Métrique en Ligne
HUG_4/HUG800
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
VIII
WELF
CASTELLAN D'OSBOR
WELF
CASTELLAN D'OSBOR
WELF
CYADMIS
HUG
OTHON
SYLVESTRE
UNE PETITE FILLE mendiante
L'HUISSIER DE JUSTICE
PAYSANS, BOURGEOIS,
ÉTUDIANTS DE L'UNIVERSITÉ CARLOVINGIENNE,
SOLDATS
Devant le précipice d'Osbor.
Scène première
L'HUISSIER DE JUSTICE, UN GROUPE DE GENS DU PEUPLE
L'huissier de l'empire, en dalmatique d'argent semée d'aigles noires, entre, précédé des quatre massiers de la diète. Il est suivi d'un groupe de paysans et de bourgeois. Il se tourne vers la tour, où l'on ne voit personne
L'HUISSIER
Je fais sommation, moi l'huissier de l'empire, 12
A toi, baron, rebelle à la Diète de Spire. 12
Rends-toi, sors. Comparais.
Silence profond dans la tour. On n'y distingue ni un bruit, ni une lumière. Elle semble inhabitée.
UN BOURGEOIS, survenant, aux autres.
A-t-il répondu ?
UN PAYSAN
Non.
L'HUISSIER
J'ai dit.
Il passe, et disparaît avec les quatre massiers.
LE BOURGEOIS, montrant la tour.
Quel fier dédain ! Quel rude compagnon !
UN ÉTUDIANT de l'université carlovingienne.
Compagnon de personne.
LE PAYSAN
5 Oui, pas un ne l'égale.
L'ÉTUDIANT
Parfois aux champs fauchés il reste une cigale ; 12
Ainsi cet homme libre est demeuré debout. 12
LE BOURGEOIS
Oui, ce mont excepté, l'esclavage est partout. 12
L'ÉTUDIANT
Welf, à lui seul, tient tête aux princes d'Allemagne. 12
UN VIEILLARD
10 Il ne veut pas qu'on passe à travers sa montagne, 12
Il est le protecteur d'un pays inconnu. 12
Qui troublerait ces monts serait le mal venu. 12
Il est père des bois. Sa tour fait sentinelle. 12
Il défend le sapin, l'if, la neige éternelle, 12
15 La route avec ses fleurs, la biche avec ses faons, 12
Et les petits oiseaux sont ses petits enfants. 12
Il guette. Son regard a des éclairs funèbres 12
Pour quiconque oserait attaquer ces ténèbres. 12
On voit la silhouette âpre du chevalier 12
20 Dans l'entre-croisement des branches du hallier. 12
Une sérénité nocturne l'environne. 12
Son casque n'a jamais salué de couronne. 12
Il se tient là, barrant le chemin, rassurant 12
La forêt, le ravin, le rocher, le torrent, 12
25 Et garde vierge, aux yeux de toute la contrée, 12
L'ombre où cette montagne auguste donne entrée. 12
LE BOURGEOIS
Il est seul dans sa tour ?
LE VIEILLARD
Il n'a pas un archer.
LE PAYSAN, à un autre paysan, montrant la tour.
Tiens ! entre les créneaux on peut le voir marcher. 12
L'ÉTUDIANT
Tant qu'il vit, la patrie aux fers n'est pas éteinte. 12
LE VIEILLARD
30 Il n'a jamais voulu se marier, de crainte 12
D'introduire en son antre une timidité. 12
L'ÉTUDIANT
Ici l'on rampe.
LE VIEILLARD
Il est seul de l'autre côté.
LE BOURGEOIS
On dit qu'il vit là, fauve et noir, sans chefs, sans règle. 12
Qu'il se fait apporter à manger par les aigles, 12
Et qu'il n'a jamais ri.
LE VIEILLARD
35 Deuil fièrement porté !
Il est veuf.
LE BOURGEOIS
Veuf de qui ?
LE VIEILLARD
Veuf de la liberté.
L'ÉTUDIANT
Puissant vieillard !
LE VIEILLARD
Il est inaccessible ; il garde
Son fossé, tient dressé son pont-levis, regarde 12
Par les trous de sa herse, et n'a jamais d'ennui, 12
40 Sentant le mont immense en paix derrière lui. 12
LE BOURGEOIS, regardant à ses pieds.
Le précipice est sombre.
L'ETUDIANT, regardant au-dessus de sa tête.
Et la muraille est haute.
LE BOURGEOIS
Mais s'il repousse un maître, admettrait-il un hôte ? 12
LE VIEILLARD
Un pauvre, oui.
L'ÉTUDIANT
Jamais roi dans sa coupe ne but.
LE VIEILLARD
Il vit sans rendre hommage et sans payer tribut. 12
LE BOURGEOIS
45 Qu'il est heureux ! Hélas, les impôts nous obèrent. 12
LE VIEILLARD
Mais cela va finir, les princes délibèrent. 12
Montrant le revers de la montagne opposée au précipice.
Ils sont là.
LE BOURGEOIS
Qui donc ?
LE VIEILLARD
Qui ? Notre duc Cyadmis,
Le roi d'Arle, et les deux formidables amis 12
Qui ne se quittent pas, — l'un maudit, l'autre frappe, — 12
50 Othon trois, empereur, et Sylvestre deux, pape. 12
L'ÉTUDIANT
Qu'importe ? le rocher est fort, Welf est viril. 12
Welf ignore la peur, mais connaît le péril. 12
LE BOURGEOIS
Aussi marche-t-il droit sur lui.
L'ÉTUDIANT
Pas plus qu'Hercule
Il ne tremble, et pas plus qu'Achille il ne recule. 12
LE BOURGEOIS
55 Robuste, il songe, au bord de l'abîme béant. 12
L'ÉTUDIANT
Une douceur d'étoile, et le bras d'un géant ! 12
LE VIEILLARD
Oui. Mais les rois sont las de voir debout dans l'ombre 12
Le grand ermite armé de la montagne sombre. 12
Il se penche et leur désigne du doigt un point qu'on ne voit pas.
Vous voyez bien d'ici cette cabane, au flanc 12
60 Du ravin, à l'abri de l'aquilon sifflant ? 12
C'est là que les rois sont assemblés.
LE BOURGEOIS
Combien ?
LE PAYSAN
Quatre.
LE VIEILLARD
Ce burg les gêne. Ils ont résolu de l'abattre. 12
C'est dit. Pour vaincre ils ont leurs troupes et leurs gens, 12
Et le dépit amer, force des assiégeants. 12
LE PAYSAN
65 Le castellan va-t-il enfin livrer passage, 12
Baisser le pont, céder aux rois ?
LE BOURGEOIS
Oui, s'il est sage.
L'ÉTUDIANT
Non, s'il est grand.
LE VIEILLARD
Il est sage et grand.
L'ÉTUDIANT, montrant la tour.
La maison
Tiendra ferme, ayant Welf tout Seul peur garnison : 12
Le vieux songeur n'est pas d'humeur accommodante. 12
70 Il mettra des chaudrons sur de la braise ardente, 12
Et saura leur payer, va, ce qui leur est dû 12
De poix bouillante, d'huile en feu, de plomb fondu ! 12
LE PAYSAN
Certes !
L'ÉTUDIANT
Et l'on verra si leur peau s'accoutume
Au ruissellement large et fumant du bitume. 12
On voit une fumée sortir du haut de la tour.
LE VIEILLARD
75 Tenez, précisément ! Il allume son feu. 12
Voyez-vous la fumée !
L'ÉTUDIANT
Il va jouer son jeu,
Faire sa fête, Offrir la bataille.
LE BOURGEOIS
Posture
D'un héros !
LE PAYSAN
Je veux voir la fin de l'aventure.
LE BOURGEOIS
Nous, en voyant venir des princes, nous fuyons 12
80 Devant ce flamboiement de sinistres rayons ; 12
Welf les brave.
Montrant le burg.
C'est beau, cette porte fermée.
L'ÉTUDIANT
D'un côté ce bonhomme, et de l'autre une armée ! 12
LE VIEILLARD
A lui seul il est grand comme une nation. 12
D'ordinaire, tout est dans la proportion, 12
85 Et le petit est grand près du moindre, et l'arbuste, 12
Si vous le comparez au brin d'herbe, est robuste. 12
Mais Welf dépasse tout. C'est un dieu.
On entend une fanfare de trompettes.
LE BOURGEOIS
Les clairons !
Silence ! Où sont nos trous dans les rochers ? Rentrons. 12
Tous se dispersent de divers côtés. Entre une troupe de valets de la lance avec de longues piques. En tête les clairons.
Puis un gendarme portant un pennon de guerre.
Derrière le pennon, paraît un homme à cheval entièrement couvert d'une chemise de fer à capuchon, et ayant sur le capuchon une couronne ducale.
Les soldats s'arrêtent, le pennon s'arrête, l'homme à cheval s'arrête, et se tourne vers la tour. Les clairons se taisent.
L'homme à cheval tire son épée.
La tour continue de fumer.
Scène deuxième
CYADMIS, LA TOUR, puis HUG, puis OTHON, puis SYLVESTRE
CYADMIS, parlant à la tour.
Personne n'a le droit de prendre un coin de terre 12
90 Au prince armé par Dieu d'un titre héréditaire. 12
S'isoler, c'est trahir. Welf, castellan d'Osbor, 12
Toi qu'on doit comme un ours traquer au bruit du cor, 12
Je te provoque au bruit du clairon, comme un homme : 12
Mais d'abord je te parle en ami. Je te somme 12
95 D'être un garçon prudent, docile aux bons avis. 12
Chevalier, haut la herse et bas le pont-levis ! 12
Je veux entrer. Je veux passer. Cette montagne 12
N'est pas, comme la Crète et comme la Bretagne, 12
Une île, et ce fossé n'est pas la mer. Baron, 12
100 Viens, je te chausserai moi-même l'éperon ; 12
Je t'admets dans ma troupe, à vaincre habituée ; 12
Tu seras capitaine, avec une nuée 12
De trompettes courant et sonnant devant toi. 12
Descends, ouvre ta porte, et causons. Par ma foi, 12
105 Tu n'es pas fait pour vivre entre quatre murailles. 12
Ami, nous gagnerons ensemble des batailles. 12
C'est beau d'avoir l'épée au poing, d'être le bras 12
De la victoire, et d'être un soldat ! Tu verras 12
Comme c'est un bonheur de partir pour la guerre, 12
110 Et comme avec orgueil, quittant tout soin vulgaire, 12
Rois et vassaux, soldats et chefs, nous nous offrons 12
Un vaste gonflement des drapeaux sur nos fronts ! 12
Quelle joie et quels cris lorsqu'on force une ville ! 12
On se vautre à travers la populace vile ! 12
115 La femme qu'on fait veuve, on lui prend un baiser. 12
Tu n'es pas encor d'âge à ne point t'amuser. 12
En échange d'un burg sur un rocher, je t'offre 12
Une tente de soie et de l'or à plein coffre, 12
Et l'altière rumeur des camps et des clairons. 12
120 Nous irons conquérir le monde, et nous aurons 12
Des filles et du vin, et tu feras ripaille, 12
Au lieu de coucher seul dans ton trou sur la paille. 12
Lève ta herse, accepte, et soyons bons amis. 12
Ouvre-moi, je tiendrai tout ce que j'ai promis. 12
125 Sinon, prends garde à toi. J'ai l'habitude d'être 12
Patient à l'affront comme au feu le salpêtre. 12
J'aurai bien vite fait d'écraser ton donjon. 12
Cueillir un burg ainsi qu'on sarcle un sauvageon, 12
Et coucher une tour tout de son long dans l'herbe, 12
130 Ce sont mes jeux. Sais-tu, de ton château superbe 12
Ce qui restera, dis, lorsque j'aurai passé ? 12
Une baraque informe au fond d'un noir fossé. 12
Et de ta haute tour de guerre ? Une masure 12
Bonne aux moineaux cachant leurs nids dans l'embrasure. 12
135 Et du sauvage aspect de tes créneaux altiers ? 12
Un tas de pierres, plein de houx et d'églantiers, 12
Où les femmes viendront faire sécher leur linge. 12
Je suis Cyadmis, duc et marquis de Thuringe. 12
Ouvre-moi.
Silence dans la tour.
Paraît un étendard portant à la hampe une couronne de roi.
Entre, derrière un groupe de trompettes, un homme à cheval, vêtu de drap d'or, ayant une couronne royale sur la tête. Il a un sceptre à la main. A sa suite marche une compagnie d'arbalétriers bourguignons couronnés de fleurs ; ils ont de grandes arbalètes, des boucliers faits d'une peau de boeuf et hauts comme un homme, et les pieds nus dans des chaussures de cordes.
Tous s'arrêtent.
Le duc et la troupe se rangent.
L'homme à couronne royale fait face à la tour. La fanfare cesse.
HUG, parlant à la tour.
Je suis roi d'Arles aux verts coteaux,
140 Et j'ai pour fiefs Orange et Saint-Paul-Trois-Châteaux ; 12
A quiconque me brave on sait ce qu'il en coûte, 12
Et je m'appelle Hug, fils de Boron. Écoute, 12
Homme de ces monts, toi qui fais de l'ombre ici. 12
Je ne te vois pas, maître obscur du burg noirci ; 12
145 Mais, derrière ton mur, tu songes je te parle. 12
Tu n'es pas sans avoir entendu parler d'Arle, 12
Dont l'aïeul est Priam, car sur nos monts chenus 12
Avant les phocéens les troyens sont venus ; 12
Arle est fille de Troie et mère de Grenoble ; 12
150 Isidore la nomme une ville très noble, 12
Et Théodoric, comte et roi des goths, l'aima. 12
Les français ne l'auront jamais. Gênes, Palma, 12
Mayorque, Rhode et Tyr sont mes ports tributaires ; 12
J'ai le Rhône, et l'Autriche est une de mes terres, 12
155 Arle est riche ; à la diète elle achète des voix ; 12
Les califes lui font de précieux envois ; 12
Elle reçoit par mer les dons de ces hautesses, 12
Les odeurs d'Arabie et les délicatesses 12
De l'Asie, et telle est la beauté de ses tours 12
160 Qu'elles attirent l'aigle et chassent les vautours. 12
Mon sceptre est salué par cent vassaux, tous princes. 12
J'ai le Rhin aux sept monts, la Gaule aux sept provinces. 12
T'attaquer, toi vieillard, j'en serais bien fâché. 12
Donne-nous ta montagne et je t'offre un duché. 12
165 Je t'offre en ma Bourgogne autant de bonne terre 12
Qu'on en voit de mauvaise en ce mont solitaire. 12
Accepte, car nos champs donnent beaucoup de blé. 12
Le trouvère Éricus d'Auxerre en a parlé. 12
Arles t'attend. Je t'offre en ma ville latine 12
170 Un palais où, vieillards à la voix enfantine, 12
Les poètes viendront, hôtes mélodieux, 12
Te chanter, comme au temps qu'on croyait aux faux dieux. 12
Tu seras un seigneur dans mon pompeux cortège, 12
Et tu présideras des cours d'amour. La neige, 12
175 La bise, le brouillard, les ouragans hurlants, 12
Font une sombre fête à tes fiers cheveux blancs ; 12
Car cet âpre sommet a, sous le vent sonore, 12
Plus d'hiver que d'été, plus de nuit que d'aurore. 12
Viens te chauffer, vieillard. Je t'offre le midi. 12
180 Tu cueilleras la rose et le lys d'Engaddi. 12
Accepte. On trouve ainsi moyen de plaire aux femmes ; 12
Car il est gracieux de s'approcher des dames 12
En souriant, avec des bouquets dans les mains. 12
L'aloès, le palmier, les oeillets, les jasmins 12
185 Emplissent nos jardins d'encens et d'allégresse, 12
Et l'ancien dieu Printemps, qu'on adorait en Grèce, 12
N'avait pas plus de fleurs quand il les rassembla 12
Toutes, pour les offrir aux abeilles d'Hybla. 12
Lève la herse, abats le pont, ouvre la porte, 12
190 Accepte ce que moi, roi d'Arles, je t'apporte. 12
Silence dans la tour.
La fumée s'épaissit et devient rougeâtre.
Le roi se range près du duc.
Fanfare.
Paraît une bannière de drap d'or, portant un grand aigle de sable, éployé. Des sonneurs de trompes et des batteurs de cymbales la précèdent.
Derrière la bannière entre un homme à cheval, vêtu de pourpre, ayant dans la main un globe, et sur la tête la couronne impériale.
Il est suivi d'une poutre à tête de bélier de bronze, portée par des croates nus, hauts de six pieds. Le bélier est flanqué de montagnards tyroliens en jaquettes bariolées, armés de frondes.
Tout ce cortège s'arrête et fait face à la tour. Les trompes et les cymbales se taisent.
OTHON, tourné vers la tour.
Othon, empereur, parle à Welf, baron bandit, 12
Et le bandit se cache, et l'empereur lui dit : 12
Vassal, ouvre ton burg. Je viens te faire grâce. 12
Welf, quand c'est l'empereur d'Allemagne qui passe, 12
195 La clémence au doux front marche à côté de lui. 12
Mais l'homme absous, c'est peu ; je veux l'homme ébloui. 12
Quand l'empereur pardonne, il donne une province. 12
Le duc te fait soldat, le roi duc, et moi prince. 12
Chacun de nous, suivant sa taille, te grandit. 12
200 Je puis, si je le veux, te mettre en interdit ; 12
J'aime mieux t'attirer, moi centre, dans ma sphère, 12
Te couvrir de splendeur et d'aurore, et te faire 12
Roi près de l'empereur, astre près du soleil. 12
Ton pennon couronné sera presque pareil 12
205 A ma bannière, alors qu'on tremble, et que la terre 12
Se courbe et cherche à fuir sous mon cri militaire, 12
Et qu'on voit s'envoler dans l'orage en avant 12
L'hydre noire au bec d'aigle ouvrant son aile au vent 12
Welf, obéis. Je suis celui qui tient le globe. 12
210 J'ai la guerre et la paix dans les plis de ma robe. 12
Je t'offre la Hongrie, un royaume, Veux-tu ? 12
Silence dans la tour.
Fanfare.
L'empereur se range près du roi et du duc.
Paraît une grande croix d'or à trois branches. Derrière le porte-croix, qui est habillé de violet, vient, sur une aile blanche, un vieillard vêtu de blanc, qui a la tiare en tête. Il est seul, sans gardes. Le porte-croix s'arrête. La fanfare se tait.
Le vieillard parle à la tour.
SYLVESTRE
Moi, j'ai les clefs. La force est moins que la vertu. 12
Deux mains jointes font plus d'ouvrage sur la terre 12
Que tout le roulement des machines de guerre. 12
215 César est grand ; mais Christ, à la douceur enclin, 12
Près de l'homme de pourpre a mis l'homme de lin. 12
Je suis le père. En moi la lumière se lève, 12
Et ce que l'empereur commence, je l'achève ; 12
Il absout pour la terre et j'absous pour le ciel. 12
220 Le grand césar ne peut rien donner d'éternel, 12
Il t'offre une couronne, et moi je t'offre une âme ; 12
La tienne. En t'isolant, comme en un schisme infâme, 12
Triste excommunié, tu l'as perdue, hélas ! 12
Je te la rends. Frémis, vieillard, tu reculas 12
225 Vers Satan, et tu fis outrage au ciel propice 12
Quand tu mis entre nous et toi ce précipice, 12
Fils, veux-tu regagner ta part du paradis, 12
Rentrer chez les élus, fuir de chez les maudits ; 12
Cède à moi qui suis pape, héritier des apôtres. 12
Un homme paraît entre deux créneaux au haut de la tour. Il est tout habillé de fer. Sa barbe blanche passe sous sa visière baissée. Il se découpe en noir sur le fond de neige de la montagne.
La nuit commence à tomber.
Scène troisième
les mêmes, WELF
WELF, du haut de la tour.
230 Que me veut-on ? Passez votre chemin, vous autres. 12
Je hais ton glaive, ô duc. Je hais ton sceptre, ô roi. 12
César, je hais ton globe impérial. Et toi, 12
Pape, je ne crois pas à tes clefs. Qu'ouvrent-elles ? 12
Des enfers. Tu mens, pape, et tes fureurs sont telles 12
235 Que Rome est le cachot du Christ, je te le dis. 12
Et pour voir en toi l'homme ouvrant le paradis, 12
Le père, j'attendrai, pape, que tu dételles 12
Tous ces hideux chevaux, Guerre aux rages mortelles, 12
Haine, Anathème, Orgueil, Vengeance à l'oeil de feu, 12
240 Monstres par qui tu fais traîner le char de Dieu ! 12
Les chevriers, qu'on voit rôdant de cime en cime, 12
Sont de meilleurs pasteurs que vous, prêtres ; j'estime 12
Plus que vos crosses d'or d'archevêque ou d'abbé 12
Leur bâton d'olivier sauvage, au bout courbé. 12
245 Bénis soient leurs troupeaux paissant dans les cytises ! 12
Oui, les femmes font faire aux hommes des sottises, 12
Roi d'Arles ; mais j'ai, moi, c'est pourquoi je suis fort, 12
Pour épouse ma tour, pour amante la mort 12
En guise de clairon l'ouragan m'accompagne. 12
250 Que peux-tu donc m'offrir qui vaille ma montagne, 12
César, roi des romains et des bohémiens ? 12
Quand tu me donnerais ton aigle ! J'ai les miens. 12
Que venez-vous chercher ? Qu'est-ce qui vous amène, 12
Rois ? je suis dans ces bois la seule face humaine ; 12
255 La terre sait vos noms et les mêle à ses pleurs. 12
Vous êtes des preneurs de villes, des voleurs 12
De nations, les chefs de l'éternel pillage. 12
Que voulez-vous de moi ? Je n'ai pas un village. 12
Vous êtes ici-bas les semeurs de l'effroi. 12
260 Le genre humain subit le duc, souffre le roi ; 12
Tu l'opprimes, césar ; saint-père, tu le pilles. 12
Vos lansquenets font rage, et violent les filles 12
Qui plongent leurs bras blancs dans le van plein de blé ; 12
Il semble, tant par vous l'univers est troublé, 12
265 Que l'air manque aux humains et la rosée aux plantes 12
Sur la sainte charrue on voit vos mains sanglantes. 12
Rien n'ose croître, et rien n'ose aimer. Moi, je suis 12
Un spectre en liberté songeant au fond des nuits. 12
Vous êtes des héros faisant des faits célèbres. 12
270 Est-ce que j'ai besoin de vous dans mes ténèbres ? 12
Je n'ai rien. Pas un homme auprès de moi ne vit. 12
On trouve dans ces monts l'air que rien n'asservit, 12
Le ravin, le rocher, des ronces, des cavernes, 12
Des lacs tristes, pareils aux antiques avernes, 12
275 Le bois noir, le vieux mur par les hiboux choisi, 12
Le nuage, et c'est tout. Qui vous attire ici ? 12
Pourquoi venir ? C'est donc pour me prendre de l'ombre ? 12
Moi, baron dans ma tour, larve dans un décombre, 12
Je garde ce désert terrible, et j'en ai soin. 12
280 L'immense liberté du tonnerre a besoin 12
De gouffres, de sommets, d'espace, de nuées 12
Sans cesse par le vent de l'ombre remuées 12
D'azur sombre, et de rien qui ressemble à des rois, 12
Si ce n'est pour tomber sur leur tête. Je crois 12
285 En Dieu. Prêtre, entends-tu ? Quoi ! ce bois où nous sommes 12
Tente les rois ! Les rois n'ont pas assez des hommes ! 12
Mais contentez-vous donc, compagnons couronnés, 12
De ce tas de vivants que vous exterminez ! 12
Je possède ce mont, et ce mont me possède ; 12
290 Il m'abrite, et sur lui je veille. Ainsi l'on s'aide. 12
Moi, je suis l'âme, et vous, vous êtes les démons. 12
Je descends des géants qui, marchant sur les monts, 12
Et les pressant du pied, faisaient jaillir des marbres 12
Les sources au-dessus desquelles sont les arbres. 12
295 Puisqu'autour du sommet superbe tout s'éteint, 12
Puisque la bête brute, en son auguste instinct, 12
Proteste, alors que l'homme à plat ventre se couche, 12
Ah ! puisque rien n'est libre à moins d'être farouche, 12
De mes noirs sangliers, de mes ours, de mes loups, 12
300 Vous n'approcherez pas, princes ; j'en suis jaloux. 12
Messeigneurs, savez-vous pourquoi ? C'est que ces bêtes, 12
Ces êtres lourds et durs, ces monstres, sont honnêtes, 12
Ils n'ont pas de Séjan, ils n'ont pas de Rufin 12
Leur cruauté n'est pas le crime, c'est la faim. 12
305 Vous, rois, dans vos festins, au bruit sacré des lyres, 12
Gais, couronnés de fleurs, échangeant des sourires, 12
Pour usurper un trône, ou même sans raison, 12
Vous vous versez les uns aux autres du poison 12
Vos poignards emmanchés de perles font des choses 12
310 Horribles, et, parmi les lauriers et les roses, 12
Teints de sang, vous restez éblouissants toujours ; 12
Moi, je choisis les loups, et j'aime mieux les ours, 12
Et je préfère, rois qu'un vil cortège encense, 12
A vos crimes riants leur féroce innocence. 12
315 Allez-vous-en. — Fuyez. Quoi ! ne sentez-vous pas 12
Tout un hérissement fauve autour de vos pas ? 12
Vous bravez donc, puissants aveugles, le murmure 12
Qui répond dans l'abîme au bruit de mon armure, 12
L'amour qu'a pour moi l'ombre, et l'appui que j'aurais 12
320 Dans la virginité des profondes forêts ! 12
J'ai sous ma garde un coin de paradis sauvage, 12
Un mont farouche et doux. Ici point de ravage 12
Montrant que l'homme fut heureux dans ces beaux lieux ; 12
Point de honte montrant qu'il y fut orgueilleux. 12
325 L'onde est libre, le vent est pur, la foudre est juste. 12
Rois, que venez-vous faire en ce désert auguste ? 12
Le gouffre est noir sans vous, sans vous le ciel est bleu, 12
N'usurpez pas ce mont ; je le conserve à Dieu. 12
Rois, l'honneur exista jadis. J'en suis le reste. 12
330 C'est bien. Partez. S'il est un bruit que je déteste, 12
C'est le bourdonnement inutile des voix. 12
Il disparaît.
CYADMIS
Il nous brave !
HUG
Couvrons nos soldats de pavois.
Traînons une baliste. Apportons les échelles, 12
A l'assaut !
OTHON
A l'assaut !
SYLVESTRE, montrant le précipice.
Si vous n'avez pas d'ailes,
335 Vous ne franchirez pas cet abîme. Vos ponts 12
Ne pourront au roc vif enfoncer leurs crampons, 12
Les torrents dans ce trou tombent. Et votre armée, 12
Comme eux, en y croulant, y deviendra fumée. 12
CYADMIS, regardant.
C'est vrai, le précipice est sans fond
HUG, se penchant.
Quel fossé !
OTHON, regardant et reculant.
340 On ne peut passer là que par le pont baissé. 12
CYADMIS, touchant le rocher.
Auprès de ce granit le marbre serait tendre. 12
OTHON, à Sylvestre.
Que nous conseille donc ta sainteté ?
SYLVESTRE
D'attendre.
La nuit vient. Et le temps qui s'écoule est pour nous. 12
Cachez dans le ravin des gardes à genoux. 12
Faites le guet.
Tous s'en vont. Il ne reste que des pointes de piques presque indistinctes dans un pli du ravin.
Il commence à neiger.
Crépuscule. Noirceur croissante de la tour et de la montagne. Un enfant paraît dans un coude du rocher. C'est une petite fille, pieds nus, en haillons ; une mendiante.
Elle vient du côté opposé à celui par où les rois sont sortis.
Elle se traîne dans la neige, qui s'épaissit.
Elle regarde autour d'elle avec inquiétude, et monte péniblement la pente qui mène au bord du précipice.
Profond silence. Les pointes des piques restent immobiles.
Scène quatrième
UNE MENDIANTE, Enfant
LA MENDIANTE
345 J'ai froid. Comme il fait noir ! Personne.
Du bruit ? je crois que c'est une cloche qui sonne. 12
Non, c'est le vent.
Apercevant la tour.
Un mur ! On dirait un beffroi.
Frissonnant.
Il me semble que j'ai des bêtes près de moi. 12
Jésus !
Avançant.
Ah ! le chemin finit ici. Pourrai-je
Aller plus loin ?
Regardant dans le précipice.
Ceci, C'est un trou.
Grelottant.
350 Comme il neige !
Pourtant je crois bien voir en face une maison. 12
Non, c'est noir.
Songeant.
Est-ce vrai qu'on vous met en prison
Parce que vous allez dans les champs toute seule ? 12
Mon Dieu, j'ai peur ! Et puis les loups ouvrent la gueule 12
355 Et marchent dans les bois avec les revenants. 12
Où suis-je ? Cette route est pleine de tournants. 12
J'ai perdu mon chemin. Ce n'est plus que des pierres. 12
Si j'essayais un peu de dire mes prières ? 12
Regardant le burg.
Est-ce une maison ? Non. C'est du rocher que j'ai 12
360 Pris pour un mur. Je meurs ! Ah ! je n'ai pas mangé. 12
J'ai les pieds écorchés par les cailloux. Ma mère ! 12
WELF, paraissant entre les créneaux.
Qui m'appelle ?
Scène cinquième
LA MENDIANTE, WELF
WELF, tournant une lanterne sourde vers le précipice.
Quelqu'un est là ?
LA MENDIANTE
De la lumière !
WELF, regardant.
On dirait un enfant. Qu'es-tu ? fille, ou garçon ? 12
LA MENDIANTE
Monseigneur, je voudrais entrer dans la maison. 12
WELF
D'où viens-tu ?
LA MENDIANTE
365 Je n'ai pas de pays sur la terre.
WELF
Où vas-tu ?
LA MENDIANTE
Je ne sais.
WELF
Où sont tes père et mère ?
LA MENDIANTE
Je n'en ai pas. Je sais que les autres en ont. 12
Voilà tout.
WELF
En venant du côté de ce mont,
N'as-tu pas rencontré des gens armés ?
LA MENDIANTE
Personne.
WELF
370 Comme ils ont pris la fuite ! Ainsi le daim frissonne 12
Devant l'ours.
LA MENDIANTE
Je suis fille, et j'ai dix ans ; je vais
Devant moi, je mendie, et le temps est mauvais, 12
Je voudrais me chauffer devant la cheminée, 12
Et le n'ai pas mangé de toute la journée. 12
WELF
375 Entre, enfant. Viens souper, et viens, sous l'oeil de Dieu, 12
Dormir sur un bon lit a côté d'un bon feu. 12
La montagne est l'aïeule et je suis le grand-père. 12
Le burg sera ton nid comme il est mon repaire. 12
Le brasier, qui devait chasser les bataillons, 12
380 Va faire mieux encore et sécher tes haillons ; 12
Au lieu de voir, devant sa flamme, tout l'empire 12
Reculer effrayé, je te verrai sourire. 12
Dieu soit béni ! je n'ai pas fait mon feu pour rien. 12
Cela commençait mal et cela finit bien. 12
385 Ah ! tu t'en allais donc sans savoir où, perdue, 12
Ne voyant que du noir dans toute l'étendue ! 12
Il ne sera pas dit, ma fille, qu'à ton cri 12
Le vieux roc foudroyé ne s'est pas attendri. 12
Dans la grande montagne entre, pauvre petite ; 12
Et sois chez toi. Je vais baisser le pont.
Il disparaît. La lumière descend de meurtrière en meurtrière. Le pont commence à s'abaisser. On voit la lumière entre les barreaux de la herse. La herse se lève, le pont se baisse et rejoint le bord du précipice.
Welf, la lanterne à la main, traverse le pont et vient à l'enfant.
Viens.
L'enfant prend la main de Welf.
Mouvement dans les piques. Clameurs dans le ravin. Des soldats sortent d'une embuscade et se précipitent sur Welf. Cyadmis est à leur tête.
Scène sixième
Les mêmes, CYADMIS, Soldats, puis les gens du peuple
CYADMIS, l'épée nue.
390 Vite !
Tous sur lui !
Welf est saisi. Il se débat. On le garrotte. Le pont est occupé. Le burg est envahi. La forteresse s'emplit de soldats portant des torches. Cyadmis regarde avec triomphe Melf enchaîné et silencieux.
Welf est pris !
LA MENDIANTE, joignant les mains devant Welf.
Monseigneur !…
LES SOLDATS
Nous l'avons !
CYADMIS
Le sauvage est pris ! Gloire aux drapeaux esclavons ! 12
Accourent les bourgeois et les paysans du commencement. Ils se groupent autour de Welf prisonnier.
LE BOURGEOIS
Tiens, il s'est laissé prendre. Imbécile.
LE PAYSAN
Une grive
Prise au miroir.
LE BOURGEOIS
Tant mieux.
LE VIEILLARD
Oui. Vive le duc !
L'ÉTUDIANT
Vive
Le roi !
LE BOURGEOIS
Vive le pape !
LE PAYSAN
395 Et vive l'empereur !
LE VIEILLARD, regardant Welf garrotté.
Je le croyais plus grand qu'un autre.
LE BOURGEOIS
Quelle erreur !
Il est petit.
LE PAYSAN, au bourgeois.
Il n'est pas plus grand que vous n'êtes.
LE BOURGEOIS
Quelle idée avait-il de défendre les bêtes ? 12
Les hommes, passe encor.
LE VIEILLARD
Tout au plus.
L'ÉTUDIANT
C'est un fou.
LE VIEILLARD
400 S'amuser à monter la garde au bord d'un trou ! 12
C'est ridicule.
LE BOURGEOIS
Il est même laid. A tout prendre,
Je le vaux. A bas Welf !
LE PAYSAN
Moi, j'irai le voir pendre.
LE BOURGEOIS
Je ne donnerais pas de sa peau deux écus. 12
Huées et ricannements autour de Welf.
WELF
Tant le rire est aisé derrière les vaincus ! 12
LE POETE, À WELF
405 Tu fus grand, c'est pourquoi l'on t'outrage. Sois triste, 12
Et pardonne. La foule ingrate et vaine existe, 12
Elle livre quiconque est par le sort livré, 12
Et raille d'autant plus qu'elle a plus admiré. 12
Que ton souvenir reste à la sombre vallée, 12
410 Qu'on entende pleurer la source inconsolée, 12
Que l'humble oiseau t'appelle et te mêle à son chant, 12
Et que le grand oeil bleu des biches te cherchant 12
Se mouille et soit rempli de lueurs effarées. 12
Si la mer prononçait des noms dans ses marées, 12
415 O vieillard, ce serait des noms comme le tien. 12
Tu fus l'ami, l'appui, le tuteur, le soutien, 12
En haut, de l'arbre immense, en bas, du frêle arbuste. 12
Un jour les voyageurs sur ton rocher robuste 12
Monteront, et, penchés, tâcheront de te voir, 12
420 Vaincu superbe, au fond du précipice noir, 12
Et leurs yeux chercheront ton fantôme sublime 12
Sous l'entre-croisement des branches dans l'abîme. 12
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