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HUG_4/HUG806
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
XI
L'ÉPOPÉE DU VER
L'Épopée du ver
*
Au fond de la poussière inévitable, un être 12
Rampe, et souffle un miasme ignoré qui pénètre 12
L'homme de toutes parts, 6
Qui noircit l'aube, éteint le feu, sèche la tige, 12
5 Et qui suffit pour faire avorter le prodige 12
Dans la nature épars. 6
Le monde est sur cet être et l'a dans sa racine, 12
Et cet être, c'est moi. Je suis. Tout m'avoisine. 12
Dieu me paye un tribut. 6
10 Vivez. Rien ne fléchit le ver incorruptible. 12
Hommes, tendez vos arcs ; quelle que soit la cible, 12
C'est moi qui suis le but. 6
O vivants, je l'avoue, on voit des hommes rire : 12
Plus d'une barque vogue avec un bruit de lyre ; 12
15 On est prince et seigneur ; 6
Le lit nuptial brille, on s'aime, on se le jure, 12
L'enfant naît, les époux sont beaux ; — j'ai pour dorure 12
Ce qu'on nomme bonheur. 6
Je mords Socrate, Eschyle, Homère, après l'envie. 12
20 Je mords l'aigle. Le bout visible de la vie 12
Est à tous et partout. 6
Et, quand au mois de mai le rouge-gorge chante, 12
Ce qui fait que Satan rit dans l'ombre méchante, 12
C'est que j'ai l'autre bout. 6
25 Je suis l'Inconnu noir qui, plus bas que la bête, 12
Remplit tout ce qui marche au-dessus de sa tête 12
D'angoisse et de terreur, 6
La preuve d'Alecton pareille à Cléopâtre, 12
De la pourpre identique au haillon, et du pâtre 12
30 Égal à l'empereur. 6
Je suis l'extinction du flambeau, toujours prête. 12
Il suffit qu'un tyran pense à moi dans la fête 12
Où les rois sont assis, 6
Pour que sa volupté, sa gaîté, sa débauche, 12
35 Devienne on ne sait quoi de lugubre où s'ébauche 12
La pâle Némésis. 6
Je ne me laisse point oublier des satrapes ; 12
La nuit, lascifs, leur main touche à toutes les grappes 12
Du plaisir hasardeux, 6
40 Et, pendant que leurs sens dans l'extase frémissent, 12
Des apparitions de méduses blêmissent 12
La voûte au-dessus d'eux. 6
Je suis le créancier. L'échéance m'est due. 12
J'ai, comme l'araignée, une toile tendue. 12
45 Tout l'univers, c'est peu. 6
Le fil imperceptible et noir que je dévide 12
Ferait l'aurore veuve et l'immensité vide 12
S'il allait jusqu'à Dieu. 6
J'attends. L'obscurité sinistre me rend compte. 12
50 Le capitaine armé de son sceptre, l'archonte, 12
Le grave amphictyon, 6
L'augure, le poète étoilé, le prophète, 12
Tristes, songent à moi, cette vie étant faite 12
De disparition. 6
55 Le vizir sous son dais, le marchand sur son âne, 12
Familles et tribus, les seigneurs d'Ecbatane 12
Et les chefs de l'Indus 6
Passent, et seul je sais dans quelle ombre est conduite 12
Cette prodigieuse et misérable fuite 12
60 Des vivants éperdus. 6
Brillez, cieux. Vis, nature. O printemps, fais des roses. 12
Rayonnez, papillons, dans les métamorphoses. 12
Que le matin est pur ! 6
Et comme les chansons des oiseaux sont charmantes, 12
65 Au-dessus des amants, au-dessus des amantes, 12
Dans le profond azur ! 6
*
Quand, sous terre rampant, j'entre dans Babylone, 12
Dans Tyr qui porte Ammon sur son double pylône, 12
Dans Suse où l'aube luit, 6
70 Lorsque entendant chanter les hommes, je me glisse, 12
Invisible, caché, muet, dans leur délice, 12
Leur triomphe et leur bruit 6
Quoique l'épaisseur vaste et pesante me couvre, 12
Quoique la profondeur, qui jamais ne s'entrouvre, 12
75 Morne et sans mouvement, 6
Me cache à tous les yeux dans son horreur tranquille, 12
Tout, quel que soit le lieu, quelle que soit la ville, 12
Quel que soit le moment, 6
Tout, Vesta comme Églé, Zénon comme Épicure, 12
80 A le tressaillement de ma présence obscure ; 12
On a froid, on a peur ; 6
L'un frémit dans son faste et l'autre dans des crimes, 12
Et l'on sent dans l'orgueil démesuré des cimes 12
Une vague stupeur ; 6
85 Et le Vatican tremble avec le Capitole, 12
Et le roi sur le trône, et sur l'autel l'idole, 12
Et Moloch et Sylla 6
Frissonnent, et le mage épouvanté contemple, 12
Sitôt que le palais a dit tout bas au temple : 12
90 Le ver de terre est là ! 6
*
Je suis le niveleur des frontons et des dômes ; 12
Le dernier lit où vont se coucher les Sodomes 12
Est arrangé par moi, 6
Je suis fourmillement et je suis solitude, 12
95 Je suis sous le blasphème et sous la certitude, 12
Et derrière Pourquoi. 6
Nul dogme n'oserait affronter ma réponse. 12
Laïs pour moi se frotte avec la pierre ponce. 12
Je fais parler Pyrrhon. 6
100 La guerre crie, enrôle, ameute, hurle, vole, 12
Et je suis dans sa bouche alors que cette folle 12
Souffle dans son clairon. 6
Je suis l'intérieur du prêtre en robe blanche, 12
Je bave dans cette âme où la vérité penche ; 12
105 Quand il parle, je mens. 6
Le destin, labyrinthe, aboutit à ma fosse, 12
Je suis dans l'espérance et dans la femme grosse, 12
Et, rois, dans vos serments. 6
Quel sommeil effrayant, la vie ! En proie, en butte 12
110 A des combinaisons de triomphe ou de chute, 12
Passifs, engourdis, sourds, 6
Les hommes, occupés d'objets qui se transforment, 12
Sont hagards, et devraient s'apercevoir qu'ils dorment, 12
Puisqu'ils rêvent toujours ! 6
115 J'ai pour l'ambitieux les sept couleurs du prisme. 12
C'est moi que le tyran trouve en son despotisme 12
Après qu'il l'a vomi. 6
Je l'éveille, sitôt sa colère rugie. 12
Qu'est la méchanceté ? C'est de la léthargie, 12
120 Dieu dans l'âme endormi. 6
Hommes, riez. La chute adhère à l'apogée. 12
L'écume manquerait à la mer submergée, 12
L'éclat au diamant, 6
La neige à l'Athos, l'ombre aux loups, avant qu'on voie 12
125 Manquer la confiance et l'audace et la joie 12
A votre aveuglement. 6
L'éventrement des monts de jaspe et de porphyre 12
A bâtir vos palais peut à peine suffire, 12
Larves sans lendemain ! 6
130 Vous avez trop d'autels. Vos sociétés folles 12
Meurent presque toujours par un excès d'idoles 12
Chargeant l'esprit humain. 6
Qu'est la religion ? L'abîme et ses fumées. 12
Les simulacres noirs flottant sous les ramées 12
135 Des bois insidieux, 6
La contemplation de l'ombre, les passages 12
De la nue au-dessus du front pensif des sages, 12
Ont créé tous vos dieux. 6
Vos prêtres insensés chargent Satan lui-même 12
140 D'un dogme et d'un devoir, lui le monstre suprême, 12
Lui la rébellion ! 6
Ils en font leur bourreau, leur morne auxiliaire, 12
Sans même s'informer si cette muselière 12
Convient à ce lion. 6
145 Pour aller jusqu'à Dieu dans l'infini, les cultes, 12
Les religions, l'Inde et ses livres occultes 12
Par Hermès copiés, 6
Offrent leurs points d'appui, leurs rites, leurs prières, 12
Leurs dogmes, comme un gué montre à fleur d'eau des pierres 12
150 Où l'on pose ses pieds. 6
Songes vains ! Les Védas trompent leurs clientèles, 12
Car les religions sont des choses mortelles 12
Qu'emporte un vent d'hiver ; 6
Hommes, comme sur vous sur elles je me traîne ; 12
155 Et, pour ronger l'autel, Dieu n'a pas pris la peine 12
De faire un autre ver. 6
*
Je suis dans l'enfant mort, dans l'amante quittée, 12
Dans le veuvage prompt à rire, dans l'athée, 12
Dans tous les noirs oublis. 6
160 Toutes les voluptés sont pour moi fraternelles. 12
C'est moi que le fakir voit sortir des prunelles 12
Du vague spectre Iblis. 6
Mon œil guette à travers les fêlures des urnes. 12
Je vois vers les gibets voler les becs nocturnes 12
165 Quêtant un noir lambeau. 6
Je suis le roi muré. J'habite le décombre. 12
La mort me regardait quand d'une goutte d'ombre 12
Elle fit le corbeau. 6
Je suis. Vous n'êtes pas, feu des yeux, sang des veines, 12
170 Parfum des fleurs, granit des tours, ô fiertés vaines ! 12
Tout d'avance est pleuré. 6
On m'extermine en vain, je renais sous ma voûte ; 12
Le pied qui m'écrasa peut poursuivre sa route, 12
Je le dévorerai. 6
175 J'atteins tout ce qui vole et court. L'argyraspide 12
Ne peut me fuir, eût-il un cheval plus rapide 12
Que l'oiseau de Vénus ; 6
Je ne suis pas plus loin des chars qui s'accélèrent 12
Que du cachot massif où des lueurs éclairent 12
180 De sombres torses nus. 6
*
Un peuple s'enfle et meurt comme un flot sur la grève. 12
Dès que l'homme a construit une cité, le glaive 12
Vient et la démolit ; 6
Ce qui résiste au fer croule dans les délices ; 12
185 Pour te tuer, ô Rome, Octave a les supplices, 12
Messaline a son lit. 6
Tout ici-bas perd pied, se renverse, trébuche, 12
Et partout l'homme tombe, étant sa propre embûche ; 12
Partout l'humanité 6
190 Se lève dans l'orgueil et dans l'orgueil se couche ; 12
Et le manteau de poil du prophète farouche 12
Est plein de vanité. 6
Puisque ce sombre orgueil s'accroît toujours et monte, 12
Puisque Tibère est Dieu, puisque Rome sans honte 12
195 Lui chante un vil paean, 6
Puisque l'austérité des Burrhus se croit vierge, 12
Puisqu'il est des Xercès qui prennent une verge 12
Et fouettent l'océan, 6
Il faut bien que le ver soit là pour l'équilibre. 12
200 Ce que le Nil, l'Euphrate et le Gange et le Tibre 12
Roulent avec leur eau, 6
C'est le reflet d'un tas de villes inouïes 12
Faites de marbre et d'or, plus vite évanouies 12
Que la fleur du sureau. 6
205 Fétide, abject, je rends les majestés pensives. 12
Je mords la bouche, et quand j'ai rongé les gencives, 12
Je dévore les dents. 6
Oh ! ce serait vraiment dans la nature entière 12
Trop de faste, de bruit, d'emphase et de lumière, 12
210 Si je n'étais dedans ! 6
Le néant et l'orgueil sont de la même espèce. 12
Je les distingue peu lorsque je les dépèce. 12
J'erre éternellement 6
Dans une obscurité d'horreur et d'anathème, 12
215 Redoutable brouillard dont Satan n'est lui-même 12
Qu'un épaississement. 6
*
Tout me sert. Glaive et soc, et sagesse et délire. 12
De tout temps la trompette a combattu la lyre ; 12
C'est le double éperon, 6
220 C'est la double fanfare aux forces infinies ; 12
Le prodige jaillit de ce choc d'harmonies ; 12
Luttez, lyre et clairon. 6
Lyre, enfante la paix. Clairon, produis la guerre. 12
Mettez en mouvement cette tourbe vulgaire 12
225 Des camps et des cités ; 6
Luttez ; poussez les uns aux batailles altières, 12
Les autres aux moissons, et tous aux cimetières ; 12
Lyre et clairon, chantez ! 6
Chantez ! le marbre entend. La pierre n'est pas sourde, 12
230 Les tours sentent frémir leur dalle la plus lourde, 12
Le bloc est remué, 6
Le créneau cède au chant qui passe par bouffée, 12
Et le mur tressaillant qui naît devant Orphée, 12
Meurt devant Josué. 6
*
235 Tout périt. C'est pour moi, dernière créature, 12
Que travaille l'effort de toute la nature, 12
Le lys prêt à fleurir, 6
La mésange au printemps qui dans son nid repose 12
Et qui sent l'œuf, cassé par un petit bec rose, 12
240 Sous elle s'entr'ouvrir, 6
Les Moïses emplis d'une puissance telle 12
Que le peuple, écoutant leur parole immortelle 12
Au pied du mont fumant, 6
Leur trouve une lueur de plus en plus étrange, 12
245 Tremble, et croit derrière eux voir deux ailes d'archange 12
Grandir confusément, 6
Les passants, le despote aveugle et sans limites, 12
Les rois sages avec leurs trois cents sulamites, 12
Les pâles inconnus, 6
250 L'usurier froid, l'archer habile aux escarmouches, 12
Les cultes et les dieux plus nombreux que les mouches 12
Dans les joncs du Cydnus. 6
Tout m'appartient. A moi symboles, mœurs, images, 12
A moi ce monde affreux de bourreaux et de mages 12
255 Qui passe, groupe noir, 6
Sur qui l'ombre commence à tomber, que Dieu marque, 12
Qu'un vent pousse, et qui semble une farouche barque 12
De pirates le soir. 6
A moi la courtisane ! à moi la cénobite ! 12
260 Dieu me fait Sésostris afin que je l'habite. 12
En arrière, en avant, 6
A moi tout ! à toute heure, et qu'on entre ou qu'on sorte ! 12
Ma morsure, qui va finir à Phryné morte, 12
Commence à Job vivant. 6
265 A moi le condamné dans sa lugubre loge ! 12
Il regarde effaré les pas que fait l'horloge ; 12
Et, quoiqu'en son ennui 6
La mort soit invisible à ses fixes prunelles, 12
A d'obscurs battements il sent d'horribles ailes 12
270 Qui s'approchent de lui. 6
Rhode est fière, Chéops est grande, Ephèse est rare, 12
Le Mausolée est beau, le Dieu tonne, le Phare 12
Sauve les mâts penchés, 6
Babylone suspend dans l'air les fleurs vermeilles, 12
275 Et c'est pour moi que l'homme a créé sept merveilles, 12
Et Satan sept péchés. 6
A moi la vierge en fleur qui rit et se dérobe, 12
Fuit, passe les ruisseaux, et relève sa robe 12
Dans les prés ingénus ! 6
280 A moi les cris, les chants, la gaîté qui redouble ! 12
A moi l'adolescent qui regarde avec trouble 12
La blancheur des pieds nus ! 6
Rois, je me roule en cercle et je suis la couronne ; 12
Buveurs, je suis la soif ; murs, je suis la colonne ; 12
285 Docteurs, je suis la loi ; 6
Multipliez les jeux et les épithalames, 12
Les soldats sur vos tours, dans vos sérails les femmes ; 12
Faites, j'en ai l'emploi. 6
Sage ici-bas celui qui pense à moi sans cesse ! 12
290 Celui qui pense à moi vit calme et sans bassesse ; 12
Juste, il craint le remords ; 6
Sous son toit frêle il songe aux maisons insondables ; 12
Il voit de la lumière aux deux trous formidables 12
De la tête de mort. 6
295 Votre prospérité n'est que ma patience. 12
Hommes, la volonté, la raison, la science, 12
Tentent ; seul j'accomplis. 6
Toute chose qu'on donne est à moi seul donnée. 12
Il n'est pas de fortune et pas de destinée 12
300 Qui ne m'ait dans ses plis. 6
Le héros qui, dictant des ordres à l'histoire, 12
Croit laisser sur sa tombe un nuage de gloire, 12
N'est sûr que de moi seul. 6
C'est à cause de moi que l'homme désespère. 12
305 Je regarde le fils naître, et j'attends le père 12
En dévorant l'aïeul. 6
Je suis l'être final. Je suis dans tout. Je ronge 12
Le dessous de la joie, et, quel que soit le songe 12
Que les poètes font, 6
310 J'en suis, et l'hippogriffe ailé me porte en croupe ; 12
Quand Horace en riant te fait boire à sa coupe, 12
Chloé, je suis au fond. 6
La dénudation absolue et complète, 12
C'est moi. J'ôte la force aux muscles de l'athlète ; 12
315 Je creuse la beauté ; 6
Je détruis l'apparence et les métamorphoses ; 12
C'est moi qui maintiens nue, au fond du puits des choses, 12
L'auguste vérité. 6
Où donc les conquérants vont-ils ? mes yeux les suivent. 12
320 A qui sont-ils ? à moi. L'heure vient ; ils m'arrivent, 12
Découronnés, pâlis, 6
Et tous je les dépouille, et tous je les mutile, 12
Depuis Cyrus vainqueur de Tyr jusqu'à Bathylle 12
Vainqueur d'Amaryllis 6
325 Le semeur me prodigue au champ qu'il ensemence ; 12
Tout en achevant l'être expiré, je commence 12
L'être encor jeune et beau. 6
Ce que Fausta, troublée en sa pensée aride, 12
Voit dans le miroir pâle où s'ébauche une ride, 12
330 C'est un peu de tombeau. 6
Toute ivresse m'aura dans sa dernière goutte ; 12
Et sur le trône il n'est rien à quoi je ne goûte. 12
Les Trajans, les Nérons 6
Sont à moi, honte et gloire, et la fange est épaisse 12
335 Et l'or est rayonnant pour que je m'en repaisse. 12
Tout marche ; j'interromps. 6
J'habite Ombos, j'habite Élis, j'habite Rome. 12
J'allonge mes anneaux dans la grandeur de l'homme ; 12
J'ai l'empire et l'exil ; 6
340 C'est moi que les puissants et les forts représentent ; 12
En ébranlant les cieux, les jupiters me sentent 12
Ramper dans leur sourcil. 6
Je prends l'homme, ébauche humble et tremblante qui pleure, 12
Le nerf qui souffre, l'œil qu'en vain le jour effleure, 12
345 Le crâne où dort l'esprit, 6
Le cœur d'où sort le sang ainsi qu'une couleuvre, 12
La chair, l'amour, la vie, et j'en fais un chef-d'œuvre, 12
Le squelette qui rit. 6
*
L'eau n'a qu'un bruit ; l'azur n'a que son coup de foudre ; 12
350 Le juge n'a qu'un mot, punir ou bien absoudre ; 12
L'arbre n'a que son fruit ; 6
L'ouragan se fatigue à de vaines huées, 12
Et n'a qu'une épaisseur quelconque de nuées ; 12
Moi, j'ai l'énorme nuit. 6
355 L'Etna n'est qu'un charbon que creuse un peu de soufre ; 12
L'erreur de l'océan, c'est de se croire un gouffre ; 12
Je dirai : c'est profond, 6
Quand vous me trouverez un précipice, un piège, 12
Où l'univers sera comme un flocon de neige 12
360 Qui décroît et qui fond. 6
Quoique l'enfer soit triste et quoique la géhenne 12
Sans pitié, redoutable aux hommes pleins de haine, 12
Ouverte au-dessous d'eux, 6
Soit étrange et farouche, et quoiqu'elle ait en elle 12
365 Les immenses cheveux de la flamme éternelle 12
Qu'agite un vent hideux, 6
Le néant est plus morne encor, la cendre est pire 12
Que la braise, et le lieu muet où tout expire 12
Est plus noir que l'enfer ; 6
370 Le flamboiement est pourpre et la fournaise montre ; 12
Moi je bave et j'éteins. L'hydre est une rencontre 12
Moins sombre que le ver. 6
Je suis l'unique effroi. L'Afrique et ses rivages 12
Pleins du barrissement des éléphants sauvages, 12
375 Magog, Thor, Adrasté, 6
Sont vains auprès de moi. Tout n'est qu'une surface 12
Qui sert à me couvrir. Mon nom est Fin. J'efface 12
La possibilité. 6
J'abolis aujourd'hui, demain, hier. Je dépouille 12
380 Les âmes de leur corps ainsi que d'une rouille ; 12
Et je fais à jamais 6
De tout ce que je tiens disparaître le nombre 12
Et l'espace et le temps, par la quantité d'ombre 12
Et d'horreur que j'y mets. 6
*
385 Amant désespéré, tu frappes à ma porte, 12
Redemandant ton bien et ta maîtresse morte, 12
Et la chair de ta chair, 6
Celle dont chaque nuit tu dénouais les tresses, 12
Plus fier, plus éperdu, plus ivre en ses caresses 12
390 Que l'aigle au vent de mer. 6
Tu dis : «— Je la veux ! Terre et cieux, je la réclame ; 12
Le jour où je la vis, je crus voir une flamme. 12
Viens, dit-elle. Je vins. 6
Sa jeune taille était plus souple que l'acanthe ; 12
395 Elle errait éblouie, idéale bacchante, 12
Sous des pampres divins. 6
« Son cœur fut si profond que j'y perdis mon âme. 12
Je l'aimais ! Quand le soir, les yeux de cette femme 12
Au front pur, au sein nu, 6
400 Me regardaient, pensifs, clairs, à travers ses boucles, 12
Je croyais voir briller les vagues escarboucles 12
D'un abîme inconnu. 6
C'est elle qui prenait ma tête en ses mains blanches ! 12
Elle qui me chantait des chansons sous les branches, 12
405 Des chansons dans les bois, 6
Si douces qu'on voyait sur l'eau rêver le cygne, 12
Et que les dieux là-haut se faisaient entre eux signe 12
D'écouter cette voix ! 6
« Elle est morte au milieu d'une nuit de délices… 12
410 Elle était le printemps, ouvrant de frais calices ; 12
Elle était l'orient ; 6
Gaie, elle ressemblait à tout ce qu'on désire ; 12
L'esquif, entrant dès l'aube au golfe de Nisyre, 12
N'est pas plus souriant. 6
415 « Elle était la plus belle et la plus douce chose ! 12
Son âme était le lys, son corps était la rose ; 12
Son chant chassait les pleurs ; 6
Nue, elle était déesse, et vierge, sous ses voiles ; 12
Elle avait le parfum que n'ont pas les étoiles, 12
420 L'éclair qui manque aux fleurs. 6
« Elle était la lumière et la grâce ; je l'aime ! 12
Je la veux ! ô transports ! ô volupté suprême ! 12
O regrets déchirants !… 6
Voilà huit jours qu'elle est dans mon ombre farouche ; 12
425 Si tu veux lui donner un baiser sur la bouche, 12
Prends-la, je te la rends ! 6
Reprends ce corps, reprends ce sein, reprends ces lèvres ; 12
Cherches-y ton plaisir, ton extase, tes fièvres ; 12
Je la rends à tes vœux ; 6
430 Viens, tu peux, pour ta joie et tes jeux et tes fautes, 12
La reprendre, pourvu seulement que tu m'ôtes 12
De ses sombres cheveux. 6
Nous rions, l'ombre et moi, de tout ce qui vous navre. 12
Nous avons, nous aussi, notre fleur, le cadavre ; 12
435 La femme au front charmant, 6
Blanche, embaumant l'alcôve et parfumant la table, 12
Se transforme en ma nuit… — Viens voir quel formidable 12
Épanouissement ! 6
Cette rose du fond du tombeau, viens la prendre, 12
440 Je te la rends. Reprends, jeune homme, dans ma cendre, 12
Dans mon fatal sillon, 6
Cette fleur où ma bave épouvantable brille, 12
Et qui, pâle, a le ver du cercueil pour chenille, 12
L'âme pour papillon. 6
445 Elle est morte, — et c'est là ta poignante pensée, — 12
Au moment le plus doux d'une nuit insensée ; 12
Eh bien, tu n'es plus seul, 6
Reprends-la ; ce lit froid vaut bien ton lit frivole ; 12
Entre ; et toi qui riais de la chemise folle, 12
450 Viens braver le linceul. 6
Elle t'attend, levant son crâne où l'œil se creuse, 12
T'offrant sa main verdie et sa hanche terreuse, 12
Son flanc, mon noir séjour… 6
Viens, couvrant de baisers son vague rire horrible, 12
455 Dans ce commencement d'éternité terrible 12
Finir ta nuit d'amour ! 6
*
O vie universelle, où donc est ton dictame ? 12
Qu'est-ce que ton baiser ? un lèchement de flamme. 12
Le cœur humain veut tout, 6
460 Prend tout, l'or, le plaisir, le ciel bleu, l'herbe verte… 12
Et dans l'éternité sinistrement ouverte 12
Se vide tout à coup. 6
La vie est une joie où le meurtre fourmille, 12
Et la création se dévore en famille. 12
465 Baal dévore Pan. 6
L'arbre, s'il le pouvait, épuiserait la sève, 12
Léviathan, bâillant dans les ténèbres, rêve 12
D'engloutir l'océan ; 6
L'onagre est au boa qui glisse et l'enveloppe ; 12
470 Le lynx tacheté saute et saisit l'antilope ; 12
La rouille use le fer ; 6
La mort du grand lion est la fête des mouches ; 12
On voit sous l'eau s'ouvrir confusément les bouches 12
Des bêtes de la mer ; 6
475 Le crocodile affreux, dont le Nil cache l'antre, 12
Et qui laisse aux roseaux la marque de son ventre, 12
A peur de l'ichneumon ; 6
L'hirondelle devant le gypaète émigre ; 12
Le colibri, sitôt qu'il a faim, devient tigre, 12
480 L'oiseau-mouche est démon. 6
Le volcan, c'est le feu chez lui, tyran et maître, 12
Mâchant les durs rochers, féroce et parfois traître, 12
Tel qu'un sombre empereur, 6
Essuyant la fumée à sa bouche rougie, 12
485 Et son cratère enflé de lave est une orgie 12
De flammes en fureur ; 6
La louve est sur l'agneau comme l'agneau sur l'herbe ; 12
Le pâle genre humain n'est qu'une grande gerbe 12
De peuples pour les rois ; 6
490 Avril donne aux fleurs l'ambre et la rosée aux plantes 12
Pour l'assouvissement des abeilles volantes 12
Dans la lueur des bois ; 6
De toutes parts on broute, on veut vivre, on dévore, 12
L'ours dans la neige horrible et l'oiseau dans l'aurore ; 12
495 C'est l'ivresse et la loi. 6
Le monde est un festin. Je mange les convives. 12
L'océan a des bords, ma faim n'a pas de rives ; 12
Et le gouffre, c'est moi. 6
Vautour, qu'apportes-tu ? — Les morts de la mêlée, 12
500 Les morts des camps, les morts de la ville brûlée, 12
Et le chef rayonnant. — 6
C'est bien, donne le sang, vautour ; donne la cendre, 12
Donne les légions, c'est bien — donne Alexandre, 12
C'est bien. Toi maintenant ! 6
505 Le miracle hideux, le prodige sublime, 12
C'est que l'atome soit en même temps l'abîme ; 12
Tout d'en haut m'est jeté ; 6
Je suis d'autant plus grand que je suis plus immonde, 12
Et l'amoindrissement formidable du monde 12
510 Fait mon énormité. 6
*
Fouillez la mort. Fouillez l'écroulement terrible. 12
Que trouvez-vous ? L'insecte. Et, quoique ayant la bible, 12
Quoique ayant le coran, 6
Je ne suis rien qu'un ver. O vivants, c'est peut-être 12
515 Parce que je suis fait des croyances du prêtre, 12
Des splendeurs du tyran, 6
C'est parce qu'en ma nuit j'ai mangé vos victoires, 12
C'est parce que je suis composé de vos gloires 12
Dont l'éclat retentit, 6
520 De toutes vos fiertés, de toutes vos durées, 12
De toutes vos grandeurs, tour à tour dévorées, 12
Que je reste petit. 6
Qu'est-ce que l'univers ? Qu'est-ce que le mystère ? 12
Une table sans fin servie au ver de terre ; 12
525 Le nain partout béant ; 6
Un engloutissement du géant par l'atome ; 12
Tout lentement rongé par Rien ; et le fantôme 12
Créé par le néant. 6
*
L'épouvante m'adore, et, ver, j'ai des pontifes. 12
530 Mon spectre prend une aile et mon aile a des griffes. 12
Vil, infect, chassieux, 6
Chétif, je me dilate en une immense forme, 12
Je plane, et par moments, chauve-souris énorme, 12
J'enveloppe les cieux. 6
*
535 Dieu qui m'avez fait ver, je vous ferai fumée. 12
Si je ne puis toucher votre essence innommée, 12
Je puis ronger du moins 6
L'amour dans l'homme, et l'astre au fond du ciel livide, 12
Dieu jaloux, et, faisant autour de vous le vide, 12
540 Vous ôter vos témoins. 6
Parce que l'astre luit, l'homme aurait tort de croire 12
Que le ver du tombeau n'atteint pas cette gloire ; 12
Hors moi, rien n'est réel ; 6
Le ver est sous l'azur comme il est sous le marbre ; 12
545 Je mords, en même temps que la pomme sur l'arbre, 12
L'étoile dans le ciel. 6
L'astre à ronger là-haut n'est pas plus difficile 12
Que la grappe pendante aux pampres de Sicile ; 12
J'abrège les rayons ; 6
550 L'éternité n'est point aux splendeurs complaisante ; 12
La mouche, la fourmi, tout meurt, et rien n'exempte 12
Les constellations. 6
Il faut, dans l'océan d'en haut, que le navire 12
Fait d'étoiles s'entr'ouvre à la fin et chavire ; 12
555 Saturne au large anneau 6
Chancelle, et Sirius subit ma sombre attaque 12
Comme l'humble bateau qui va du port d'Ithaque 12
Au port de Calymno. 6
Il est dans le ciel noir des mondes plus malades 12
560 Que la barque au radoub sur un quai des Cyclades ; 12
L'abîme est un tyran ; 6
Arcturus dans l'éther cherche en vain une digue ; 12
La navigation de l'infini fatigue 12
Le vaste Aldebaran. 6
565 Les lunes sont, au fond de l'azur, des cadavres ; 12
On voit des globes morts dans les célestes havres 12
Là-haut se dérober ; 6
La comète est un monde éventré dans les ombres 12
Qui se traîne, laissant de ses entrailles sombres 12
570 La lumière tomber. 6
Regardez l'abbadir et voyez le bolide ; 12
L'un tombe, et l'autre meurt ; le ciel n'est pas solide ; 12
L'ombre a d'affreux recoins ; 6
Le point du jour blanchit les fentes de l'espace, 12
575 Et semble la lueur d'une lampe qui passe 12
Entre des ais mal joints. 6
Le monde, avec ses feux, ses chants, ses harmonies, 12
N'est qu'une éclosion immense d'agonies 12
Sous le bleu firmament, 6
580 Un pêle-mêle obscur de souffles et de râles, 12
Et de choses de nuit, vaguement sépulcrales, 12
Qui flottent un moment. 6
Dieu subit ma présence ; il en est incurable. 12
Toute forme créée, ô nuit, est peu durable, 12
585 O nuit, tout est pour nous ; 6
Tout m'appartient, tout vient à moi, gloire guerrière, 12
Force, puissance et joie et même la prière, 12
Puisque j'ai ses genoux. 6
La démolition, voilà mon diamètre. 12
590 Le zodiaque ardent, que Rhamsès a beau mettre 12
Sur son sanglant écu, 6
Craint le ver du sépulcre, et l'aube est ma sujette ; 12
L'escarboucle est ma proie, et le soleil me jette 12
Des regards de vaincu. 6
595 L'univers magnifique et lugubre a deux cimes, 12
O vivants, à ses deux extrémités sublimes, 12
Qui sont aurore et nuit, 6
La création triste, aux entrailles profondes, 12
Porte deux Tout-puissants, le Dieu qui fait les mondes, 12
600 Le ver qui les détruit. 6
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