont prêts ; 12
Et les villes en bas, tremblantes, loin et près, 12
Pansant leur vieille plaie, arrangeant leur décombre, 12
Écoutent tous ces pas des cyclopes de l'ombre. 12
185 Éternelle terreur du faible et du petit ! 12
Qu'est-ce qu'ils font là-haut, ces rois ? On se blottit, 12
On regarde quel point de l'horizon s'allume, 12
On entend le bruit sourd d'on ne sait quelle enclume, 12
On guette ce qui vient, surgit, monte ou descend ; 12
190 Chaque ville en son coin se cache, frémissant 12
Des flammèches que l'air et la nuée apportent 12
Dans ce jaillissement d'étincelles qui sortent 12
Du rude atelier, plein des souffles de l'autan, 12
Où l'on forge le sceptre énorme de Satan. 12
IV
MASFERRER
195 Or dans ce même temps, du Llobregat à l'Èbre, 12
Du Tage au Cil, un nom, Masferrer, est célèbre ; 12
C'est un homme des rocs et des bois, qui vit seul ; 12
Il prend l'ombre des monts tragiques pour linceul ; 12
Avant d'être avec l'arbre, il était avec l'homme ; 12
200 Comme un loup refusant d'être bête de somme, 12
Fauve, il s'est du milieu des vivants évadé, 12
Au hasard, comme sort du noir cornet le dé ; 12
Et maintenant il est dans la montagne immense ; 12
Sa zone est le désert redoutable ; où commence 12
205 La semelle des ours marquant dans les chemins 12
Des espèces de pas horribles presque humains, 12
Il est chez lui. Cet être a fui dès son jeune âge. 12
De l'énormité sombre il est le personnage ; 12
Il rit, ayant l'azur ; ses dents au lieu de pain 12
210 Cassent l'amande huileuse et rance du sapin ; 12
La montagne, acceptant cet homme sur les cimes, 12
Trouve son vaste bond ressemblant aux abîmes, 12
Sa voix, comme les bois et comme les torrents, 12
Sonore, et de l'éclair ses yeux peu différents ; 12
215 De sorte que ces monts et que cette nature 12
Se sentent augmentés presque de sa stature. 12
Il va du col au dôme et du pic au vallon. 12
Le glissement n'est pas connu de son talon ; 12
Sa marche n'est jamais plus altière et plus sûre 12
220 Qu'au bord vertigineux de quelque âpre fissure ; 12
Il franchit tout, distance, avalanche, hasards, 12
Tempêtes, précédé d'une fuite d'isards ; 12
Hier, il côtoyait Irun ; aujourd'hui l'aube 12
Le voit se refléter dans le vert lac de Gaube, 12
225 Chassant, pêchant, perçant de flèches les hérons, 12
Ou voguant, à défaut de barque et d'avirons, 12
Sur un tronc de sapin qui flotte et qu'il manœuvre 12
Avec le mouvement souple de la couleuvre. 12
Il entre, apparaît, sort, sans qu'on sache par où ; 12
230 S'il veut un pont, il ploie un arbre sur le trou ; 12
La façon dont il va le long d'une corniche 12
Fait peur même à l'oiseau qui sur les rocs se niche. 12
A-t-il apprivoisé la rude hostilité 12
Du vent, du pic, du flot à jamais irrité, 12
235 Et des neiges souffrant en livides bouffées ? 12
Oui. Car la sombre pierre oscillante des fées 12
Le salue. Il vit calme et formidable, ayant 12
Avec la ronce et l'ombre et l'éclair flamboyant 12
Et la trombe et l'hiver de farouches concordes. 12
240 Armé d'un arc, vêtu de peaux, chaussé de cordes, 12
Au-dessus des lieux bas et pestilentiels, 12
Il court dans la nuée et dans les arcs-en-ciels. 12
Il passe sa journée à l'affût, l'arbalète 12
Tendue à la cigogne, au gerfaut, à l'alète, 12
245 Suit l'isard, ou, pensif, s'accoude aux parapets 12
Des gouffres sur les lacs et les halliers épais, 12
Et songe dans les rocs que le lierre tapisse, 12
Tandis que cet enfer qu'on nomme précipice, 12
Faisant vociférer l'eau dans le gave amer, 12
250 Dans la forêt la terre et dans l'ouragan l'air, 12
Emploie à blasphémer trois langues différentes. 12
Avec leurs rameaux d'or et leurs fleur amarantes, 12
La lande et la bruyère au reflet velouté 12
Lui brodent des tapis gigantesques l'été. 12
255 Pour la terre, il s'éloigne, et, pour l'astre, il s'approche. 12
Il avait commencé par bâtir sur la roche, 12
A la mode des rois construisant des donjons, 12
Un bouge qu'il avait couvert d'un toit de joncs, 12
Ayant l'escarpement pour joie et pour défense ; 12
260 Car l'abîme l'enivre, et depuis son enfance 12
Qu'il erre plein d'extase et de sublime ennui, 12
Il cherche on ne sait quoi de grand qui soit à lui 12
Dans ces immensités favorables à l'aigle. 12
L'ouragan emporta sa cabane. — Espiègle ! 12
265 Dit l'homme, en regardant son vieux toit chassieux 12
S'en aller à travers les foudres dans les cieux. 12
A cette heure, parmi les crevasses bourrues 12
Pleines du tournoiement des milans et des grues, 12
Un repaire ébauchant une ogive au milieu 12
270 D'une haute paroi toute de marbre bleu, 12
Souterrain pour le loup, aérien pour l'aigle, 12
Est son gîte ; le houx, l'épi barbu du seigle, 12
L'ortie et le chiendent encombrent l'antre obscur, 12
Sorte de trou hideux dans un monstrueux mur ; 12
275 Au-dessus du repaire, au haut du mur de marbre, 12
Se tort et se hérisse une hydre de tronc d'arbre ; 12
Cette espèce de bête immobile lui sert 12
A retrouver sa route en ce morne désert ; 12
On aperçoit du fond des solitudes vertes 12
280 Ce nœud de cous dressés et de gueules ouvertes, 12
Penché sur l'ombre, ayant pour rage et pour tourment 12
De ne pouvoir jeter au gouffre un aboiement. 12
L'antre est comme enfoui dans les ronces grimpantes ; 12
Parfois, au loin, le pied leur manquant sur les pentes, 12
285 Dans l'entonnoir sans fond des précipices sourds, 12
Comme des gouttes d'encre on voit tomber les ours ; 12
Le ravin est si noir que le vent peut à peine 12
Jeter quelque vain râle et quelque vague haleine 12
Dans ce mont, muselière au sinistre aquilon. 12
290 Un titan enterré dont on voit le talon, 12
Ce dur talon fendu d'une affreuse manière, 12
Voilà l'antre. A côté de la haute tanière, 12
Un gave insensé gronde et bave et coule à flots 12
Dans le gouffre, parmi les pins et les bouleaux ; 12
295 L'antre au bord du torrent s'ouvre sur l'étendue ; 12
La chute est au-dessous. Quand la neige fondue 12
Et la pluie ont grossi les cours d'eau, le torrent 12
Monte jusqu'à la grotte, enflé, hurlant, courant, 12
Terrible, avec un bruit d'horreur et de ravage, 12
300 Et familièrement entre chez ce sauvage ; 12
Et lui, laissant frémir les grands arbres pliés, 12
Profite de l'écume et s'y lave les pieds. 12
Dans un grossissement de brume et de fumée, 12
Entouré d'un nuage obscur de renommée, 12
305 Quoique invisible au fond de ses rocs, mais debout 12
Dans son fantôme allant, venant, dominant tout, 12
Cet homme s'aperçoit de très loin en Espagne. 12
Chacun des rois a pris sa part de la montagne. 12
Fervehen a Lordos, Bermudo Cauterez ; 12
310 Sanche a le Canigo, pic chargé de forêts 12
Que blanchit du matin la clarté baptismale ; 12
Padres a la Prexa, Juan tient le Vignemale ; 12
Sforon est roi d'Urgel, Blas est roi d'Obité ; 12
La part de Masferrer s'appelle Liberté. 12
315 Pas un plus grand que lui sur ces monts ne se pose. 12
Qu'est-ce que ce géant ? C'est un voleur. La chose 12
Est simple ; tout colosse a toujours deux côtés ; 12
Et les difformités et les sublimités 12
Habitent la montagne ainsi que des voisines. 12
320 Le prodige et le monstre ont les mêmes racines. 12
Monstre, jusqu'où ? jamais de pas vils et rampants ; 12
Jamais de trahisons, jamais de guets-apens ; 12
Masferrer attaquait tout seul des groupes d'hommes. 12
Au pâle rustre allant vendre au marché ses pommes, 12
325 Il disait : Va ! c'est bien ! Il laissait volontiers 12
Aux pauvres gens tremblant la nuit dans les sentiers, 12
Leur âne, leur cochon, leur orge, leur avoine ; 12
Mais il se gênait moins avec le sac du moine ; 12
Il n'écrasait pas tout dans ce qu'on nomme droit ; 12
330 Si quelqu'un avait faim, si quelqu'un avait froid, 12
Ce n'était pas son nom qui sortait de la plainte ; 12
La malédiction, cette voix fauve et sainte, 12
Ne le poursuivait point dans son farouche exil ; 12
Aux actions des rois il fronçait le sourcil. 12
335 Un jour, devant un fait lugubre et sanguinaire : 12
— Ces hommes sont méchants, et plus qu'à l'ordinaire, 12
Cria-t-il. A-t-il donc neigé rouge aujourd'hui ? — 12
Les rois déshonoraient la montagne; mais lui 12
N'importunait pas trop l'ombre du grand Pélage. 12
340 Voilà ce que disaient de lui dans le village 12
Les pâtres de Héas et de l'Aquatonta. 12
Du reste confiant et terrible. Il lutta 12
Tout un jour contre un ours entré dans sa tanière ; 12
L'ours, l'ayant habitée à la saison dernière, 12
345 La voulait, vers le soir l'ours fatigué râla. 12
— Soit, nous continuerons demain matin. Dors là, 12
Dit l'homme. Il ajouta : — Fais un pas, je t'assomme ! 12
Puis s'endormit. Au jour, l'ours, sans réveiller l'homme, 12
Et se souciant peu de la suite, partit. 12
V
LE CASTILLO
350 Noir ravin. Hors un coin vivant où retentit 12
Dans la forêt le son des buccins et des sistres, 12
Tout est désert. Halliers, bruit de feuilles sinistres, 12
Tristesse, immensité ; c'est un de ces lieux-là 12
Où se trouvait Caïn lorsque Dieu l'appela. 12
355 Le Caïn qui se cache en cette ombre est de pierre, 12
C'est un donjon. Des gueux à la longue rapière 12
Le gardent ; des soudards sur ses tours font le guet. 12
Il date du temps rude où Rollon naviguait. 12
A quelque heure du jour qu'on le voie, il effraie ; 12
360 Quelque couleur qu'il prenne, il convient à l'orfraie, 12
S'il est noir, c'est la nuit ; s'il est blanc, c'est l'hiver. 12
L'archer fourmille là comme au cercueil le ver. 12
Dans la tour, une salle aux murailles très hautes. 12
Avec ses grands arceaux qui sont comme des côtes, 12
365 Cette salle, où pétille un brasier frémissant, 12
Écarlate de flamme, a l'air rouge de sang. 12
Ouvrez Léviathan, ce sera là son ventre. 12
Cette salle est un lieu de rendez-vous.
Au centre,
Autour d'un tréteau vaste où fument tous les mets, 12
370 Perdrix, pluviers, chevreuils tués sur les sommets, 12
Mouton d'Anjou, pourceau d'Ardenne ou de Belgique, 12
Des hommes radieux font un groupe tragique ; 12
Ces hommes sont assis, parlant, buvant, mangeant, 12
Sur des chaires d'ivoire aux pinacles d'argent, 12
375 Ou sur des fronts de bœuf, entre les larges cornes. 12
Leur rire monstrueux et fou n'a pas de bornes ; 12
Leur splendeur est féroce, et l'on voit sortir d'eux 12
Une sorte de lustre implacable et hideux ; 12
Le nœud de perles sert d'agrafe aux peaux de bêtes ; 12
380 Ils sont comme éblouis de guerre et de tempêtes ; 12
Tous, le jeune homme blond et le vieillard barbu, 12
Causent, chantent, beaucoup de vin chaud étant bu, 12
De la fin du repas la nappe ayant les rides ; 12
Chasseurs vertigineux ou bûcherons splendides, 12
385 Chacun a sa cognée et chacun a son cor ; 12
L'âtre fait flamboyer leurs torses couverts d'or ; 12
La flamme empourpre, autour de la table-fournaise, 12
Ces hommes écaillés de lumière et de braise, 12
Étranges, triomphants, gais, funèbres, vermeils ; 12
390 D'un ciel qui serait tombe ils seraient les soleils. 12
Ce sont les rois.
Ce sont les princes de l'embûche
Gigantesque où le nord de l'Espagne trébuche, 12
Les seigneurs du glacier, du pic et du torrent, 12
Les vastes charpentiers de l'abatage en grand, 12
395 Les dieux, les noirs souffleurs des trompes titaniques 12
D'où sortent les terreurs, les fuites, les paniques. 12
Germes du maître altier que l'avenir construit, 12
Semences du grand trône encor couvert de nuit, 12
Grains de ce qui sera plus tard le roi d'Espagne, 12
400 Ils sont là. C'est Pancho que la crainte accompagne, 12
Genialis, Sforon qu'Urgel a pour fardeau, 12
Gildebrand, Égina, Pervehan, Bermudo, 12
Juan, Blas le Captieux, Sanche le Fratricide ; 12
Le vieux tigre, Vasco Tête-Blanche, préside. 12
405 Près de lui, deux géants, Padres et Tarifet ; 12
L'armure de ceux-ci, dans les récits qu'on fait, 12
Avec le plomb bouillant de l'enfer est soudée, 12
Et les clous des brassards sont longs d'une coudée. 12
Au bas bout de la table est Gil, prince de Gor, 12
410 En huque rouge avec la chapeline d'or. 12
Cependant le haillon sur leur pourpre se fronce ; 12
Ce sont des majestés qui marchent dans la ronce ; 12
La montagne est là toute avec son fauve effroi, 12
Ils sont déguenillés et couronnés ; tel roi 12
415 Qui commence en fleurons finit en alpargates. 12
Vases, meubles, émaux, onyx, rubis, agates, 12
Argenterie, écrins étincelants, rouleaux 12
D'étoffes, se mêlant l'un à l'autre à longs flots, 12
Tout ce qu'on peut voler, tout ce dont on trafique, 12
420 Fait dans un coin un bloc lugubre et magnifique. 12
Rien n'y manque ; ballots apportés là d'hier, 12
Joyaux de femme avec quelque lambeau de chair, 12
Lourds coffres, sacs d'argent ; tout ce tas de décombres 12
Qu'on appelle le tas de butin.
Dans les ombres
425 Marche et se meut l'armée horrible des sierras ; 12
Secouant des tambours, courant, levant les bras, 12
Des femmes, qu'effarouche une sombre allégresse, 12
Avec des regards d'ange et des bonds de tigresse, 12
Tâchant de faire choir les piastres de leur main 12
430 A force de seins nus, de fard et de carmin, 12
Dansent autour des rois ; car ils sont les Mécènes 12
De la jupe effarée et des groupes obscènes. 12
Parmi les femmes, deux, l'une grande aux crins blonds, 12
L'autre petite avec des colliers de doublons, 12
435 Toutes deux gitanas au flanc couleur de brique, 12
Mêlent une âpre lutte au boléro lubrique ; 12
La petite, ployant ses reins, tordant son corps, 12
Rit et raille la grande, et la géante alors 12
Se penche sur la naine avec gloire et furie, 12
440 Comme une Pyrénée insulte une Asturie. 12
La cheminée, où sont creusés d'étroits grabats, 12
Remplit un pan de mur du haut jusques en bas ; 12
On voit sur le fronton saint George, et sur la plaque 12
Le combat d'un satyre avec un brucolaque. 12
445 Autour de ces rois luit le pillage flagrant. 12
Le deuil, les campagnards par milliers émigrant, 12
La plaine qui frémit, l'horizon qui rougeoie, 12
Les pueblos dévastés et morts, voilà leur joie. 12
C'est de ces noirs seigneurs que la misère sort. 12
450 Peut-être ce pays serait prospère et fort 12
Si l'on pouvait ôter à l'Espagne l'épine 12
Qu'elle porte au talon et qu'on nomme rapine. 12
De ce dont ils sont fiers plus d'un serait honteux ; 12
Ils sont grands sur un fond d'opprobre ; devant eux 12
455 Des parfums allumés fument ; cet encens pue. 12
Du reste, arceaux géants, colonnade trapue ; 12
Des viandes à des crocs comme dans un charnier, 12
La même joie allant du premier au dernier ; 12
Plus de cris que le soir au fond des marécages ; 12
460 D'affreux chiens-loups gardant des captifs dans des cages ; 12
Dans un angle un gibet ; partout le choc brutal 12
Du palais riche, heureux, joyeux, contre l'étal. 12
Les murs ont par endroits des trous où s'enracine 12
Un poing de fer portant un cierge de résine. 12
465 Vaguement écouté par Blas et Gildebrand, 12
Un pâtre, près du seuil, sur le sistre vibrant, 12
Chante des montagnards la féroce romance ; 12
Et des trois madriers brûlant dans l'âtre immense 12
Il sort tout un dragon de flamme, ayant pour frein 12
470 Une chaîne liée à deux chenets d'airain. 12
VI
UNE ÉLECTION
Cependant les voilà qui causent d'une affaire. 12
Si grands qu'ils soient, la mort entre en leur haute sphère ; 12
Guy, roi d'Oloron, veuf et sans enfants, est mort. 12
A qui le mont ? à qui la ville ? à qui le fort ? 12
475 Question. La querelle éclaterait. Mais Sanche : 12
— Paix là ! l'heure est mauvaise et notre pouvoir penche ; 12
Les villes contre nous font pacte avec les bourgs ; 12
Les hommes des hameaux, des vignes, des labours, 12
S'arment pour nous combattre, et la ligue est certaine 12
480 Du comte de Castille et du duc d'Aquitaine. 12
Est-ce en un tel moment qu'autour de nous groupés, 12
Princes, nos ennemis vont nous voir occupés 12
A nous mordre en rongeant un os dans la montagne ? 12
Par Jésus ! les démons sont d'accord dans leur bagne ; 12
485 Va-t-on se quereller entre rois dans les cieux ? 12
— La dispute est un mal, dit Blas le Captieux, 12
Qui la cherche est félon, qui l'accepte imbécile ; 12
Mais comment s'accorder ?
Sanche dit :
— C'est facile.
— Qui donc ferais-tu roi d'Oloron ?
— Masferrer.
490 Ce nom sur tous les fronts passa comme un éclair. 12
— Mes frères, reprit Sanche, il faut songer aux guerres ; 12
(Sanche, étant fratricide, aimait ce mot : mes frères.) 12
Et, pardieu, mon avis, le voici : notre cor 12
S'entendrait de plus loin et ferait mieux encor, 12
495 Et la rumeur, qui sort de nous dans la campagne 12
Et la nuée, irait plus au fond de l'Espagne, 12
Si Masferrer était élu roi d'Oloron, 12
Et si, subitement, dans notre altier clairon 12
Ce voleur engouffrait son souffle formidable. 12
500 — Mais n'habite-t-il pas un antre inabordable ? 12
— Puisqu'il l'aborde, lui ?
— C'est juste.
— Nous voulons,
Dit Sanche, tout glacer sous nos rudes talons, 12
Et jeter bas ce peuple et cette ligue infime. 12
Il nous faut de la chute ; eh bien, prenons l'abîme 12
505 Il nous faut de la glace ; eh bien, prenons l'hiver ! 12
— Soit, cria Fervehan, nommons roi Masferrer. 12
— J'y consens, dit Sforon, la bête est d'envergure. 12
— Ce serait un roi, cette, et de haute figure, 12
Ajouta Bermudo.
— Le sanglier me plaît,
Dit Juan.
510 — Mais comme roi, seigneurs, est-il complet ? —
Dit Blas. On passe mal d'une bauge à la tente. 12
— Qu'est-ce donc que tu veux de plus ? je m'en contente, 12
Hurla Gil. Je le prends avec ses marcassins, 12
S'il en a. Ce serait, j'en jure par les saints, 12
515 Quelque chose de grand, d'altier, de salutaire, 12
Et d'égal à l'effet que ferait sur la terre, 12
En s'y dressant soudain, l'ombre de Totila, 12
Si l'on voyait un sceptre entre ces pattes-là ! 12
Le vieux Vasco dressa sous le dais de sa chaire 12
520 Son front blanc éclairé d'une blême torchère : 12
— Il nous faut du renfort. Puisque nous en gagnons 12
En étant de ce gueux quelconque compagnons, 12
Amen, l'homme me va. J'accepte l'épousaille. 12
Mais, princes, qui l'ira chercher dans sa broussaille ? 12
— Deux d'entre nous.
— C'est dit.
525 Et le sort désigna
Le roi Genialis et le duc Agina. 12
VII
LES DEUX PORTES-SCEPTRE
Un torrent effréné roule entre deux falaises ; 12
A droite est l'antre ; à gauche, au milieu des mélèzes, 12
Un dur sentier fait face au terrier du bandit, 12
530 Mince corniche au flanc du roc ; l'eau qui bondit, 12
L'affreux souffle sortant du gouffre, la colère 12
D'un trou prodigieux et perpendiculaire, 12
Séparent le sentier de l'antre. Pas de pont. 12
Rien. La chute où l'écho tumultueux répond. 12
535 Les antres, là, sont sûrs ; les abîmes les gardent ; 12
Les deux escarpements ténébreux se regardent ; 12
A peine, en haut, voit-on un frêle jour qui point. 12
La fente épouvantable est étroite à ce point 12
Qu'on pourrait du sentier parler à la caverne ; 12
540 On cause ainsi d'un mur à l'autre de l'Averne. 12
Un sentier, mais jamais de Passants.
Dans ces monts,
Le sol n'est que granits, herbes, glaces, limons ; 12
Le cheval y fléchit, la mule s'y déferre ; 12
Tout ce que les deux rois envoyés purent faire, 12
545 Ce fut de pénétrer jusqu'au rude sentier. 12
Parvenus au tournant, où l'antre tout entier, 12
Comme ces noirs tombeaux que les chacals déterrent, 12
Lugubre, apparaissait, les deux rois s'arrêtèrent. 12
Le bandit, que les rois apercevaient dedans, 12
550 Raccommodait son arc, coupait avec ses dents 12
Les nœuds, de peur qu'un fil sur le bois ne se torde, 12
Songeait, et par moments crachait un bout de corde. 12
L'eau du gave semblait à la hâte s'enfuir. 12
L'homme avait à ses pieds un vieux carquois de cuir 12
555 Plein de ces dards qui font de loin trembler la cible. 12
On voyait dans un coin sa femelle terrible. 12
Une pierre servait à ce voleur de banc. 12
Alors, haussant la voix, car le gave en tombant 12
Faisait le bruit d'un buffle échappé de l'étable, 12
560 L'un des deux rois cria dans l'antre redoutable : 12
— Salut, homme, au milieu des gouffres ! Devant toi 12
Tu vois Agina, duc, et Genialis, roi ; 12
Nous sommes envoyés par Vasco Tête-Blanche, 12
Fervehan, Gildebrand, don Blas, don Juan, don Sanche, 12
565 Gil, Bermudo, Sforon, et je te dis ceci 12
De la part de ceux-là qui sont des rois aussi : 12
On te donne Oloron, ville dans la montagne ; 12
Sois l'un de nous, sois roi ; viens ; le sceptre se gagne, 12
Tu l'as gagné. Nous rois, nous venons te chercher. 12
570 Un fils comme toi peut, du haut de son rocher, 12
Entrer parmi les rois de plain-pied, sans démence ; 12
C'est à ta liberté que le trône commence. 12
Règne sur Oloron et sur vingt bourgs encor. 12
Tu mettras sur ta tête une tiare d'or, 12
575 Et ce qu'on nomme vol se nommera conquête ; 12
Car rien n'est crime et tout est vertu, sur le faîte ; 12
Et ceux qui t'appelaient bandit, t'adoreront. 12
Viens règne. Nous avons des couronnes au front, 12
Des raps d'or et d'argent à dix onces la vare, 12
580 Des châteaux, des pays, l'Aragon, la Navarre, 12
Des femmes, des banquets, le monde à nos genoux ; 12
Prends ta part. Tout cela t'appartient comme à nous. 12
Entre dans le palais et sors de la tanière, 12
Remplace le nuage, ami, par la lumière : 12
585 Quitte ta nuit, ton roc, ton haillon, ton torrent, 12
Viens ; et sois comme nous un roi superbe et grand, 12
N'ayant rien à ses pieds qui ne soit une fête, 12
Viens.
Sans lever les yeux et sans tourner la tête,
Le bandit, sur son arc gardant toujours la main, 12
590 Leur fit signe du doigt de passer leur chemin. 12
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