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HUG_4/HUG792
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
V
APRÈS LES DIEUX, LES ROIS
II
De Ramire à Cosme de Médicis
Le Romencero du Cid
I
L'ENTRÉE DU ROI
Vous ne m'allez qu'à la hanche ; 7
Quoique altier et hasardeux, 7
Vous êtes petit, roi Sanche ; 7
Mais le Cid est grand pour deux. 7
5 Quand, chez moi, je vous accueille 7
Dans ma tour et dans mon fort, 7
Vous tremblez comme la feuille, 7
Roi Sanche, et vous avez tort. 7
Sire, ma herse est fidèle ; 7
10 Sire, mon seuil est pieux ; 7
Et ma bonne citadelle 7
Rit à l'aurore des cieux. 7
Ma tour n'est qu'un tas de pierre, 7
Roi, mais j'en suis le seigneur ; 7
15 Elle porte son vieux lierre 7
Comme moi mon vieil honneur. 7
Mes hirondelles sont douces ; 7
Mes bois ont un pur parfum, 7
Mes nids n'ont pas dans leurs mousses 7
20 Un cheveu pris à quelqu'un. 7
Tout passant, roi de Castille, 7
More ou juif, rabbin, émir, 7
Peut entrer dans ma bastille 7
Tranquillement, et dormir. 7
25 Je suis le Cid calme et sombre 7
Qui n'achète ni ne vend, 7
Et je n'ai sur moi que l'ombre 7
De la main du Dieu vivant. 7
Cependant je vous admire, 7
30 Vous m'avez fait triste et nu 7
Et vous venez chez moi, sire ; 7
Roi, soyez le mal venu. 7
II
SOUVENIR DE CHIMÈNE
Si le mont faisait reproche 7
A l'air froid, aigre et jaloux, 7
35 C'est moi qui serais la roche, 7
Et le vent ce serait vous. 7
Roi, j'en connais qui trahissent, 7
Mais je suis le vieux soumis ; 7
Tous vos amis me haïssent, 7
40 Moi, je hais vos ennemis. 7
Et dans mon dédain je mêle 7
Tous vos favoris, ô roi ; 7
L'épaisseur de ma semelle 7
Me suffit entre eux et moi. 7
45 Roi, quand j'épousai ma femme, 7
J'eus à me plaindre de vous ; 7
Pourtant je n'ai rien dans l'âme, 7
Dieu fut grand, le ciel fut doux, 7
L'évêque avait sa barrette, 7
50 On marchait sur des tapis, 7
Chimène eut sa gorgerette 7
Pleine de fleurs et d'épis. 7
J'avais un habit de moire 7
Sous l'acier de mon corset. 7
55 Je ne garde en ma mémoire 7
Que le soleil qu'il faisait. 7
Entrez en paix dans ma ville. 7
On vous parlerait pourtant 7
D'une façon plus civile 7
60 Si l'on était plus content. 7
III
LE ROI JALOUX
Parce que, Léon, la Manche, 7
L'Èbre, on vous a tout donné, 7
Et qu'on était grand, don Sanche, 7
Avant que vous fussiez né, 7
65 Est-ce une raison pour être 7
Vil envers moi qui suis vieux ? 7
Roi, c'est trop d'être le maître 7
Et d'être aussi l'envieux. 7
Nous fils de race guerrière, 7
70 Seigneur, nous vous en voulons 7
Pour vos rires par derrière 7
Qui nous mordent les talons. 7
Est-ce qu'à votre service 7
Le Cid s'est estropié 7
75 Au point d'avoir quelque vice 7
Dans le poignet ou le pié, 7
Qu'il s'entend, sans frein ni règle, 7
Moquer par vos gens à vous ? 7
Ne suis-je plus qu'un vieux aigle 7
80 A réjouir les hiboux ? 7
Roi, qu'on mette, avec sa chape, 7
Sa mitre et son palefroi, 7
Dans une balance un pape 7
Portant sur son dos un roi ; 7
85 Ils pèseront dans leur gloire 7
Moins que moi, Campeador, 7
Quand le roi serait d'ivoire, 7
Quand le pape serait d'or ! 7
IV
LE ROI INGRAT
Je vous préviens qu'on me fâche 7
90 Moi qui n'ai rien que ma foi, 7
Lorsque étant homme, on est lâche, 7
Et qu'on est traître, étant roi. 7
Je sens vos ruses sans nombre ; 7
Oui, je sens tes trahisons. 7
95 Moi pour le bien, toi pour l'ombre, 7
Dans la nuit nous nous croisons. 7
Je te sers, et je m'en vante ; 7
Tu me hais et tu me crains ; 7
Et mon cheval t'épouvante 7
100 Quand il jette au vent ses crins. 7
Tu te fais, tristes refuges, 7
Adorer soir et matin 7
En castillan par tes juges, 7
Par tes prêtres en latin. 7
105 Roi, si deux et deux font quatre, 7
Un fourbe est un mécréant. 7
Quant à moi, je veux rabattre 7
Plus d'un propos malséant. 7
Quand don Sanche est dans sa ville, 7
110 Il me parle avec hauteur ; 7
Je suis un bien vieux pupille 7
Pour un si jeune tuteur. 7
Je ne veux pas qu'on me manque. 7
Quand tu me fais défier 7
115 Par ton clerc à Salamanque, 7
A Jaen par ton greffier ; 7
Quand, derrière tes murailles 7
Où tu chasses aux moineaux, 7
Roi, je t'entends qui me railles, 7
120 Moi, l'arracheur de créneaux, 7
Je pourrais y mettre un terme ; 7
Je t'enverrais, roi des goths, 7
D'une chiquenaude à Lerme 7
Ou d'un soufflet à Burgos. 7
V
LE ROI DÉFIANT
125 Quand je songe en ma tanière, 7
Mordant ma barbe et rêvant, 7
Regardant dans ma bannière 7
Les déchirures du vent, 7
Ton effroi sur moi se penche. 7
130 Tremblant, par tes alguazils 7
Tu te fais garder, roi Sanche, 7
Contre mes sombres exils. 7
Moi, je m'en ris. Peu m'importe, 7
O roi, quand un vil gardien 7
135 Couche en travers de ta porte, 7
Qu'il soit homme ou qu'il soit chien ! 7
Tu dis à ton économe, 7
A tes pages blancs ou verts : 7
— « A quoi pense ce bonhomme 7
140 Qui regarde de travers ? 7
A quoi donc est-ce qu'il songe ? 7
Va-t-il rompre son lien ? 7
J'ai peur. Quel est l'os qu'il ronge ? 7
Est-ce son nom ou le mien ? 7
145 « Qu'est-ce donc qu'il prémédite ? 7
S'il n'est traître, il en a l'air. 7
Dans sa montagne maudite 7
Ce baron-là n'est pas clair. 7
« A quoi pense ce convive 7
150 Des loups et des bûcherons ? 7
J'ai peur. Est-ce qu'il ravive 7
La fraîcheur des vieux affronts ? 7
« Le laisser libre est peu sage ; 7
Le Cid est mal muselé. » — 7
155 Roi, c'est moi qui suis ma cage 7
Et c'est moi qui suis ma clé. 7
C'est moi qui ferme mon antre ; 7
Mes rocs sont mes seuls trésors ; 7
Et c'est moi qui me dis rentre ! 7
160 Et c'est moi qui me dis : sors ! 7
Soit que je vienne ou que j'aille, 7
Je tire seul mon verrou. 7
Ah ! tu trouves que je bâille 7
Trop librement dans mon trou ! 7
165 Tu voudrais dans ma vieillesse, 7
Comme un dogue dans ta cour, 7
M'avoir, moi, le Cid, en laisse, 7
Et me tenir dans ma tour, 7
Et me tenir dans mes lierres, 7
170 Gardé comme les brigands… 7
Va mettre des muselières 7
Aux gueules des ouragans ! 7
VI
LE ROI ABJECT
Roi que gêne la cuirasse, 7
Roi qui m'as si mal payé, 7
175 Tu fais douter de ta race ; 7
Et, dans sa tombe ennuyé, 7
Ton vieux père, âme loyale, 7
Dit : — Quelque bohémien 7
A, dans la crèche royale, 7
180 Mis son fils au lieu du mien ! — 7
Roi, ma meilleure cuisine 7
C'est du pain noir, le sais-tu, 7
Avec quelque âpre racine, 7
Le soir quand on s'est battu. 7
185 M'as-tu nourri sous ta tente, 7
Et suis-je ton écolier ? 7
M'as-tu donné ma patente 7
De comte et de chevalier ? 7
Roi, je vis dans la bataille. 7
190 Si tu veux, comparons-nous. 7
Pour ne point passer ta taille, 7
Je vais me mettre à genoux. 7
Pendant que tu fais tes pâques 7
Et que tu dis ton credo, 7
195 Je prends les tours de Saint-Jacques 7
Et les monts d'Oviédo. 7
Je ne m'en fais pas accroire. 7
Toi-même tu reconnais 7
Que j'ai la peau toute noire 7
200 D'avoir porté le harnais. 7
Seigneur, tu fis une faute 7
Quand tu me congédias ; 7
C'est mal de chasser un hôte, 7
Fou de chasser Ruy Diaz. 7
205 Roi, c'est moi qui te protège. 7
On craint le son de mon cor. 7
On croit voir dans ton cortège 7
Un peu de mon ombre encor. 7
Partout, dans les abbayes, 7
210 Dans les forts baissant leurs ponts, 7
Tes volontés obéies 7
Font du mal, dont je réponds. 7
Roi par moi ; sans moi, poupée ! 7
Le respect qu'on a pour toi, 7
215 La longueur de mon épée 7
En est la mesure, ô roi ! 7
Ce pays ne connaît guère, 7
Du Tage à l'Almonacid, 7
D'autre musique de guerre 7
220 Que le vieux clairon du Cid. 7
Mon nom prend toute l'Espagne, 7
Toute la mer à témoin ; 7
Ma fanfare de montagne 7
Vient de haut et s'entend loin. 7
225 Mon pas fait du bruit sur terre, 7
Et je passe mon chemin 7
Dans la rumeur militaire 7
D'un triomphateur romain. 7
Et tout tremble, Irun, Coïmbre, 7
230 Santander, Almodovar, 7
Sitôt qu'on entend le timbre 7
Des cymbales de Bivar. 7
VII
LE ROI FOURBE
Certe, il tient moins de noblesse 7
Et de bonté, vois-tu bien, 7
235 Roi, dans ton collier d'altesse, 7
Que dans le collier d'un chien ! 7
Ta foi royale est fragile, 7
Elle affirme, jure et fuit. 7
Roi, tu mets sur l'évangile 7
240 Une main pleine de nuit. 7
Avec toi tout est précaire, 7
Surtout quand tu t'es signé 7
Devant quelque reliquaire 7
Où le saint tremble indigné. 7
245 A tes traités, verbiage, 7
Je préférerais souvent 7
Les promesses du nuage 7
Et la parole du vent. 7
La parole qu'un roi fausse 7
250 Derrière les gens trahis 7
N'est plus que la sombre fosse 7
De la pudeur d'un pays. 7
Moi, je tiens pour périls graves, 7
Et je dois le déclarer, 7
255 Ce qu'en arrière des braves 7
Les traîtres peuvent jurer. 7
Roi, vous l'avouerez, j'espère, 7
Mieux vaut avoir au talon 7
Le venin d'une vipère 7
260 Que le serment d'un félon. 7
Je suis dans ma seigneurie, 7
Parlant haut, quoique vassal. 7
Après cela, je vous prie 7
De ne pas le prendre mal. 7
VIII
LE ROI VOLEUR
265 Roi, fallait-il que tu vinsses 7
Pour nous écraser d'impôts ? 7
Nous vivons dans nos provinces, 7
Pauvres sous nos vieux drapeaux. 7
Nous bravons tes cavalcades. 7
270 Sommes-nous donc des vilains, 7
Pour engraisser des alcades 7
Et nourrir des chapelains ? 7
Quant à payer, roi bravache, 7
Jamais ! et j'en fais serment. 7
275 Ma ville est-elle une vache 7
Pour la traire effrontément ? 7
Je vais continuer, sire, 7
Et te parler du passé, 7
Puisqu'il est bon de tout dire 7
280 Et puisque j'ai commencé. 7
Roi, tu m'as pris mes villages, 7
Roi, tu m'as pris mes vassaux, 7
Tu m'as pris mes grands feuillages 7
Où j'écoutais les oiseaux ; 7
285 Roi, tu m'as pris mon domaine, 7
Mon champ, de saules bordé ; 7
Tu m'allais prendre Chimène, 7
Roi, mais je t'ai regardé. 7
Si les rois étaient pendables, 7
290 Je t'aurais offert déjà 7
Dans mes ongles formidables 7
Au gibet d'Albavieja. 7
D'ombre en vain tu t'environnes ; 7
Ma colère un jour pensa 7
295 Prendre l'or de tes couronnes 7
Pour ferrer Babieça. 7
Je suis plein de rêves sombres, 7
Ayant, vieux suspect vainqueur, 7
Toute ma gloire en décombres 7
300 Dans le plus noir de mon cœur. 7
IX
LE ROI SOUDARD
Quand vous entrez en campagne, 7
Louche orfraie au fatal vol, 7
On ferait honte à l'Espagne 7
De vous nommer espagnol. 7
305 Sire, on se bat dans les plaines, 7
Sire, on se bat dans les monts ; 7
Les campagnes semblent pleines 7
D'archanges et de démons. 7
On se bat dans les provinces ; 7
310 Et ce choc de boucliers 7
Va de vous, les petits princes, 7
A nous, les grands chevaliers. 7
Les rocs ont des citadelles 7
Et les villes ont des tours 7
315 Où volent à tire-d'ailes 7
Les aigles et les vautours. 7
La guerre est le cri du reître, 7
Du vaillant et du maraud, 7
Un jeu d'en bas et peut-être 7
320 Un jugement de là-haut ; 7
La guerre, cette aventure 7
Sur qui plane le corbeau, 7
Se résout en nourriture 7
Pour les bêtes du tombeau ; 7
325 Le chacal se désaltère 7
A tous ces sanglants hasards ; 7
Et c'est pour les vers de terre 7
Que travaillent les césars ; 7
Les camps sont de belles choses ; 7
330 Mais l'homme loyal ne croit 7
Qu'à la justice des causes 7
Et qu'à la bonté du droit. 7
Car la guerre est folle et rude. 7
Pour la faire honnêtement 7
335 Il faut une certitude 7
Prise dans le firmament. 7
Je remarque en mes tristesses 7
Que la gloire aux durs sentiers 7
Ne connaît pas les altesses 7
340 Et s'en passe volontiers. 7
Un soldat vêtu de serge 7
Est parfois son favori, 7
Et l'épée est une vierge 7
Qui veut choisir son mari. 7
345 Roi, les guerres que vous faites 7
Sont les guerres d'un félon 7
Qui souffle dans des trompettes 7
Avec un bruit d'aquilon ; 7
Qui, ne risquant son panache 7
350 Qu'à demi dans les brouillards, 7
S'il voit des hommes se cache, 7
Et vient s'il voit des vieillards ; 7
Qui, se croyant Alexandre, 7
Ne laisse dans les maisons 7
355 Que des os dans de la cendre 7
Et du sang sur des tisons ; 7
Et qui, riant sous les portes, 7
Vous montre, quand vous entrez, 7
Sur des tas de femmes mortes 7
360 Des tas d'enfants éventrés. 7
X
LE ROI COUARD
Roi, dans tes courses damnées, 7
Avec tes soldats nouveaux, 7
Ne va pas aux Pyrénées, 7
Ne va pas à Roncevaux. 7
365 Ces roches sont des aïeules, 7
Les mères des océans. 7
Elles se défendraient seules ; 7
Car ces monts sont des géants. 7
Une forte race d'hommes, 7
370 Pleins de l'âpreté du lieu, 7
Vit là loin de vos sodomes 7
Avec les chênes de Dieu. 7
Y passer est téméraire. 7
Nul encor n'a deviné 7
375 Si le chêne est le grand frère 7
Ou bien si l'homme est l'aîné. 7
Ce peuple est là, loin du monde, 7
Libre hier, libre demain. 7
Sur ces hommes l'éclair gronde ; 7
380 Leur chien leur lèche la main. 7
Hercule y vint. Tout recule 7
Dans ces monts où fuit l'isard. 7
Roi, César après Hercule, 7
Charlemagne après César, 7
385 Ont crié miséricorde 7
Devant ces pâtres jaloux 7
Chaussés de souliers de corde 7
Et vêtus de peaux de loups. 7
Dieu, caché sous leur feuillage, 7
390 Prit ce noir pays vaillant 7
Pour faire naître Pélage, 7
Pour faire mourir Roland. 7
Si jamais, dans ces repaires, 7
Risquant tes hautains défis, 7
395 Tu venais voir si les pères 7
Vivent encor dans les fils, 7
Eusses-tu vingt mille piques, 7
Eusses-tu, roi fanfaron, 7
Tes bannières, tes musiques, 7
400 Tout ton bruit de moucheron, 7
Pour que tu t'en ailles vite, 7
Fussent-ils un contre cent, 7
Et pour qu'on te vole en fuite, 7
De mont en mont bondissant, 7
405 Comme on voit des rocs descendre 7
Les torrents en février, 7
Il te suffirait d'entendre 7
La trompe d'un chevrier. 7
XI
LE ROI MOQUEUR
Quand, barbe grise, je parle 7
410 Du saint pays montagnard 7
Et du grand empereur Charle 7
Et du grand bâtard Bernard, 7
Et d'Hercule et de Pélage, 7
Roi Sanche, tu me crois fou ; 7
415 Tu prends ces fiertés de l'âge 7
Pour la rouille d'un vieux clou. 7
Mais ton vain rire farouche, 7
Roi, n'est pas une raison 7
Qui puisse fermer la bouche 7
420 A quelqu'un dans ma maison ; 7
C'est pourquoi je continue, 7
Te saluant du drapeau, 7
Et te parlant tête nue 7
Quand tu gardes ton chapeau. 7
XII
LE ROI MÉCHANT
425 J'ai, dans Albe et dans Girone, 7
Vu l'honnête homme flétri, 7
Et des gens dignes d'un trône 7
Qu'on liait au pilori ; 7
J'ai vu, c'est mon amertume, 7
430 Tes bourreaux abattre, ô roi, 7
Des fronts qu'on avait coutume 7
De saluer plus que toi. 7
Rois, Dieu fait croître où nous sommes, 7
Dans ce monde de péchés, 7
435 Une herbe de têtes d'hommes, 7
Et c'est vous qui la fauchez. 7
Ah ! nos maîtres, quand vous n'êtes, 7
Avec vos vils compagnons, 7
Occupés que de sornettes, 7
440 Nous pleurons et nous saignons. 7
Roi, cela fendrait des pierres 7
Et toucherait des voleurs 7
Que de si fermes paupières 7
Versent de si sombres pleurs ! 7
445 Sous toi l'Espagne est mal sûre 7
Et tremble, et finit par voir, 7
Roi, que ta main lui mesure 7
Trop d'aunes de crêpe noir. 7
J'ai reconnu, car vous êtes 7
450 Le sinistre et l'inhumain, 7
Des amis dans des squelettes 7
Qui pendaient sur le chemin. 7
J'ai, dans les forêts prochaines, 7
Vu le travail des bourreaux, 7
455 Et la tristesse des chênes 7
Pliant au poids des héros. 7
J'ai vu râler sous des porches 7
De vieux corps désespérés. 7
Roi, de lances et de torches 7
460 Ces pays sont effarés. 7
J'ai vu des ducs et des comtes 7
S'agenouiller au billot. 7
Tu ne nous dois pas de comptes, 7
Cœur trop bas et front trop haut ! 7
465 Roi, le sang qu'un roi pygmée 7
Verse à flots par ses valets 7
Fait une sombre fumée 7
Sur les dalles des palais. 7
O roi des noires sentences, 7
470 Un vol de corbeaux te suit, 7
Tant les chaînes des potences 7
Dans ton règne font de bruit ! 7
Vous avez fouetté des femmes 7
Dans Vich et dans Alcala, 7
475 Ce sont des choses infâmes 7
Que vous avez faites là ! 7
Tu n'es qu'un méchant, en somme. 7
Mais je te sers, c'est la loi ; 7
La difformité de l'homme 7
480 N'étant pas comptée au roi. 7
XIII
LE CID FIDÈLE
Princes, on voit souvent croître 7
Des gueux entre les pavés 7
Qui font de vous dans un cloître 7
Des moines aux yeux crevés. 7
485 Je ne suis pas de ces traîtres ; 7
Je suis muré dans ma foi, 7
Les grands spectres des ancêtres 7
Sont toujours autour de moi, 7
Comme on a, dans les campagnes 7
490 Où rit la verte saison, 7
Une chaîne de montagnes 7
Qui ferme l'âpre horizon. 7
Il n'est pas de cœurs obliques 7
Voués aux vils intérêts, 7
495 Dans nos vieilles républiques 7
De torrents et de forêts. 7
Le traître est pire qu'un more ; 7
De son souffle il craint le bruit ; 7
Il met un masque d'aurore 7
500 Sur un visage de nuit ; 7
Rouge aujourd'hui comme braise, 7
Noir hier comme charbon. 7
Roi, moi je respire à l'aise ; 7
Et quand je parle, c'est bon. 7
505 Roi, je suis un homme probe 7
De l'antique probité. 7
Chimène recoud ma robe, 7
Mais non pas ma loyauté. 7
Je sonne à l'ancienne mode 7
510 La cloche de mon beffroi. 7
Je trouve même incommode 7
D'avoir des fourbes chez moi. 7
Sous cette fange, avarice, 7
Vol, débauche, trahison, 7
515 Je ne veux pas qu'on pourrisse 7
Le plancher de ma maison. 7
Reconnais à mes paroles 7
Le Cid aimé des meilleurs, 7
A qui les pâtres d'Éroles 7
520 Donnent des chapeaux de fleurs. 7
XIV
LE CID HONNÊTE
Donc, sois tranquille, roi Sanche, 7
Tu n'as rien à craindre ici. 7
La vieille âme est toute blanche 7
Dans le vieux soldat noirci. 7
525 Grondant, je te sers encore. 7
Dieu m'a donné pour emploi, 7
Sire, de courber le more 7
Et de redresser le roi. 7
Étant durs pour vous, nous sommes 7
530 Doux pour le peuple aux abois, 7
Nous autres les gentilshommes 7
Des bruyères et des bois. 7
Personne sur nous ne marche. 7
Il suffit de oui, de non, 7
535 Pour rompre à nos ponts une arche, 7
A notre chaîne un chaînon. 7
Loin de vos palais infâmes 7
Pleins de gens aux vils discours, 7
La fierté pousse en nos âmes 7
540 Comme l'herbe dans nos cours. 7
Les vieillards ont des licences, 7
Seigneurs, et ce sont nos mœurs 7
De rudoyer les puissances 7
Dans nos mauvaises humeurs. 7
545 Le Cid est, suivant l'usage, 7
Droit, sévère et raisonneur. 7
Peut-être n'est-ce point sage, 7
Mais c'est honnête, seigneur. 7
Pour avoir ce qu'il désire 7
550 Le flatteur baise ton pied. 7
Nous disons ce qu'il faut, sire, 7
Et nous faisons ce qui sied. 7
Nous vivons aux solitudes 7
Où tout croît dans les sentiers, 7
555 Excepté les habitudes 7
Des valets et des portiers. 7
Nous fauchons nos foins, nos seigles, 7
Et nos blés aux flancs des monts ; 7
Nous entendons des cris d'aigles 7
560 Et nous nous y conformons. 7
Nous savons ce que vous faites, 7
Sire, et, loin de son lever, 7
De ses gibets, de ses fêtes, 7
Le prince nous sent rêver. 7
565 Nous avons l'absence fière, 7
Et sommes peu courtisans, 7
Ayant sur nous la poussière 7
Des batailles et des ans. 7
Et c'est pourquoi je te parle 7
570 Comme parlait, grave et seul, 7
A ton aïeul Boson d'Arle 7
Gil de Bivar mon aïeul. 7
D'où naît ton inquiétude ? 7
D'où vient que ton œil me suit 7
575 Épiant mon attitude 7
Comme un nuage de nuit ? 7
Craindrais-tu que je te prisse 7
Un matin dans mon manteau ? 7
Et que j'eusse le caprice 7
580 D'une ville ou d'un château ? 7
Roi, la chose qui m'importe 7
C'est de vivre exempt de fiel ; 7
Non de glisser sous ma porte 7
Ma main jusqu'à Peñafiel. 7
585 Roi, le Cid que l'âge gagne 7
S'aime mieux, en vérité, 7
Montagnard dans sa montagne 7
Que roi dans ta royauté. 7
Roi, le Cid qu'on amadoue, 7
590 Mais que nul n'intimida, 7
Ne t'a pas donné Cordoue 7
Pour te prendre Lérida. 7
Qu'ai-je besoin de Tortose, 7
De tes tours d'Alcacébé, 7
595 Et de ta chambre mieux close 7
Que la chambre d'un abbé, 7
Et des filles de la reine, 7
Et des plis de brocart d'or 7
De ta robe souveraine 7
600 Que porte un corrégidor, 7
Et de tes palais de marbre ? 7
Moi qui n'ai qu'à me pencher 7
Pour prendre une mûre à l'arbre 7
Et de l'eau dans le rocher ! 7
XV
LE ROI EST LE ROI
605 Roi, vous vous croyez moins prince 7
Et vous jurez par l'enfer 7
Dans cette montagne où grince 7
Ma vieille herse de fer ; 7
D'effroi votre âme est frappée ; 7
610 Vous vous défiez, trompeur ; 7
Traître et poltron, mon épée 7
Vous fait honte et vous fait peur. 7
Vous me faites garder, sire ; 7
Vous me faites épier 7
615 Par tous vos barons de cire 7
Dans leurs donjons de papier ; 7
Derrière vos capitaines 7
Vous tremblez en m'approchant ; 7
Comme l'eau sort des fontaines, 7
620 Le soupçon sort du méchant ; 7
Votre altesse scélérate 7
N'aurait pas d'autre façon 7
Quand je serais un pirate, 7
Le spectre de l'horizon ! 7
625 Vous consultez des sorcières 7
Pour que je meure bientôt ; 7
Vous cherchez dans mes poussières 7
De quoi faire un échafaud ; 7
Vous rêvez quelque équipée ; 7
630 Vous dites bas au bourreau 7
Que, lorsqu'un homme est épée, 7
Le sépulcre est le fourreau ; 7
Votre habileté subtile 7
Me guette à tous les instants ; 7
635 Eh bien ! c'est peine inutile 7
Et vous perdez votre temps, 7
Vos précautions sont vaines ; 7
Pourquoi ? je le dis à tous : 7
C'est que le sang de mes veines 7
640 N'est pas à moi, mais à vous. 7
Quoique vous soyez un prince 7
Vil, on ne peut le nier, 7
Le premier de la province, 7
De la vertu le dernier ; 7
645 Quoique à ta vue on se sauve, 7
Seigneur ; quoique vous ayez 7
Des allures de loup fauve 7
Dans des chemins non frayés ; 7
Quoiqu'on ait pour récompense 7
650 La haine de vos bandits ; 7
Et malgré ce que je pense, 7
Et malgré ce que je dis, 7
Roi, devant vous je me courbe, 7
Raillé par votre bouffon ; 7
655 Le loyal devant le fourbe, 7
L'acier devant le chiffon ; 7
Devant vous, fuyard, s'efface 7
Le Cid, l'homme sans effroi. 7
Que voulez-vous que j'y fasse, 7
660 Puisque vous êtes le roi ! 7
XVI
LE CID EST LE CID
Don Sanche, une source coule 7
A l'ombre de mes donjons ; 7
Comme le Cid dans la foule 7
Elle est pure dans les joncs. 7
665 Je n'ai pas d'autre vignoble ; 7
Buvez-y ; je vous absous. 7
Autant que vous je suis noble 7
Et chevalier plus que vous. 7
Les savants, ces prêcheurs mornes, 7
670 Sire, ont souvent pour refrains 7
Qu'un trône même a des bornes 7
Et qu'un roi même a des freins ; 7
De quelque nom qu'il se nomme, 7
Nul n'est roi sous le ciel bleu 7
675 Plus qu'il n'est permis à l'homme 7
Et qu'il ne convient à Dieu. 7
Mais, pour marquer la limite, 7
Il faudrait étudier ; 7
Il faudrait être un ermite 7
680 Ou bien un contrebandier. 7
Moi, ce n'est pas mon affaire ; 7
Je ne veux rien vous ôter ; 7
Étant le Cid, je préfère 7
Obéir à disputer. 7
685 Accablez nos sombres têtes 7
De désespoir et d'ennuis, 7
Roi, restez ce que vous êtes ; 7
Je reste ce que je suis. 7
J'ai toujours, seul dans ma sphère, 7
690 Souffert qu'on me dénigrât. 7
Je n'ai pas de compte à faire 7
Avec le roi, mon ingrat. 7
Je t'ai, depuis que j'existe, 7
Donné Jaen, Balbastro, 7
695 Et Valence, et la mer triste 7
Qui fait le bruit d'un taureau, 7
Et Zamora, rude tâche, 7
Huesca, Jaca, Teruel, 7
Et Murcie où tu fus lâche, 7
700 Et Vich où tu fus cruel, 7
Et Lerme et ses sycomores, 7
Et Tarragone et ses tours, 7
Et tous les ans des rois mores, 7
Et le grand Cid tous les jours ! 7
705 Nos deux noms iront ensemble 7
Jusqu'à nos derniers neveux. 7
Souviens-t'en, si bon te semble ; 7
N'y songe plus, si tu veux. 7
Je baisse mes yeux, j'en ôte 7
710 Tout regard audacieux ; 7
Entrez sans peur, roi mon hôte ; 7
Car il n'est qu'un astre aux cieux ; 7
Cet astre de la nuit noire, 7
Roi, ce n'est pas le bonheur, 7
715 Ni l'amour, ni la victoire, 7
Ni la force ; c'est l'honneur. 7
Et moi qui sur mon armure 7
Ramasse mes blancs cheveux, 7
Moi sur qui le soir murmure, 7
720 Moi qui vais mourir, je veux 7
Que, le jour où sous son voile 7
Chimène prendra le deuil, 7
On allume à cette étoile 7
Le cierge de mon cercueil. 7
725 Ainsi le Cid, qui harangue 7
Sans peur ni rébellion, 7
Lèche son maître, et sa langue 7
Est rude, étant d'un lion. 7
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