Métrique en Ligne
HUG_4/HUG787
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
V
APRÈS LES DIEUX, LES ROIS
I
De Messa à Attila
Le Détroit de l'Euripe
Il faisait nuit ; le ciel sinistre était sublime ; 12
La terre offrait sa brume et la mer son abîme. 12
Voici la question qui se posait devant 12
Des hommes secoués par l'onde et par le vent : 12
5 Faut-il fuir le détroit d'Euripe ? Y faut-il faire 12
Un front terrible à ceux que le destin préfère, 12
Et qui sont les affreux conquérants sans pitié ? 12
Ils ont une moitié, veulent l'autre moitié, 12
Et ne s'arrêteront qu'ayant toute la terre. 12
10 Demeurer, ou partir ? Choix grave. Angoisse austère. 12
Les chefs délibéraient sur un grand vaisseau noir. 12
Bien que ce ne soit pas la coutume d'avoir 12
Des colloques la nuit entre les capitaines, 12
La guerre ayant déjà des chances incertaines, 12
15 Et l'ombre ne pouvant, dans les camps soucieux, 12
Qu'ajouter à la nuit des cœurs la nuit des cieux, 12
Bien que l'heure lugubre où le prêtre médite 12
Soit aux discussions des soldats interdite, 12
On était en conseil, vu l'urgence. Il fallait 12
20 Savoir si l'on peut prendre une hydre en un filet 12
Et la Perse en un siège, et forcer les passages 12
De l'Euripe, malgré l'abîme et les présages. 12
Les hommes ont l'énigme éternelle autour d'eux. 12
Devait-on accepter un combat hasardeux ? 12
25 Les nefs étaient à l'ancre autour du grand navire, 12
Les mâts se balançaient sur le flot qui chavire, 12
L'aquilon remuait l'eau que rien ne corrompt ; 12
Et sur la poupe altière où veillaient, casque au front, 12
Les archers de Platée, hommes de haute taille, 12
30 Thémistocle, debout en habit de bataille, 12
Cherchant à distinguer dans l'ombre des lueurs, 12
Parlait aux commandants de la flotte, rêveurs. 12
— Eurybiade, à qui Pallas confie Athène, 12
Noble Adymanthe, fils d'Ocyre, capitaine 12
35 De Corinthe, et vous tous, princes et chefs, sachez 12
Que les dieux sont sur nous à cette heure penchés ; 12
Tandis que ce conseil hésite, attend, varie, 12
Je vois poindre une larme aux yeux de la patrie ; 12
La Grèce en deuil chancelle et cherche un point d'appui. 12
40 Rois, je sens que tout ment, demain trompe aujourd'hui, 12
Le jour est louche, l'air est fuyant, l'onde est lâche 12
Le sort est une main qui nous tient, puis nous lâche ; 12
J'estime peu la vague instable, mais je dis 12
Qu'un gouffre est moins mouvant sous des pieds plus hardis 12
45 Et qu'il faut traiter l'eau comme on traite la vie, 12
Avec force et dédain ; et, n'ayant d'autre envie 12
Que la bataille, ô grecs, je la voudrais tenter ! 12
Il est temps que les cœurs renoncent à douter, 12
Et tout sera perdu, peuple, si tu n'opposes 12
50 La fermeté de l'homme aux trahisons des choses. 12
Nous sommes de fort près par Némésis suivis, 12
Tout penche, et c'est pourquoi je vous dis mon avis. 12
Restons dans ce détroit. Ce qui me détermine, 12
C'est de sauver Mégare, Égine et Salamine, 12
55 Et je trouve prudent en même temps que fier 12
De protéger la terre en défendant la mer. 12
L'immense roi venu des ténèbres profondes 12
Est sur le tremblement redoutable des ondes, 12
Qu'il y reste, et luttons corps à corps. Rois, je veux 12
60 Prendre aux talons celui qui nous prend aux cheveux, 12
Et frapper cet Achille à l'endroit vulnérable. 12
Que l'augure, appuyé sur son sceptre d'érable, 12
Interroge le foie et le cœur des moutons 12
Et tende dans la nuit ses deux mains à tâtons, 12
65 C'est son affaire ; moi soldat, j'ai pour augure 12
Le Glaive, et c'est par lui que je me transfigure. 12
Combattre, c'est démence ? Ah ! soyons insensés ! 12
Je sais bien que ce prince est effrayant, je sais 12
Que du vaisseau qu'il monte un démon tient la barre ; 12
70 Ces mèdes sont hideux, et leur flotte barbare 12
Fait fuir éperdument la flottante Délos ; 12
Ils ont bouleversé la mer, troublé ses flots, 12
Et dispersé si loin devant eux les écumes 12
Que l'eau de l'Hellespont va se briser à Cumes, 12
75 Je sais cela. Je sais aussi qu'on peut mourir. 12
UN PRÊTRE
Ce n'est point pour l'Hadès, trop pressé de s'ouvrir, 12
Que la nature, source et principe des choses, 12
Tend sa triple mamelle à tant de bouches roses ; 12
Elle n'a point pour but le monstrueux tombeau ; 12
80 Elle hait l'affreux Mars soufflant sur son flambeau 12
Tendre, elle donne, au seuil des jours pleins de chimères, 12
Pour berceuse aux enfants l'espérance des mères, 12
Et le glaive farouche est par elle abhorré 12
Quand elle fait jaillir des seins le lait sacré. 12
THEMISTOCLE
85 Prêtre, je sais cela. Mais la patrie existe. 12
Pour les vaincus, la lutte est un grand bonheur triste 12
Qu'il faut faire durer le plus longtemps qu'on peut. 12
Tâchons de faire au fil des Parques un tel nœud 12
Que leur fatal rouet déconcerté s'arrête. 12
90 Ici nous couvrons tout, de l'Eubée à la Crète ; 12
C'est donc ici qu'il faut frapper ce roi, contraint 12
De confier sa flotte au détroit qui l'étreint ; 12
Nous sommes peu nombreux, mais profitons de l'ombre, 12
La grande audace peut cacher le petit nombre ; 12
95 Et d'ailleurs à la mort nous irons radieux. 12
Montrons nos cœurs vaillants à ce grand ciel plein d'yeux. 12
Si l'abîme est obscur, les étoiles sont claires : 12
Les heures noires sont de bonnes conseillères, 12
O rois, et je reçois volontiers de la nuit 12
100 L'avis sombre qui fait que l'ennemi s'enfuit. 12
Par le tombeau béant je me laisse convaincre ; 12
Consentir à mourir c'est consentir à vaincre ; 12
La tombe est la maison du pâle sphinx guerrier 12
Qui promet un cyprès et qui donne un laurier ; 12
105 Elle se ferme au brave osant heurter sa porte ; 12
Car, devant un héros, la mort est la moins forte. 12
C'est pourquoi ceux qui sont imprudents ont raison. 12
Les deux mille vaisseaux qu'on voit à l'horizon 12
Ne me font pas peur. J'ai nos quatre cents galères, 12
110 L'onde, l'ombre, l'écueil, le vent, et nos colères. 12
Il est temps que les dieux nous aident ; et d'ailleurs 12
Nous serons pires, nous, s'ils ne sont pas meilleurs. 12
Nous les ferons rougir de nous trahir. Le sage, 12
C'est le hardi. Vaincu, moi, je crache au visage 12
115 Du destin ; et, vainqueur, et mon pays sauvé, 12
J'entre au temple et je baise à genoux le pavé. 12
Combattons. —
Comme s'ils entendaient ces paroles,
Les vaisseaux secouaient aux vents leurs banderoles ; 12
Deux jours après, à l'heure où l'aube se leva, 12
120 Les chevaux du soleil dirent : Xercès s'en va ! 12
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