Métrique en Ligne
HUG_4/HUG805
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
X
LES SEPT MERVEILLES DU MONDE
Les Sept Merveilles du monde
*
Des voix parlaient ; pour qui ? Pour l'espace sans bornes, 12
Pour le recueillement des solitudes mornes, 12
Pour l'oreille, partout éparse, du désert ; 12
Nulle part, dans la plaine où le regard se perd, 12
5 On ne voyait marcher la foule aux bruits sans nombre, 12
Mais on sentait que l'homme écoutait dans cette ombre. 12
Qui donc parlait ? C'étaient des monuments pensifs. 12
Debout sur l'onde humaine ainsi que des récifs, 12
Calmes, et chacun d'eux semblait un personnage 12
10 Vivant, et se rendant lui-même témoignage. 12
Nulle rumeur n'osait à ces voix se mêler, 12
Et le vent se taisait pour les laisser parler, 12
Et le flot apaisait ses mystérieux râles. 12
Un soleil vague au loin dorait les frontons pâles. 12
15 Les astres commençaient à se faire entrevoir 12
Dans l'assombrissement religieux du soir. 12
I
Le Temple d'Ephèse
Et l'une de ces voix, c'était la voix d'un temple, 12
Disait :
— Admirez-moi ! Qui que tu sois, contemple ;
Qui que tu sois, regarde et médite, et reçois 12
20 A genoux mon rayon sacré, qui que tu sois ; 12
Car l'idéal est fait d'une étoile, et rayonne, 12
Et je suis l'idéal. Troie, Argos, Sicyone, 12
Ne sont rien près d'Ephèse, et l'envieront toujours, 12
O peuple, Ephèse ayant mon ombre sur ses tours. 12
25 Ephèse heureuse dit : « Si j'étais Delphe ou Thèbe, 12
On verrait flamboyer sur mes dômes l'Érèbe, 12
Mes oracles feraient les hommes soucieux ; 12
Si j'étais Cos, j'irais forgeant les durs essieux ; 12
Si j'étais Teutyris, sombre ville du rêve, 12
30 Mes pâtres, fronts sacrés en qui le ciel se lève, 12
Regarderaient, à l'heure où naît le jour riant, 12
Les constellations penchant sur l'Orient 12
Verser dans l'infini leurs chariots pleins d'astres ; 12
Si j'étais Bactria, j'aurais des Zoroastres ; 12
35 Si j'étais Olympie en Élide, mes jeux 12
Montreraient une palme aux lutteurs courageux, 12
Les devins combattraient chez moi les astronomes, 12
Et mes courses, rendant les dieux jaloux des hommes, 12
Essouffleraient le vent à suivre Corœbus ; — 12
40 Mais à quoi bon chercher tant d'inutiles buts, 12
Ayant, que l'aube éclate ou que le soir décline, 12
Ce temple ionien debout sur ma colline, 12
Et pouvant faire dire à la terre : « c'est beau ! » — 12
Et ma ville a raison. Ainsi qu'un escabeau 12
45 Devant un trône, ainsi devant moi disparaissent 12
Les Parthénons fameux que les rayons caressent ; 12
Ils sont l'effort, je suis le miracle.
A celui
Qui ne m'a jamais vu, le jour n'a jamais lui. 12
Ma tranquille blancheur fait venir les colombes ; 12
50 Le monde entier me fête, et couvre d'hécatombes, 12
Et de rois inclinés, et de mages pensifs, 12
Mes grands perrons de jaspe aux clous d'argent massifs ; 12
L'homme élève vers moi ses mains universelles ; 12
Les éphèbes, portant de sonores crécelles, 12
55 Dansent sur mes parvis, jeunes fronts inégaux ; 12
Sous ma porte est la pierre où Deuxippe d'Argos 12
S'asseyait, et d'Orphée expliquait les passages ; 12
Mon vestibule sert de promenade aux sages, 12
Parlant, causant, avec des gestes familiers, 12
60 Tour à tour blancs et noirs dans l'ombre des piliers. 12
Corinthe en me voyant pleure, et l'art ionique 12
Me revêt de sa pure et sereine tunique. 12
Le mont porte en triomphe à son sommet hautain 12
L'épanouissement glorieux du matin. 12
65 Mais ma beauté n'est point par la sienne éclipsée, 12
Car le soleil n'est pas plus grand que la pensée ; 12
Ce que j'étais hier, je le serai demain ; 12
Je vis, j'ai sur mon front, siècles, l'esprit humain, 12
Et le génie, et l'art, ces égaux de l'aurore. 12
70 La pierre est dans la terre ; âpre et froide, elle ignore ; 12
Le granit est la brute informe de la nuit, 12
L'albâtre ne sait pas que l'aube existe et luit, 12
Le porphyre est aveugle et le marbre stupide ; 12
Mais que Ctésiphon passe, ou Dédale, ou Chrespide, 12
75 Qu'il fixe ses yeux pleins d'un divin flamboiement 12
Sur le sol où les rocs dorment profondément, 12
Tout s'éveille ; un frisson fait remuer la pierre ; 12
Lourd, ouvrant on ne sait quelle trouble paupière, 12
Le granit cherche à voir son maître le rocher 12
80 Sent la statue en lui frémir et s'ébaucher, 12
Le marbre obscur s'émeut dans la nuit infinie 12
Sous la parenté, sombre et sainte du génie, 12
Et l'albâtre enfoui ne veut plus être noir, 12
Le sol tressaille, il sent là-haut l'homme vouloir : 12
85 Et voilà que, sous l'œil de ce passant qui crée, 12
Des sourdes profondeurs de la terre sacrée, 12
Tout à coup étageant ses murs, ses escaliers, 12
Sa façade, et ses rangs d'arches et de piliers, 12
Fier, blanchissant, cherchant le ciel avec sa cime, 12
90 Monte et sort lentement l'édifice sublime, 12
Composé de la terre et de l'homme, unissant 12
Ce que dans sa racine a le chêne puissant 12
Et ce que rêve Euclide aidé de Praxitèle, 12
Mêlant l'éternel bloc à l'idée immortelle ! 12
95 Mon frontispice appuie au calme entablement 12
Ses deux plans lumineux inclinés mollement, 12
Si doux qu'ils semblent faits pour coucher des déesses ; 12
Parfois, comme un sein nu sous l'or des blondes tresses, 12
Je me cache parmi les nuages d'azur ; 12
100 Trois sculpteurs sur ma frise, un volsque, Albus d'Anxur, 12
Un mède, Ajax de Suze, un grec, Phtos de Mégare, 12
Ont ciselé les monts où la meute s'égare, 12
Et la pudeur sauvage, et les dieux de la paix, 12
Des Triptolèmes nus parmi les blés épais, 12
105 Et des Cérès foulant sous leurs pieds des Bellones ; 12
Cent vingt-sept rois ont fait mes cent vingt-sept colonnes. 12
Je suis l'art radieux, saint, jamais abattu ; 12
Ma symétrie auguste est sœur de la vertu ; 12
Mon resplendissement couvre toute la Grèce ; 12
110 Le rocher qui me porte est rempli d'allégresse, 12
Et la ville à mes pieds adore avec ferveur. 12
Sparte a reçu sa loi de Lycurgue rêveur, 12
Mantinée a reçu sa loi de Nicodore, 12
Athènes, qu'un reflet de divinité dore, 12
115 De Solon, grand pasteur des hommes convaincus, 12
La Crète de Minos, Locre de Séleucus. 12
Moi, le temple, je suis législateur d'Ephèse ; 12
Le peuple en me voyant comprend l'ordre et s'apaise ; 12
Mes degrés sont les mots d'un code, mon fronton 12
120 Pense comme Thalès, parle comme Platon, 12
Mon portique serein, pour l'âme qui sait lire, 12
A la vibration pensive d'une lyre, 12
Mon péristyle semble un précepte des cieux ; 12
Toute loi vraie étant un rythme harmonieux, 12
125 Nul homme ne me voit sans qu'un dieu l'avertisse ; 12
Mon austère équilibre enseigne la justice ; 12
Je suis la vérité bâtie en marbre blanc, 12
Le beau, c'est, ô mortels, le vrai plus ressemblant. 12
Venez donc à moi, foule, et, sur mes saintes marches, 12
130 Mêlez vos cœurs, jetez vos lois, posez vos arches ; 12
Hommes, devenez tous frères en admirant ; 12
Réconciliez-vous devant le pur, le grand, 12
Le chaste, le divin, le saint, l'impérissable ; 12
Car, ainsi que l'eau coule et comme fuit le sable, 12
135 Les ans passent, mais moi je demeure, je suis 12
Le blanc palais de l'aube et l'autel noir des nuits ; 12
Quand l'aurore apparaît, je ris, doux édifice ; 12
Le soir, l'horreur m'emplit, un sombre sacrifice 12
Semble en mes profondeurs muettes s'apprêter, 12
140 De derrière mon faîte on voit la nuit monter 12
Ainsi qu'une fumée avec mille étincelles. 12
Tous les oiseaux de l'air m'effleurent de leurs ailes, 12
Hirondelles, faisans, cigognes au long cou ; 12
Mon fronton n'a pas plus la crainte du hibou 12
145 Que Calliope n'a la crainte de Minerve. 12
Tous ceux que Sybaris voluptueuse énerve 12
N'ont qu'à franchir mon seuil d'austérité vêtu 12
Pour renaître, étonnés, à la forte vertu. 12
Sous ma crypte on entend chuchoter la sibylle ; 12
150 Parfois, troublé soudain dans sa brume immobile, 12
Le plafond, où des mots de l'ombre sont écrits, 12
Tremble à l'explosion tragique de ses cris ; 12
Sur ma paroi secrète et terrible, l'augure 12
Du souriant Olympe entrevoit la figure, 12
155 Et voit des mouvements confus et radieux 12
De visages qui sont les visages des dieux, 12
De vagues aboiements sous ma voûte se mêlent ; 12
Et des voix de passants invisibles s'appellent ; 12
Et le prêtre, épiant mon redoutable mur, 12
160 Croit par moments qu'au fond du sanctuaire obscur, 12
Assise près d'un chien qui sous ses pieds se couche, 12
La grande chasseresse, éclatante et farouche, 12
Songe, ayant dans les yeux la lueur des forêts. 12
O temps, je te défie. Est-ce que tu pourrais 12
165 Quelque chose sur moi, l'édifice suprême ? 12
Un siècle sur un siècle accroît mon diadème ; 12
J'entends autour de moi les peuples s'écrier : 12
Tu nous fais admirer et tu nous fais prier ; 12
Nos fils t'adoreront comme nous t'adorâmes, 12
170 Chef-d'œuvre pour les yeux et temple pour les âmes ! 12
II
Les Jardins de Babylone
Une deuxième voix s'éleva ; celle-ci, 12
Dans l'azur par degrés mollement obscurci, 12
Parlait non loin d'un fleuve à la farouche plage, 12
Et cette voix semblait le bruit d'un grand feuillage. 12
175 — Gloire à Sémiramis la fatale ! Elle mit 12
Sur ces palais nos fleurs sans nombre où l'air frémit. 12
Gloire ! en l'épouvantant elle éclaira la terre ; 12
Son lit fut formidable et son cœur solitaire ; 12
Et la mort avait peur d'elle en la mariant. 12
180 La lumière se fit spectre dans l'orient, 12
Et fut Sémiramis. Et nous, les arbres sombres 12
Qui, tandis que les toits s'écroulent en décombres, 12
Grandissons, rajeunis sans cesse et reverdis, 12
Nous que sa main posa sur ce sommet jadis, 12
185 Nous saluons au fond des nuits cette géante ; 12
Notre verdure semble une ruche béante 12
Où viennent s'engouffrer les mille oiseaux du ciel ; 12
Nos bleus lotus penchés sont des urnes de miel ; 12
Nos halliers, tout chargés de fleurs rouges et blanches 12
190 Composent, en mêlant confusément leurs branches, 12
En inondant de gomme et d'ambre leurs sarments, 12
Tant d'embûches, d'appeaux et de pièges charmants, 12
Et de filets tressés avec les rameaux frêles, 12
Que le printemps s'est pris dans cette glu les ailes, 12
195 Et rit dans notre cage et ne peut plus partir. 12
Nos rosiers ont l'air peints de la pourpre de Tyr ; 12
Nos murs prodigieux ont cent portes de cuivre ; 12
Avril s'est fait titan pour nous et nous enivre 12
D'âcres parfums qui font végéter le caillou, 12
200 Vivre l'herbe, et qui font penser l'animal fou, 12
Et qui, quand l'homme vient errer sous nos pilastres, 12
Font soudain flamboyer ses yeux comme des astres ; 12
Les autres arbres, fils du silence hideux, 12
Ont la terre muette et sourde au-dessous d'eux ; 12
205 Nous, transplantés dans l'air, plus haut que Babylone 12
Pleine d'un peuple épais qui roule et tourbillonne 12
Et de pas et de chars par des buffles traînés, 12
Nous vivons au niveau du nuage, étonnés 12
D'entendre murmurer des voix sous nos racines ; 12
210 Le voyageur qui vient des campagnes voisines 12
Croit que la grande reine aux bras forts, à l'œil sûr, 12
A volé dans l'éden ces forêts de l'azur. 12
Le rayon de midi dans nos fraîcheurs s'émousse ; 12
La lune s'assoupit dans nos chambres de mousse ; 12
215 Les paons ouvrent leur queue éblouissante au fond 12
Des antres que nos fleurs et nos feuillages font ; 12
Plus d'une nymphe y songe, et dans nos perspectives 12
Parfois se laissent voir des nudités furtives ; 12
La ville, nous ayant sur sa tête, va, vient, 12
220 Se parle et se répond, querelle, s'entretient, 12
Travaille, achète, vend, forge, allume ses lampes ; 12
Le vent, sur nos plateaux et sur nos longues rampes, 12
Mêle l'horizon vague et les murs et les toits 12
Et les tours au frisson vertigineux des bois ; 12
225 Et nos blancs escaliers, nos porches, nos arcades 12
Flottent dans le nuage écumant des cascades ; 12
Sous nos abris sacrés, nul bruit ne les troublant, 12
Vivent le martinet, l'ibis, le héron blanc 12
Qui porte sur le front deux longues plumes noires ; 12
230 L'air ride nos bassins, inquiètes baignoires 12
Où viennent s'apaiser les pâles voluptés ; 12
Des bœufs à face humaine, à nos portes sculptés, 12
Témoignent que Bélus est le seul roi du monde ; 12
A de certains endroits notre ombre est si profonde 12
235 Que la nuit en montant aux cieux n'y change rien ; 12
Nous avons vu grandir le trône assyrien ; 12
Nos troncs, contemporains des anciens jours de l'homme, 12
Ont vu le premier arbre et la première pomme, 12
Et, vieux, ils sont puissants et leurs antiques fûts 12
240 Ont des rameaux si durs, si noueux, si touffus, 12
Et d'un balancement si noir, que le zéphire 12
Épuisé s'y fatigue et ne peut leur suffire ; 12
Et leur vaste branchage est fait d'un tel granit 12
Qu'il faudrait l'ouragan pour y bercer un nid. 12
245 Gloire à Sémiramis qui posa nos terrasses 12
Sur des murs que vient battre en vain le flot des races 12
Et sur des ponts dont l'arche est au-dessus du temps ! 12
Cette reine, parfois, sous nos rameaux flottants, 12
Venait rire entre deux écroulements d'empires ; 12
250 Elle abattait au loin les rois moindres ou pires, 12
Puis s'en allait ayant l'homme jusqu'aux genoux, 12
Et venait respirer contente parmi nous ; 12
Gaie, elle se couchait sur des peaux de panthère ; 12
Quels lieux, quels champs, quels murs, quels palais sur la terre, 12
255 Hors nous, ont entendu rire Sémiramis ? 12
Nous, les arbres hautains, nous étions ses amis ; 12
Nos taillis ont été les parvis et les salles 12
Où s'épanouissaient ses fêtes colossales ; 12
C'est dans nos bras, que n'a jamais touchés la faulx, 12
260 Que cette reine a fait ses songes triomphaux ; 12
Nos parfums ont parfois conseillé des supplices ; 12
De ses enivrements nos fleurs furent complices ; 12
Nos sentiers n'ont gardé qu'une trace, son pas. 12
Fils de Sémiramis, nous ne périrons pas ; 12
265 Ce qu'assembla sa main, qui pourrait le disjoindre ? 12
Nous regardons le siècle après le siècle poindre ; 12
Nous regardons passer les peuples tour à tour ; 12
Nous sommes à jamais, et jusqu'au dernier jour, 12
Jusqu'à ce que l'aurore au front des cieux s'endorme, 12
270 Les jardins monstrueux pleins de sa joie énorme. 12
III
Le Mausolée
Une troisième voix dit :
— Sésostris est grand.
Cadmus est sur la terre un homme fulgurant ; 12
Comme Typhon cent bras, Cyrus a cent batailles ; 12
Ochus, portant sa hache aux profondes entailles, 12
275 Du Taurus fièrement garde l'âpre ravin ; 12
Hécube est sainte ; Achille est terrible et divin ; 12
Il semble, après Thésée, Astyage, Alexandre, 12
Que l'homme trop grandi ne peut plus que descendre ; 12
La calme majesté revêt Belochus trois ; 12
280 Xercès, de Salamine assiégeant les détroits, 12
Ressemble à l'aquilon des mers ; Penthésilée 12
A sur son dos la peau d'une bête étoilée, 12
Et, superbe, apparaît tendant son arc courbé ; 12
Didon, Sémiramis, Thalestris, Niobé, 12
285 Resplendissent parmi les profondeurs sereines ; 12
Mais entre tous ces rois, entre toutes ces reines, 12
Reines au sceptre d'or qu'admire un peuple heureux, 12
Rois vainqueurs ou bénis, se disputant entre eux 12
Ces fiers surnoms, le grand, le beau, le fort, le juste, 12
290 Artémise est sublime et Mausole est auguste. 12
Je suis le monument du cœur démesuré ; 12
La mort n'est plus la mort sous mon dôme azuré ; 12
Elle est splendide, elle est prospère, elle est vivante ; 12
Elle a tant de porphyre et d'or qu'elle s'en vante, 12
295 Je suis le deuil-triomphe et le tombeau-palais. 12
Oh ! tant qu'on chantera ce chant : — Oublions-les, 12
Vivons, soyons heureux ! — aux morts gisant sous terre ; 12
Tant que les voluptés riront près du mystère ; 12
Tant qu'on noiera ses deuils dans les vins décevants, 12
300 Moi l'édifice sombre et superbe, ô vivants, 12
Je jetterai mon ombre à vos joyeux visages ; 12
Jusqu'à la fin des ans, jusqu'au terme des âges, 12
Jusqu'à ce que le temps, las, demande à s'asseoir, 12
Mes cippes, mes piliers, mes arcs, l'aube elle soir 12
305 Découpant sur le ciel mes frontons taciturnes 12
Où des colosses noirs rêvent, portant des urnes, 12
Mon bronze glorieux et mon marbre sacré 12
Diront : Mausole est mort, Artémise a pleuré. 12
Les siècles, vénérable et triomphante épreuve, 12
310 A jamais en passant verront la grande veuve 12
Assise sur mon seuil, fantôme saint et doux ; 12
Elle attend le moment d'aller, près de l'époux, 12
Se coucher dans le lit de la noce éternelle ; 12
Elle pare son front d'ache et de fraxinelle, 12
315 Et se parfume afin de plaire à son mari ; 12
Elle tient un miroir qui n'a jamais souri, 12
Et se met des anneaux aux doigts, et sous ses voiles 12
Peigne ses longs cheveux d'où tombent des étoiles. 12
IV
Le Jupiter olympien
Quand cette voix se tut, à Pise, près de là, 12
320 Du haut d'une acropole une autre voix parla. 12
— Je suis l'Olympien, je suis le musagète ; 12
Tout ce qui vit, respire, aime, pense et végète, 12
Végète, pense, vit, aime et respire en moi ; 12
L'encens monte à mes pieds, mêlé d'un vague effroi ; 12
325 L'angle de mon sourcil touche à l'axe du monde ; 12
La tempête me parle avant de troubler l'onde ; 12
Je dure sans vieillir, j'existe sans souffrir ; 12
Je ne sais qu'une chose impossible, mourir. 12
J'ai sur mon front que l'ombre en reculant adore, 12
330 La bandelette bleue et rose de l'aurore. 12
O mortels effrénés, emportés, hagards, fous, 12
L'urne des jours me lave en vous noircissant tous ; 12
A mesure qu'au fond des nuits et sous la voûte 12
Du temps d'où l'instant suinte et tombe goutte à goutte, 12
335 Les siècles, partant l'un après l'autre, s'en vont, 12
Ainsi que des oiseaux volant sous un plafond, 12
Hébé plus fraîche rit en mes hautes demeures ; 12
Ma jeunesse renaît sous le baiser des heures ; 12
J'empêche, en abaissant mon sceptre lentement 12
340 Vers le trou monstrueux plein du triple aboiement, 12
Cerbère de saisir les astres dans sa gueule ; 12
La chaîne du destin immuable peut seule 12
Meurtrir ma main égale à tout l'effort des dieux ; 12
Mon temple offre son mur au nid mélodieux ; 12
345 Et c'est du vol de l'aigle et du vol de la foudre, 12
C'est du cri de l'enfer tremblant de se dissoudre, 12
C'est du choc convulsif des croupes des typhons, 12
C'est du rassemblement des nuages profonds, 12
Que le vieux Phidias d'Athènes, statuaire, 12
350 Composa, dans l'horreur sainte du sanctuaire, 12
L'immense apaisement de ma sérénité. 12
Quand, dans le saint paean par les mondes chanté, 12
L'harmonie amoindrie avorte ou dégénère, 12
Je rends le rythme aux cieux par un coup de tonnerre ; 12
355 Mon crâne plein d'échos, plein de lueurs, plein d'yeux, 12
Est l'antre éblouissant du grand Pan radieux ; 12
En me voyant on croit entendre le murmure 12
De la ville habitée et de la moisson mûre, 12
Le bruit du gouffre au chant de l'azur réuni, 12
360 L'onde sur l'océan, le vent dans l'infini, 12
Et le frémissement des deux ailes du cygne ; 12
On sent qu'il suffirait à Jupiter d'un signe 12
Pour mêler sur le front des hommes le chaos, 12
Que seul je mets la bride aux bouches des fléaux, 12
365 Que l'abîme est mon hydre, et que je pourrais faire 12
Heurter le pôle au pôle et l'étoile à la sphère, 12
Et rouler à flots noirs les nuits sur les clartés, 12
Et s'entre-regarder les dieux épouvantés, 12
Plus aisément qu'un pâtre au flanc hâlé ne jette 12
370 Une pierre aux chevreaux broutant sur le Taygète. 12
V
Le Phare
Les nuages erraient dans les souffles des airs. 12
Et la cinquième voix monta du bord des mers. 12
— Sostrate Gnidien regardait les étoiles. 12
De la tente des cieux dorant les larges toiles, 12
375 Elles resplendissaient dans le nocturne azur ; 12
Leur rayonnement calme emplissait l'éther pur 12
Où, le soir, le grand char du soleil roule et sombre ; 12
Elles croisaient, au fond des clairs plafonds de l'ombre 12
Où le jour met sa pourpre et la nuit ses airains, 12
380 Leurs chœurs harmonieux et leurs groupes sereins ; 12
Le sinistre océan grondait au-dessous d'elles ; 12
L'onde à coups de nageoire et les vents à coups d'ailes 12
Luttaient, et l'âpre houle et le rude aquilon 12
S'attaquaient dans un blême et fauve tourbillon ; 12
385 Éole fou prenait aux cheveux Neptune ivre ; 12
Et c'était la pitié du songeur que de suivre 12
Les pauvres nautoniers de son œil soucieux ; 12
Partout piège et naufrage ; il tombait de ces cieux 12
Sur l'esquif et la barque et les fortes trirèmes 12
390 Une foule d'instants terribles où suprêmes ; 12
Et pas une clarté pour dire : Ici le port ! 12
Le gouffre, redoublant de tourmente et d'effort, 12
Vomissait sur les nefs, d'horreur exténuées, 12
Toute son épouvante et toutes ses nuées ; 12
395 Et les brusques écueils surgissaient ; et comment 12
S'enfuir dans ce farouche et noir déchirement ? 12
Et les marins perdus se courbaient sous l'orage ; 12
La mort leur laissait voir, comme un dernier mirage, 12
La terre s'éclipsant derrière les agrès, 12
400 Les maisons, les foyers pleins de tant de regrets, 12
Des fantômes d'enfants à genoux, et des rêves 12
De femmes se tordant les bras le long des grèves ; 12
On entendait crier de lamentables voix : 12
— Adieu, terre ! patrie, adieu ! collines, bois, 12
405 Village où je suis né, vallée où nous vécûmes !… — 12
Et tout s'engloutissait dans de vastes écumes, 12
Tout mourait ; puis le calme, ainsi que le jour naît, 12
Presque coupable et presque infâme, revenait ; 12
Le ciel, l'onde, achevaient en concert leur mêlée, 12
410 L'hydre verte laissait luire l'hydre étoilée ; 12
L'océan se mettait, plein de morts, teint de sang, 12
A gazouiller ainsi qu'un enfant innocent ; 12
Cependant l'algue allait et venait dans les chambres 12
Des navires roulant au fond de l'eau leurs membres ; 12
415 Les bâtiments noyés rampaient au plus profond 12
Des flots qui savent seuls dans l'ombre ce qu'ils font ; 12
Tristes esquifs partis, croyant aux providences ! 12
Et les sphères menaient dans le ciel bleu leurs danses ; 12
Et, n'ayant pu montrer ni le port ni l'écueil, 12
420 Ni préserver la nef de devenir cercueil, 12
Les constellations, jetant leur lueur pâle 12
Jusqu'au lit ténébreux de la grande eau fatale, 12
Et, sous l'onde et parmi les effrayants roseaux, 12
Dessinant la figure obscure des vaisseaux, 12
425 Poupes et mâts, débris des sapins et des ormes, 12
Éclairaient vaguement ces squelettes difformes, 12
Et faisaient sous l'écume, au fond du gouffre amer, 12
Rire aux dépens des dieux les monstres de la mer. 12
Les morts flottaient sous l'eau qui jamais ne s'arrête, 12
430 Et par moments, levant hors de l'onde la tête, 12
Ils semblaient adresser, dans leurs vagues réveils, 12
Une question sombre et terrible aux soleils. 12
C'est alors que, des flots dorant les sombres cimes, 12
Voulant sauver l'honneur des jupiters sublimes, 12
435 Voulant montrer l'asile aux matelots, rêvant 12
Dans son Alexandrie, à l'épreuve du vent, 12
La haute majesté d'un phare inébranlable 12
A la solidité des montagnes semblable, 12
Présent jusqu'à la fin des siècles sur la mer, 12
440 Avec du jaspe, avec du marbre, avec du fer, 12
Avec les durs granits taillés en tétraèdres, 12
Avec le roc des monts, avec le bois des cèdres, 12
Et le feu qu'un titan a presque osé créer, 12
Sostrate Gnidien me fit, pour suppléer, 12
445 Sur les eaux, dans les nuits fécondes en désastres, 12
A l'inutilité magnifique des astres. 12
VI
Le Colosse de Rhodes
Et ceci dans l'espace était à peine dit 12
Qu'une voix du côté de Rhodes s'entendit. 12
— Mon nom, Lux ; ma hauteur, soixante-dix coudées ; 12
450 Ma fonction, veiller sur les mers débordées. 12
Le vrai phare, c'est moi.
Rhode est sous mon orteil.
Devant la fixité de mes yeux sans sommeil, 12
L'hiver blanchit les monts où le milan séjourne, 12
Le zodiaque vaste et formidable tourne, 12
455 L'homme vit, l'océan roule, les matelots 12
Débarquent sur les quais les sacs et les ballots, 12
Le jour luit, l'ouragan s'endort ou s'exaspère, 12
Et, gardien de l'eau bleue en son brumeux repaire, 12
Sentinelle que nul ne viendra relever, 12
460 Je regarde la nuit venir, l'aube arriver, 12
La voile fuir, le flot hurler comme un molosse, 12
Avec la rêverie immense du colosse. 12
O tristes mers, l'airain, c'est l'immobilité ; 12
L'airain, ô large gouffre à jamais agité, 12
465 C'est la victoire ; il sort de la forge géante ; 12
Il a Vulcain pour père, ou Lysippe, ou Cléanthe, 12
Ou Phidias ; il sort, fier, vivant ; après quoi, 12
Il monte au piédestal comme à son trône un roi, 12
Et s'empare du temps et de la solitude ; 12
470 Et l'airain, c'est le calme, ô vaste inquiétude. 12
Lui l'immuable, il fut à son heure orageux ; 12
Dans tes fixes écueils, dans tes rapides jeux, 12
Tu ne lui montres rien, ô mer, qu'il ne connaisse ; 12
Il t'égale en durée, il t'égale en jeunesse ; 12
475 Il a rongé la cuve ainsi que toi les ports ; 12
Étant le bronze, il est rocher comme tes bords, 12
Et flot comme ton onde, ayant été la lave. 12
Il est du piédestal le triomphal esclave, 12
Et le piédestal morne et soumis est son chien. 12
480 Le ciel, auteur de tout, du mal comme du bien, 12
Amalgame, construit, veut, rejette, préfère, 12
Et seul crée, et seul fait ce que l'homme croit faire ; 12
Le ciel, — sans demander si c'est à l'immortel 12
Ou si c'est au tyran qu'on élève un autel, 12
485 Sans s'informer à qui la foule prostitue 12
ou consacre l'airain, le marbre, la statue, — 12
Anime l'ouvrier, fondeur ou forgeron, 12
Et sur le moule obscur, béant comme un clairon, 12
Où l'artiste sculpta Cécrops ou Polyphonte, 12
490 Penche et fait basculer les chaudières de fonte ; 12
Eh bien, ce ciel sacré, pur, jamais endormi, 12
Qui donne au combattant le cheval pour ami, 12
Au laboureur le bœuf ruminant dans l'étable, 12
O mer, c'est lui qui veut que, saint et respectable, 12
495 Le bronze soit formé d'or, de cuivre et d'étain ; 12
Comme un sage, envoyé pour vaincre le destin, 12
Étant la souveraine et grande conscience, 12
Est composé de foi, d'honneur, de patience ; 12
L'un affronte les ans et l'autre les bourreaux ; 12
500 Et le ciel fait l'airain comme il fait le héros. 12
C'est ainsi que je fus créé comme un athlète. 12
Aujourd'hui ta colère énorme me complète, 12
O mer, et je suis grand sur mon socle divin 12
De toute ta grandeur rongeant mes pieds en vain. 12
505 Nu, fort, le front plongé dans un gouffre de brume, 12
Enveloppé de bruit et de grêle et d'écume 12
Et de nuits et de vents qui se heurtent entre eux, 12
Je dresse mes deux bras vers l'éther ténébreux, 12
Comme si j'appelais à mon aide l'aurore ; 12
510 Mais il se tromperait s'il croit que je l'implore, 12
Le matin passager et court du jour changeant ! 12
Le soleil large et chaud et la lune d'argent 12
Pour mon sourcil profond ne sont que des fantômes ; 12
L'étincelle des cieux, l'étincelle des chaumes, 12
515 Étoile ou paille, sont pour moi de la lueur ; 12
La goutte de l'orage est ma seule sueur ; 12
Je ne suis jamais las, et, sans que je me courbe, 12
Vainqueur, je sens frémir sous moi l'abîme fourbe. 12
Parfois l'aigle, évadé du désert nubien, 12
520 Au-dessus de mon front plane, et me dit : C'est bien. 12
Stable, plus que le gouffre éternel mais mobile, 12
Plus que les peuples, plus que l'astre, plus que l'île, 12
Je regarde errer l'eau, l'ombre, l'homme et Délos ; 12
J'ai sous mes yeux l'amas mystérieux des flots, 12
525 Image des humains, des songes et des nombres ; 12
Le vaisseau convulsif passe entre mes pieds sombres ; 12
Le mât frissonnant bat ma cuisse ou mon genou ; 12
Et l'on voit s'engouffrer, fuyant l'aquilon fou, 12
Sous l'arc prodigieux de mes jambes ouvertes, 12
530 La flotte qui revient du fond des ondes vertes. 12
Ma droite élève au loin sur ma tête un flambeau ; 12
La tempête, vautour, le naufrage, corbeau, 12
Viennent autour de moi s'abattre, et mon visage 12
Les effraie, et devient sévère à leur passage ; 12
535 Le salut me connaît, moi le grand chandelier, 12
Ainsi que le chameau connaît le chamelier, 12
Le char, Automédon et l'esquif, Palinure ; 12
De même que la scie agrandit la rainure, 12
La proue en me voyant fend l'eau plus fièrement ; 12
540 Comme une fille craint son redoutable amant, 12
La mer au sein lascif, cette prostituée, 12
A peur de m'apporter quelque barque tuée ; 12
Et le flot, dont le pli roule un pauvre nocher, 12
En s'approchant de moi, tâche de le cacher ; 12
545 Je suis le Dieu cherché par tout ce qui chancelle 12
Sur le frémissement de l'onde universelle ; 12
Le naufragé m'invoque en embrassant l'écueil ; 12
La nuit je suis cyclope, et le phare est mon œil ; 12
Rouge comme la peau d'un taureau qu'on écorche, 12
550 La ville semble un rêve aux lueurs de ma torche ; 12
Pour les marins perdus, c'est l'aurore qui point ; 12
Et je règne ; et le gouffre inquiet ne sait point 12
S'il doit japper de joie ou rugir de colère 12
Quand, jusqu'aux profondeurs les plus mornes, j'éclaire 12
555 L'immense tremblement de l'horizon confus. 12
Tais-toi, mer ! je serai toujours ce que je fus. 12
Car il ne se peut pas qu'en ma sombre aventure 12
J'aie à combattre rien dans toute la nature 12
De plus fort que ton flot terrible dont je ris ; 12
560 Car il ne se peut pas, ô gouffre aux tristes cris, 12
Qu'après avoir fondu les briques des fournaises, 12
Après s'être roulé sur la pourpre des braises, 12
Après avoir lassé les soufflets haletants, 12
Mon fauve airain soit tendre aux morsures du temps ; 12
565 Que moi, qui brave, roi des vagues éblouies, 12
Le ruissellement vaste et farouche des pluies, 12
Moi qui, l'été, l'hiver, me dresse, sans savoir 12
Si la bourrasque est dure et si l'orage est noir, 12
Qui vois l'éclair à peine, ayant pour ordinaire 12
570 D'émousser sur ma peau de bronze le tonnerre, 12
Je sois vaincu, détruit, aboli, ruiné, 12
Par l'heure, égratignure au sein blanc de Phryné ; 12
Que jamais rien m'ébranle, et que, parce qu'il passe 12
Des astres au zénith, des zéphyrs dans l'espace, 12
575 Mes muscles, enviés par le granit souvent, 12
Se déforment ainsi qu'une nuée au vent ; 12
Et qu'une vaine année arrivant acharnée, 12
Et rapide, et prodigue, après une autre année, 12
Une saison venant après une saison, 12
580 Janvier remplaçant mai dans le vague horizon, 12
En soufflant sur les nids et sur les fleurs, dissipe 12
L'ouvrage de Charès, élève de Lysippe. 12
Je suis là pour jamais, lève les yeux et vois 12
Sur ton front le colosse, ô mer aux rudes voix ! 12
585 Que m'importe ? rugis, tonne, éclabousse, gronde, 12
Je suis enraciné dans le crâne du monde, 12
Comme le mont Ossa, comme le mont Athos ; 12
Et la seule statue ayant deux piédestaux, 12
C'est moi ; je brave Hadès et je vaincrai Saturne ; 12
590 On m'a nommé Soleil, mais le bronze est nocturne ; 12
Vulcain forgea de l'ombre et fit l'airain ; j'ai beau 12
Jeter sur l'océan le frisson d'un flambeau, 12
J'ai beau porter au poing une flamme qui guide 12
L'homme, battu des mers, dans cette nuit liquide, 12
595 Autour de moi, sur l'île et sur l'eau, clair miroir, 12
L'aube a beau resplendir, je suis le géant noir ; 12
J'ai la durée obscure et lourde des ténèbres ; 12
Je sens l'énigme en moi liée à mes vertèbres, 12
Et Pan mystérieux met sa force en mes reins ; 12
600 Je vis ; les ténébreux sont aussi les sereins ; 12
Puissant, je suis tranquille ; et la terre âpre ou blonde, 12
Le bouleversement tumultueux de l'onde, 12
Les races succédant aux races, les tribus 12
Et les peuples changeant de lois, de mœurs, de buts, 12
605 La transformation lente des destinées, 12
La déroute effarée et sombre des années, 12
Tous les êtres du globe et du bleu firmament 12
Entrant, sortant, flottant, surgissant, s'abîmant, 12
Sur mon front, qui domine et la vague et la plage, 12
610 Sont de la vision, mais ne sont pas de l'âge ; 12
Les siècles sont pour moi, colosse, des instants ; 12
Et, tant qu'il coulera des jours des mains du temps, 12
Tant que poussera l'herbe et tant que vivra l'homme, 12
Tant que les chars pesants et les bêtes de somme 12
615 Marcheront sur la plaine, usant les durs pavés, 12
Mes deux pieds écartés et mes deux bras levés, 12
Devant la mer qui vient, s'enfle, approche et recule, 12
Devant l'astre, devant le pâle crépuscule, 12
Sembleront au passant vers ces rochers venu 12
620 Le grand Xiks de la nuit debout dans l'inconnu. 12
VII
Les Pyramides
Et, comme dans un chœur les strophes s'accélèrent, 12
Toutes ces voix dans l'ombre obscure se mêlèrent. 12
Les jardins de Bélus répétèrent : — Les jours 12
Nous versent les rayons, les parfums, les amours ; 12
625 Le printemps immortel, c'est nous, nous seuls ; nous sommes 12
La joie épanouie en roses sur les hommes. — 12
Le mausolée altier dit : — Je suis la douleur ; 12
Je suis le marbre, auguste en sa sainte pâleur ; 12
Cieux ! je suis le grand trône et le grand mausolée ; 12
630 Contemplez-moi. Je pleure une larme étoilée. 12
— La sagesse, c'est moi, dit le phare marin ; 12
— Je suis la force, dit le colosse d'airain ; 12
Et l'olympien dit : Moi, je suis la puissance. — 12
Et le temple d'Ephèse, autel que l'âme encense, 12
635 Fronton qu'adore l'art, dit : — Je suis la beauté. 12
— Et moi, cria Chéops, je suis l'éternité. 12
Et je vis, à travers le crépuscule humide, 12
Apparaître la haute et sombre pyramide. 12
Superposant au fond des espaces béants 12
640 Les mille angles confus de ses degrés géants, 12
Elle se dressait, blême et terrible, étagée 12
De plus de plis brumeux que l'âpre mer Égée, 12
Et sur ses flots, jamais par les vents secoués, 12
Avait au lieu d'esquifs les siècles échoués. 12
645 Elle était là, montagne humaine ; et sa stature, 12
Monstrueuse, donnait du trouble à la nature ; 12
Son vaste cône d'ombre éclipsait l'horizon ; 12
Les troupeaux des vapeurs lui laissaient leur toison ; 12
Le désert sous sa base était comme une table ; 12
650 Elle montait aux cieux, escalier redoutable 12
D'on ne sait quelle entrée étrange de la nuit ; 12
Son bloc fatal semblait de ténèbres construit ; 12
Derrière elle, au milieu des palmiers et des sables, 12
On en voyait surgir deux autres, formidables ; 12
655 Mais, comme les coteaux devant le Pélion, 12
Comme les lionceaux à côté du lion, 12
Elles restaient en bas, et ces dieux pyramides 12
Semblaient près de Chéops petites et timides ; 12
Au-dessus de Chéops planaient, allant, venant, 12
660 Jetant parfois de l'ombre à tout un continent, 12
Des aigles effrayants ayant la forme humaine ; 12
Et des foules sans nom éparses dans la plaine, 12
Dans de vagues cités dont on voyait les tours, 12
S'écriaient, chaque fois qu'un de ces noirs vautours 12
665 Passait, hérissé, fauve et sanglant, dans la bise : 12
— Voilà Cyrus ! Voilà Rhamsès ! Voilà Cambyse ! — 12
Et ces spectres ailés secouaient dans les airs 12
Des lambeaux flamboyants de lumière et d'éclairs, 12
Comme si, dans les cieux, faisant à Dieu la guerre, 12
670 Ils avaient arraché des haillons au tonnerre. 12
Chéops les regardait passer sans s'émouvoir. 12
Un brouillard la cachait tout en la laissant voir ; 12
L'obscure histoire était sur ses marches gravée ; 12
Les sphinx dans ses caveaux déposaient leur couvée, 12
675 Les ans fuyaient, les vents soufflaient ; le monument 12
Méditait, immobile et triste, et, par moment, 12
Toute l'humanité, comme une fourmilière, 12
Satrape au sceptre d'or, prêtre au thyrse de lierre, 12
Rois, peuples, légions, combats, trônes croulants, 12
680 Était subitement visible sur ses flancs 12
Dans quelque déchirure immense des nuées. 12
Tout flottait sur sa base en ombres dénouées ; 12
Et Chéops répéta : — Je suis l'éternité. 12
Ainsi parlent, le soir, dans la molle clarté, 12
685 Ces monuments, les sept étonnements de l'homme. 12
La nuit vient, et s'étend d'Élinunte à Sodome. 12
Ouvrant son aile où vont s'endormir tour à tour 12
L'onde avec son rocher, la ville avec sa tour ; 12
Elle élargit sa bruine où le silence pèse ; 12
690 Les voix et les rumeurs expirent ; tout s'apaise, 12
Tout bruit s'éteint, à Phode, en Élide, au Delta. 12
Tout cesse.
Alors le ver du sépulcre chanta.
*
Je suis le ver. Je suis fange et cendre. O ténèbres, 12
Je règne. Monuments, entassements célèbres, 12
695 Panthéons, Rhamséions, 6
Façades de l'immense orgueil humain, si fières, 12
Que l'homme devant vous doute s'il voit des pierres 12
Ou s'il voit des rayons, 6
Sanctuaires chargés d'astres et d'empyrées, 12
700 Splendides profondeurs de colonnes dorées, 12
Vaste enceinte d'Assur, 6
Mur où Nemrod cloua l'hippanthrope Phaeanthe, 12
Et dont la ronde tour, sous les oiseaux béante, 12
Leur semble un puits obscur, 6
705 Terrasses de Theglath avec vos avenues 12
Augustes par deux rangs de sphinx aux gorges nues, 12
Cirque d'Anthrops-le-Noir 6
Si beau que, résistant à l'heure qui s'arrête, 12
Les chevaux du soleil, cabrés, baissent la tête 12
710 Pour tâcher de te voir ! 6
Jardins, frontons ailés aux larges envergures, 12
Portiques, piédestaux qui portez des figures 12
Au geste souverain, 6
Et qui, du haut des caps que votre masse encombre, 12
715 Ajoutez à la mer vaste et Sinistre l'ombre 12
Des déesses d'airain, 6
Acropole où l'on vient des confins de la terre, 12
Tour du Bœuf, où Jason, raillant le Sagittaire, 12
Vint sonner du buccin, 6
720 Qui fais aux voyageurs, vains comme les abeilles 12
Et vivants par leurs yeux avides de merveilles, 12
Braver le Pont-Euxin, 6
O temple Acrocéraune, ô pilier d'Érythrée, 12
Fiers de votre archipel, car c'est la mer sacrée, 12
725 La mer où luit Pylos, 6
Ses vagues ont noyé la horde massagète, 12
Et, comme le vent vient de la montagne, il jette 12
Des plumes d'aigle aux flots, 6
Chéops, bâtie avec un art épouvantable, 12
730 Si terrible qu'à l'heure où, couché dans l'étable, 12
Le chien n'ose gronder, 6
Sirius, devant qui toute étoile s'efface, 12
Est forcé de tourner vers toi sa sombre face 12
Et de te regarder ! 6
735 Édifices ! montez, et montez davantage, 12
Superposez l'étage et l'étage à l'étage, 12
Et le dôme aux cités ; 6
Montez ; sous votre base écrasez les campagnes ; 12
Plus haut que les forêts, plus haut que les montagnes, 12
740 Montez, montez, montez ! 6
Soyez comme Babel, âpre, indignée, austère, 12
Cette tour qui voudrait échapper à la terre, 12
Et qui dans les cieux fuit, 6
Montez. A l'archivolte ajoutez l'architrave. 12
745 Encor ! encor ! Mettez le palais sur la cave, 12
Le néant sur la nuit ! 6
Montez dans le nuage, étant de la fumée ! 12
Montez, toi sur l'Égypte, et toi sur l'Idumée, 12
Toi, sur le mont Caspé ! 6
750 Pleurez avec le deuil, chantez avec la noce. 12
Va noircir le zénith, flamme que le colosse 12
Tient dans son poing crispé. 6
Ne vous arrêtez pas. Montez ! montez encore ! 12
Moi, je rampe, et j'attends. Du couchant, de l'aurore 12
755 Et du sud et du nord, 6
Tout vient à moi, le fait, l'être, la chose triste, 12
La chose heureuse ; et seul je vis, et seul j'existe, 12
Puisque je suis la mort. 6
La ruine est promise à tout ce qui s'élève. 12
760 Vous ne faites, palais qui croissez comme un rêve, 12
Fronton au dur ciment, 6
Que mettre un peu plus haut mon tas de nourriture, 12
Et que rendre plus grand, par plus d'architecture, 12
Le sombre écroulement. 6
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