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HUG_4/HUG786
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
V
APRÈS LES DIEUX, LES ROIS
I
De Messa à Attila
Les Trois Cents
I
L'ASIE
L'Asie est monstrueuse et fauve ; elle regarde 12
Toute la terre avec une face hagarde, 12
Et la terre lui plaît, car partout il fait nuit ; 12
L'Asie, où la hauteur des rois s'épanouit, 12
5 A ce contentement que l'univers est sombre ; 12
Ici la Cimmérie, au delà la Northumbre, 12
Au delà l'âpre hiver, l'horreur, les glaciers nus, 12
Et les monts ignorés sous les cieux inconnus ; 12
Après l'inhabitable on voit l'infranchissable ; 12
10 La neige fait au nord ce qu'au sud fait le sable ; 12
Le pâle genre humain se perd dans la vapeur ; 12
Le Caucase est hideux, les Dofrines font peur ; 12
Au loin râle, en des mers d'où l'hirondelle émigre, 12
Thulé sous son volcan comme un daim sous un tigre ; 12
15 Au pôle, où du corbeau l'orfraie entend l'appel, 12
Les cent têtes d'Orcus font un blême archipel, 12
Et, pareils au chaos, les océans funèbres 12
Roulent cette nuit, l'eau, sous ces flots, les ténèbres. 12
L'Asie en ce sépulcre a la couronne au front, 12
20 Nulle part son pouvoir sacré ne s'interrompt, 12
Elle règne sur tous les peuples qu'on dénombre, 12
Et tout ce qui n'est point à l'Asie est à l'ombre, 12
A la nuit, au désert, au sauvage aquilon ; 12
Toutes les nations rampent sous son talon 12
25 Ou grelottent au nord sous la bise et la pluie. 12
Mais la Grèce est un point lumineux qui l'ennuie : 12
Il se pourrait qu'un jour cette clarté perçât, 12
Et rendît l'espérance à l'univers forçat 12
L'Asie obscure et vaste en frémit sous son voile ; 12
30 Et l'énorme noirceur cherche à tuer l'étoile. 12
II
LE DÉNOMBREMENT
On se mettait en route à l'heure où le jour naît. 12
Le bagage marchait le premier, puis venait 12
Le gros des nations, foule au hasard semée, 12
Qui faisait à peu près la moitié de l'armée. 12
35 Dire leurs noms, leurs cris, leurs chants, leurs pas, leur bruit, 12
Serait vouloir compter les souffles de la nuit. 12
Les peuples n'ont pas tous les mêmes mœurs ; les scythes, 12
Qui font à l'occident de sanglantes visites, 12
Vont tout nus ; le macron, qui du scythe est rival, 12
40 A pour casque une peau de tête de cheval 12
Dont il a sur le front les deux oreilles droites ; 12
Ceux de Paphlagonie ont des bottes étroites 12
De peau tigrée, avec des clous sous les talons, 12
Et leurs arcs sont très courts et leurs dards sont très longs ; 12
45 Les daces, dont les rois ont pour palais un bouge, 12
Ont la moitié du corps peinte en blanc, l'autre en rouge ; 12
Le sogde emmène en guerre un singe, Béhémos, 12
Devant lequel l'augure inquiet dit des mots 12
Ténébreux, et pareils aux couleuvres sinistres ; 12
50 On voit passer parmi les tambours et les cistres 12
Les deux sortes de fils du vieil Éthiopus, 12
Ceux-ci les cheveux plats, ceux-là les fronts crépus ; 12
Les bars au turban vert viennent des deux Chaldées ; 12
Les piques des guerriers de Thrace ont dix coudées ; 12
55 Ces peuples ont chez eux un oracle de Mars ; 12
Comment énumérer les sospires camards, 12
Les lygiens, pour bain cherchant les immondices, 12
Les saces, les micois, les parthes, les dadyces, 12
Ceux de la mer Persique au front ceint de varechs, 12
60 Et ceux d'Assur armés presque comme les grecs, 12
Arthée et Sydamnès, roi du pays des fièvres, 12
Et les noirs caspiens, vêtus de peaux de chèvres, 12
Et dont les javelots sont brûlés par le bout. 12
Comme dans la chaudière une eau se gonfle et bout, 12
65 Cette troupe s'enflait en avançant, de sorte 12
Qu'on eût dit qu'elle avait l'Afrique pour escorte, 12
Et l'Asie, et tout l'âpre et féroce orient. 12
C'étaient les nims qui vont à la guerre en criant, 12
Les sardes, conquérants de Sardaigne et de Corse, 12
70 Les mosques tatoués sous leur bonnet d'écorce, 12
Les gètes, et, hideux, pressant leurs rangs épais, 12
Les bactriens, conduits par le mage Hystapès. 12
Les tybarènes, fils des races disparues, 12
Avaient des boucliers couverts de peaux de grues ; 12
75 Les lybs, nègres des bois, marchaient au son des cors ; 12
Leur habit était ceint par le milieu du corps, 12
Et chacun de ces noirs, outre les cimeterres, 12
Avait deux épieux, bons à la chasse aux panthères ; 12
Ils habitaient jadis sur le fleuve Strymon. 12
80 Les abrodes avaient l'air fauve du démon, 12
Et l'arc de bois de palme et la hache de pierre ; 12
Les gandars se teignaient de safran la paupière ; 12
Les syriens portaient des cuirasses de bois. 12
On entendait au loin la flûte et le hautbois 12
85 Des montagnards d'Abysse et le cri des numides 12
Amenant, du pays où sont les pyramides, 12
Des chevaux près desquels l'éclair est paresseux ; 12
Ceux de Lydie étaient coiffés de cuivre, et ceux 12
D'Hyrcanie acceptaient pour chef de leur colonne 12
90 Mégapane, qui fut prince de Babylone ; 12
Puis s'avançaient les blonds miliens, studieux 12
De ne point offenser les démons ni les dieux ; 12
Puis ceux d'Ophir, enfants des mers mystérieuses ; 12
Puis ceux du fleuve Phta qu'ombragent les yeuses, 12
95 Cours d'eau qui, hors des monts où l'asphodèle croît, 12
Sort par un défilé long et sinistre, étroit 12
Au point qu'il n'y pourrait passer une charrette ; 12
Puis les gours, nés dans l'ombre où l'univers s'arrête. 12
Les satrapes du Gange avaient des brodequins 12
100 Jusqu'à mi-jambe, ainsi que les chefs africains ; 12
Leur prince était Arthane, homme de renommée, 12
Fils d'Artha, que le roi Cambyse avait aimée 12
Au point de lui bâtir un temple en jade vert. 12
Puis venait un essaim de coureurs du désert, 12
105 Les sagastes, ayant pour toute arme une corde. 12
La légion marchait à côté de la horde, 12
L'homme nu coudoyait l'homme cuirassé d'or. 12
Une captive en deuil, la sibylle d'Endor, 12
S'indignait, murmurait de lugubres syllabes. 12
110 Les chevaux ayant peur des chameaux, les arabes 12
Se tenaient à distance et venaient les derniers ; 12
Après eux cheminaient, encombrées des paniers 12
Où brillait le butin rapporté des ravages, 12
Cent chars d'osier traînés par des ânes sauvages. 12
115 L'attroupement, formé de cette façon-là 12
Par tous ceux que la Perse en ses rangs appela, 12
Épais comme une neige au souffle de la bise, 12
Commandé par vingt chefs monstrueux, Mégabise, 12
Hermamythre, Masange, Acrise, Artaphernas, 12
120 Et poussé par les rois aux grands assassinats, 12
Cet énorme tumulte humain, semblable aux rêves, 12
Cet amas bigarré d'archers, de porte-glaives, 12
Et de cavaliers droits sur les lourds étriers, 12
Défilait, et ce tas de marcheurs meurtriers 12
125 Passait pendant sept jours et sept nuits dans les plaines, 12
Troupeau de combattants aux farouches haleines, 12
Vaste et terrible, noir comme le Phlégéthon, 12
Et qu'on faisait marcher à grands coups de bâton. 12
Et ce nuage était de deux millions d'hommes. 12
III
LA GARDE
130 Ninive, Sybaris, Chypre, et les cinq Sodomes 12
Ayant fourni beaucoup de ces soldats, la loi 12
Ne les admettait point dans la garde du roi. 12
L'armée est une foule ; elle chante, elle hue ; 12
Mais la garde, jamais mêlée à la cohue, 12
135 Muette, comme on est muet près des autels, 12
Marchait seule. Et d'abord venaient les Immortels, 12
Semblables aux lions secouant leurs crinières ; 12
Rien n'était comparable au frisson des bannières 12
Ouvrant et refermant leurs plis pleins de dragons ; 12
140 Tout le sérail du roi suivait dans les fourgons ; 12
Puis marchaient, plus pressés que l'herbe des collines, 12
Les eunuques, armés de longues javelines ; 12
Puis les bourreaux, masqués, traînant les appareils 12
De torture et d'angoisse, à des griffes pareils, 12
145 Et la cuve où l'on fait bouillir l'huile et le nitre. 12
Le perse a la tiare et le mède a la mitre ; 12
Les Dix mille, persans, mèdes, tous couronnés, 12
S'avançaient, fiers, ainsi que des frères aînés, 12
Et ces soldats mitrés étaient sous la conduite 12
150 D'Alphès, qui savait tous les chemins, hors la fuite ; 12
Et devant eux couraient, libres et sans liens, 12
Ces grands chevaux sacrés qu'on nomme nyséens ; 12
Puis, commandés chacun par un roi satellite, 12
Venaient trente escadrons de cavaliers d'élite, 12
155 Tous la pique baissée à cause du roi, tous 12
Vêtus d'or sous des peaux de zèbres ou de loups ; 12
Ces hommes étaient beaux comme l'aube sereine ; 12
Puis des prêtres portaient le pétrin où la reine 12
Faisait cuire le pain sans orge et sans levain ; 12
160 Huit chevaux blancs tiraient le chariot divin 12
De Jupiter, devant lequel le clairon sonne 12
Et dont le cocher marche à pied, vu que personne 12
N'a le droit de monter au char de Jupiter. 12
Les constellations qu'au fond du sombre éther 12
165 On entrevoit ainsi qu'en un bois les dryades, 12
Tous ces profonds flambeaux du ciel, ces myriades 12
De clartés, Arcturus, Céphée, et l'alcyon 12
De la mer étoilée et noire, Procyon, 12
Pollux qui vient vers nous, Castor qui s'en éloigne, 12
170 Cet amas de soleils qui pour les dieux témoigne, 12
N'a pas plus de splendeur et de fourmillement 12
Que cette armée en marche autour du roi dormant, 12
Car le roi sommeillait sur son char formidable. 12
IV
LE ROI
Il était là, superbe, obscur, inabordable ; 12
175 Par moments, il bâillait, disant : Quelle heure est-il ? 12
Artabane, son oncle, homme auguste et subtil, 12
Répondait : — Fils des dieux, roi des trois Ecbatanes 12
Où les fleuves sacrés coulent sous les platanes, 12
Il n'est pas nuit encor, le soleil est ardent. 12
180 O roi, reposez-vous, dormez, et cependant 12
Je vais vous dénombrer votre armée, inconnue 12
De vous-même et pareille aux aigles dans la nue. 12
Dormez. — Alors, tandis qu'il nommait les drapeaux 12
Du monde entier, le roi rentrait dans son repos, 12
185 Et se rendormait, sombre ; et le grand char d'ébène 12
Avait, sur son timon de structure thébaine, 12
Pour cocher un seigneur nommé Patyramphus. 12
Deux mille bataillons mêlant leurs pas confus, 12
Mille éléphants portant chacun sa tour énorme, 12
190 Suivaient, et d'un croissant l'armée avait la forme ; 12
L'archer suprême était Mardonius, bâtard ; 12
L'armée était nombreuse à ce point que, plus tard, 12
Elle but en un jour tout le fleuve Scamandre. 12
Les villes derrière elle étaient des tas de cendre ; 12
195 Tout saignait et brûlait quand on avait passé. 12
On enjamba l'Indus comme on saute un fossé. 12
Artabane ordonnait tout ce qu'un chef décide ; 12
Pour le reste on prenait les conseils d'Hermécyde, 12
Homme considéré des peuples du levant. 12
200 L'armée ainsi partit de Lydie, observant 12
Le même ordre jusqu'au Caïce, et, de ce fleuve, 12
Gagna la vieille Thèbe après la Thèbe neuve, 12
Et traversa le sable immense où la guida 12
Par-dessus l'horizon le haut du mont Ida. 12
205 Puis on vit l'Ararat, cime où s'arrêta l'arche. 12
Les gens de pied faisaient dans cette rude marche 12
Dix stades chaque jour et les cavaliers vingt. 12
Quand l'armée eut passé le fleuve Halys, on vint 12
En Phrygie, et l'on vit les sources du Méandre ; 12
210 C'est là qu'Apollon prit la peine de suspendre 12
Dans Célène, à trois clous, au poteau du marché, 12
La peau de Marsyas le satyre écorché. 12
On gagna Colossos, chère à Minerve Aptère, 12
Où le fleuve Lycus se cache sous la terre, 12
215 Puis Cydre où fut Crésus, le maître universel, 12
Puis Anane, et l'étang d'où l'on tire le sel ; 12
Puis on vit Canos, mont plus affreux que l'Érèbe, 12
Mais sans en approcher ; et l'on prit Callathèbe 12
Où des chiens de Diane on entend les abois, 12
220 Ville où l'homme est pareil à l'abeille des bois 12
Et fait du miel avec de la fleur de bruyère. 12
Le jour d'après on vint à Sardes, ville altière, 12
D'où l'on fit dire aux grecs d'attendre avec effroi 12
Et de tout tenir prêt pour le souper du roi. 12
225 Puis on coupa l'Athos que la foudre fréquente ; 12
Et, des eaux de Sanos jusqu'à la mer d'Acanthe, 12
On fit un long canal évasé par le haut. 12
Enfin, sur une plage où souffle ce vent chaud 12
Qui vient d'Afrique, terre ignorée et maudite, 12
230 On fit près d'Abydos, entre Seste et Médyte, 12
Un vaste Pont porté par de puissants donjons, 12
Et Tyr fournit la corde et l'Égypte les joncs. 12
Ce pont pouvait donner passage à des armées. 12
Mais une nuit, ainsi que montent des fumées, 12
235 Un nuage farouche arriva, d'où sortit 12
Le semoun, près duquel l'ouragan est petit ; 12
Ce vent sur les travaux poussa les flots humides, 12
Rompit arches, piliers, tabliers, pyramides, 12
Et heurtant l'Hellespont contre le Pont-Euxin, 12
240 Fauve, il détruisit tout, comme on chasse un essaim ; 12
Et la mer fut fatale. Alors le roi sublime 12
Cria : — Tu n'es qu'un gouffre, et je t'insulte, abîme ! 12
Moi je suis le sommet. Lâche mer, souviens-t'en. — 12
Et donna trois cents coups de fouet à l'Océan. 12
245 Et chacun de ces coups de fouet toucha Neptune. 12
Alors ce dieu, qu'adore et que sert la Fortune, 12
Mouvante comme lui, créa Léonidas, 12
Et de ces trois cents coups il fit trois cents soldats, 12
Gardiens des monts, gardiens des lois, gardiens des villes, 12
250 Et Xercès les trouva debout aux Thermopyles. 12
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