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HUG_4/HUG782
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
NOUVELLE SÉRIE
1877
III
ENTRE GÉANTS ET DIEUX
Le Titan
I
SUR L'OLYMPE
Une montagne emplit tout l'horizon des hommes ; 12
L'Olympe. Pas de ciel. Telle est l'ombre où nous sommes. 12
L'orgueil, la volupté féroce aux chants lascifs, 12
La guerre secouant des éclairs convulsifs, 12
5 La splendide Vénus, nue, effrayante, obscure, 12
Le meurtre appelé Mars, le vol nommé Mercure, 12
L'inceste souriant, ivre, au sinistre hymen, 12
Le parricide ayant le tonnerre à la main, 12
Pluton livide avec l'enfer pour auréole, 12
10 L'immense fou Neptune en proie au vague Éole, 12
L'orageux Jupiter, Diane à l'œil peu sûr, 12
Des fronts de météore entrevus dans l'azur, 12
Habitent ce sommet ; et tout ce que l'augure, 12
Le flamine, imagine, invente, se figure, 12
15 Et vénère à Corinthe, à Syène, à Paphos, 12
Tout le vrai des autels qui dans la tombe est faux, 12
L'oppression, la soif du sang, l'âpre carnage, 12
L'impudeur qui survit à la guerre et surnage, 12
L'extermination des enfants de Japhet, 12
20 Toute la quantité de crime et de forfait 12
Que de noms révérés la religion nomme, 12
Et que peut dans la nuit d'un temple adorer l'homme, 12
Sur ce faîte fatal que l'aube éclaire en vain, 12
Rayonne, et tout le mal possible est là, divin. 12
25 Jadis la terre était heureuse, elle était libre. 12
Et, donnant l'équité pour base à l'équilibre, 12
Elle avait ses grands fils, les géants ; ses petits, 12
Les hommes ; et tremblants, cachés, honteux, blottis 12
Dans les antres, n'osant nuire à la créature, 12
30 Les fléaux avaient peur de la sainte nature ; 12
L'étang était sans peste et la mer sans autans ; 12
Tout était beauté, fête, amour, blancheur, printemps ; 12
L'églogue souriait dans la forêt,— les tombes 12
S'entr'ouvraient pour laisser s'envoler des colombes ; 12
35 L'arbre était sous le vent comme un luth sous l'archet ; 12
L'ourse allaitait l'agneau que le lion léchait ; 12
L'homme avait tous les biens que la candeur procure ; 12
On ne connaissait pas Plutus, ni ce Mercure 12
Qui plus tard fit Sidon et Tharsis, et sculpta 12
40 Le caducée aux murs impurs de Sarepta ; 12
On ignorait ces mots, corrompre, acheter, vendre. 12
On donnait. Jours sacrés ! jours de Rhée et d'Évandre ! 12
L'homme était fleur ; l'aurore était sur les berceaux. 12
Hélas ! au lait coulant dans les champs par ruisseaux 12
45 A succédé le vin d'où sortent les orgies ; 12
Les hommes maintenant ont des tables rougies ; 12
Le lait les faisait bons et le vin les rend fous : 12
Atrée est ivre auprès de Thyeste en courroux ; 12
Les Centaures, prenant les femmes sur leurs croupes, 12
50 Frappent l'homme, et l'horreur tragique est dans les coupes. 12
O beaux jours passés ! terre amante, ciel époux ! 12
Oh ! que le tremblement des branches était doux ! 12
Les cyclopes jouaient de la flûte dans l'ombre. 12
La terre est aujourd'hui comme un radeau qui sombre. 12
55 Les dieux, ces parvenus, règnent, et, seuls debout, 12
Composent leur grandeur de la chute de tout. 12
Leur banquet resplendit sur la terre et l'affame, 12
Ils dévorent l'amour, l'âme, la chair, la femme, 12
Le bien, le mal, le faux, le vrai, l'immensité. 12
60 Ils sont hideux au fond de la sérénité. 12
Quels festins ! Comme ils sont contents ! Comme ils s'entourent 12
De vertiges, de feux, d'ombre ! Comme ils savourent 12
La gloire d'être grands, d'être dieux, d'être seuls ! 12
Comme ils raillent les vieux géants dans leurs linceuls ! 12
65 Toutes les vérités premières sont tuées. 12
Les heures, qui ne sont que des prostituées, 12
Viennent chanter chez eux, montrant de vils appas, 12
Leur offrant l'avenir sacré, qu'elles n'ont pas. 12
Hébé leur verse à boire et leur soif dit : encore ! 12
70 Trois danseuses, Thalie, Aglaé, Terpsichore, 12
Sont là, belles, croisant leurs pas mélodieux. 12
Qu'il est doux d'avoir fait le mai qui vous fait dieux ! 12
Vaincre ! être situés aux lieux inabordables ! 12
Torturer et jouir ! Ils vivent formidables 12
75 Dans l'éblouissement des Grâces aux seins nus. 12
Ils sont les radieux, ils sont les inconnus. 12
Ils ont détruit Craos, Nephtis, Antée, Otase ; 12
Être horribles et beaux, c'est une double extase ; 12
Comme ils sont adorés ! Comme ils sont odieux ! 12
80 Ils perdent la raison à force d'être dieux ; 12
Car la férocité, c'est la vraie allégresse, 12
Et Bacchus fait traîner par des tigres l'ivresse. 12
Ils inspirent Dodone, Éléphantine, Endor. 12
Chacun d'eux à la main tient une coupe d'or 12
85 Pure à mouler dessus un sein de jeune fille. 12
Sur son trépied en Crète, à Cumes sous sa grille, 12
La sibylle leur livre à travers ses barreaux 12
Le secret de la foudre en ses vers fulguraux, 12
Car cette louve sait le fatal fond des choses ; 12
90 Toute la terre tremble à leurs métamorphoses ; 12
La forêt, où le jour pâle pénètre peu, 12
Quand elle voit un monstre a peur de voir un dieu. 12
Quelle joie ils se font avec l'univers triste ! 12
Comme ils sont convaincus que rien hors d'eux n'existe ! 12
95 Comme ils se sentent forts, immortels, éternels ! 12
Quelle tranquillité d'être les criminels, 12
Les tyrans, les bourreaux, les dogmes, les idoles ! 12
D'emplir d'ombre et d'horreur les pythonisses folles, 12
Les ménades d'amour, les sages de stupeur ! 12
100 D'avoir partout pour soi l'autel noir de la peur ! 12
D'avoir l'antre, l'écho, le lieu visionnaire, 12
Tous les fracas depuis l'Etna jusqu'au tonnerre, 12
Toutes les tours depuis Pharos jusqu'à Babel ! 12
D'être, sous tous les noms possibles, Dagon, Bel, 12
105 Jovis, Horus, Moloch et Teutatès, les maîtres ! 12
D'avoir à soi la nuit, le vent, les bois, les prêtres ! 12
De posséder le monde entier, Ephèse et Tyr, 12
Thulé, Thèbe, et les flots dont on ne peut sortir, 12
Et d'avoir, au-delà des colonnes d'Hercule, 12
110 Toute l'obscurité qui menace et recule 12
Quelle toute-puissance ! effarer le lion, 12
Dompter l'aigle, poser Ossa sur Pélion, 12
Avoir, du cap d'Asie aux pics Acrocéraunes, 12
Toute la mer pour peuple et tous les monts pour trônes, 12
115 Avoir le sable et l'onde, et l'herbe et le granit, 12
Et la brume ignorée où le monde finit ! 12
En bas, le tremblement des flèches dans les cibles, 12
Le passage orageux des meutes invisibles, 12
Le roulement des chars, le pas des légions, 12
120 Le bruit lugubre fait par les religions, 12
D'étranges voix sortant d'une sombre ouverture, 12
L'obscur rugissement de l'immense nature, 12
Réalisent, au pied de l'Olympe inclément, 12
On ne sait quel sinistre anéantissement ; 12
125 Et la terre, où la vie indistincte végète, 12
Sous ce groupe idéal et monstrueux qui jette 12
Les fléaux, à la fois moissonneur et semeur, 12
N'est rien qu'une nuée où flotte une rumeur. 12
Par moments le nuage autour du mont s'entr'ouvre ; 12
130 Alors on aperçoit sur ces êtres, que couvre 12
Un divin flamboiement brusquement éclairci, 12
Des rejaillissements de rayons, comme si 12
L'on avait écrasé sur eux de la lumière ; 12
Puis le hautain sommet rentre en son ombre altière 12
135 Et l'on ne voit plus rien que les sanglants autels ; 12
Seulement on entend rire les immortels. 12
Et les hommes ? Que font les hommes ? Ils frissonnent. 12
Les clairons dans les camps et dans les temples sonnent, 12
L'encens et les bûchers fument, et le destin 12
140 Du fond de l'ombre immense écrase tout, lointain ; 12
Et les blêmes vivants passent, larves, pygmées ; 12
Ils regardent l'Olympe à travers les fumées, 12
Et se taisent, sachant que le sort est sur eux, 12
D'autant plus ébloui, qu'ils sont plus ténébreux ; 12
145 Leur seule volonté c'est de ne pas comprendre ; 12
Ils acceptent tout, vie et tombeau, flamme et cendre, 12
Tout ce que font les rois, tout ce que les dieux font, 12
Tant le frémissement des âmes est profond ! 12
II
SOUS L'OLYMPE
Cependant un des fils de la terre farouche, 12
150 Un titan, l'ombre au front et l'écume à la bouche, 12
Phtos le géant, l'aîné des colosses vaincus, 12
Tandis qu'en haut les dieux, enivrés par Bacchus, 12
Mêlent leur joie autour de la royale table, 12
Rêve sous l'épaisseur du mont épouvantable. 12
155 Les maîtres, sous l'Olympe, ont, dans un souterrain 12
Jeté Phtos, l'ont lié d'une corde d'airain, 12
Puis ils l'ont laissé là, car la victoire heureuse 12
Oublie et chante ; et Phtos médite ; il sonde, il creuse, 12
Il fouille le passé, l'avenir, le néant. 12
160 Oh ! quand on est vaincu, c'est dur d'être géant ! 12
Un nain n'a pas la honte, ayant la petitesse. 12
Seuls, les cœurs de titans ont la grande tristesse ; 12
Le volcan morne sent qu'il s'éteint par degrés, 12
Et la défaite est lourde aux fronts démesurés. 12
Ce vaincu saigne et songe, étonné.
165 Quelle chute !
Les dieux ont commencé la tragique dispute, 12
Et la terre est leur proie. O deuil ! Il mord son poing. 12
Comment respire-t-il ? Il ne respire point. 12
Son corps vaste est blessé partout comme une cible. 12
170 Le câble que Vulcain fit en bronze flexible 12
Le serre, et son cou râle, étreint d'un nœud d'airain. 12
Phtos médite, et ce grand furieux est serein ; 12
Il méprise, indigné, les fers, les clous, les gênes. 12
III
CE QUE LES GÉANTS SONT DEVENUS
Il songe au fier passé des puissants terrigènes, 12
175 Maintenant dispersés dans vingt charniers divers, 12
Vastes membres d'un monstre auguste, l'univers ; 12
Toute la terre était dans ces hommes énormes ; 12
A cette heure, mêlés aux montagnes sans formes, 12
Ils gisent, accablés par le destin hideux, 12
180 Plus morts que le sarment qu'un pâtre casse en deux. 12
Où sont-ils ? sous des rocs abjects, cariatides 12
Des Ténares ardents, des Cocytes fétides ; 12
Encelade a sur lui l'infâme Etna fumant ; 12
C'est son bagne et l'on voit de l'âpre entassement 12
185 Sortir son pied qui semble un morceau de montagne ; 12
Thor est sous l'écueil noir qui sera la Bretagne, 12
Sur Anax, le géant de Tyrinthe, Arachné 12
File sa toile, tant il est bien enchaîné ; 12
Pluton, après avoir mis Kothos dans l'Érèbe, 12
190 A cloué ses cent mains aux cent portes de Thèbe ; 12
Mopse est évanoui sous l'Athos, c'est Hermès 12
Qui l'enferme ; on ne peut espérer que jamais 12
Dans ces caves du monde aucun souffle ranime 12
Rhœtus, Porphyrion, Mégatlas, Évonyme ; 12
195 Couché tout de son long sous le haut mont Liban, 12
Titlis souffre, et, saisi par Notus, vil forban, 12
Scrops flotte sous Délos, l'île errante et funeste ; 12
Dronte est muré sous Delphe et Mimas sous Prœneste ; 12
Cœbès, Géreste, Andès, Béor, Cédalion, 12
200 Jax, qui dormait le jour ainsi que le lion, 12
Tous ces êtres plus grands que des monts, sont esclaves, 12
Les uns sous des glaciers, les autres sous des laves, 12
Dans on ne sait quel lâche enfer fastidieux ; 12
Et Prométhée ! Hélas ! quels bandits que ces dieux ! 12
205 Personne au fond ne sait le crime de Tantale ; 12
Pour avoir entrevu la baigneuse fatale, 12
Actéon fuit dans l'ombre ; et qu'a fait Adonis ? 12
Que de héros brisés ! Que d'innocents punis ! 12
Phtos repasse en son cœur l'affreux sort de ses frères ; 12
210 Star dans Lesbos subit l'affront des stercoraires ; 12
Cerbère garde Ephlops, par mille éclairs frappé, 12
Sur qui rampe en enfer la chenille Campé ; 12
C'est sur Mégarios que le mont Ida pèse ; 12
Darse endure le choc des flots que rien n'apaise ; 12
215 Rham est si bien captif du Styx fuligineux 12
Qu'il n'en a pas encor pu desserrer les nœuds ; 12
Atlas porte le monde, et l'on entend le pôle 12
Craquer quand le géant lassé change d'épaule ; 12
Lié sous le volcan Liparis, noir récif, 12
220 Typhée est au milieu de la flamme pensif. 12
Tous ces titans, Stellos, Talémon, Ecmonide, 12
Gès dont l'œil bleu faisait reculer l'euménide, 12
Ont succombé, percés des flèches de l'éther, 12
Sous le guet-apens brusque et vil de Jupiter. 12
225 Les géants qui gardaient l'âge d'or, dont la taille 12
Rassurait la nature, ont perdu la bataille, 12
Et les colosses sont remplacés par les dieux. 12
La terre n'a plus d'âme, et le ciel n'a plus d'yeux ; 12
Tout est mort. Seuls, ces rois épouvantables vivent. 12
230 Les stupides saisons comme des chiens les suivent, 12
L'ordre éternel les semble approuver en marchant ; 12
Dans l'Olympe, où le cri du monde arrive chant, 12
Où l'étourdissement conseille l'inclémence, 12
On rit. Tant de victoire a droit à la démence. 12
235 Et ces dieux ont raison. Phtos écume. — Oui, dit-il, 12
Ils ont raison. Eau, flamme, éléments, air subtil, 12
Vous ne vous êtes pas défendus. Votre orage 12
N'a pas eu dans la lutte affreuse assez de rage ; 12
Vous vous êtes laissé museler lâchement. 12
240 Le mal triomphe ! — Et Phtos frémit. Écroulement ! 12
Tous les géants sont pris et garrottés. Que faire ? 12
Il songe.
IV
L'EFFORT
Quoi ! l'eau court, le cheval se déferre,
L'humble oiseau brise l'œuf à coups de bec, le vent 12
Prend la fuite, malgré l'éclair le poursuivant, 12
245 Le loup s'en va, bravant le pâtre et le molosse, 12
Le rat ronge sa cage ; et lui, titan, colosse, 12
Lui dont le cœur a plus de lave qu'un volcan, 12
Lui Phtos, il resterait dans cette ombre, au carcan 12
O fureur ! Non. Il tord ses os, tend ses vertèbres, 12
250 Se débat. Lequel est le plus dur, ô ténèbres ! 12
De la chair d'un titan ou de l'airain des dieux ? 12
Tout a coup, sous l'effort… — ô matin radieux, 12
Quand tu remplis d'aurore et d'amour le grand chêne, 12
Ton chant n'est pas plus doux que le bruit d'une chaîne 12
255 Qui se casse et qui met une âme en liberté ! — 12
Le carcan s'est fendu, les nœuds ont éclaté ! 12
Le roc sent remuer l'être extraordinaire ; 12
Ah ! dit Phtos, et sa joie est semblable au tonnerre ; 12
Le voilà libre !
Non, la montagne est sur lui.
260 Les fers sont les anneaux de ce serpent, l'ennui, 12
Ils sont rompus ; mais quoi ! tout ce granit l'arrête ; 12
Que faire avec ce mont difforme sur sa tête ? 12
Qu'importe une montagne à qui brisa ses fers ! 12
Certe, il fuira. Dût-il déranger les enfers, 12
265 Certe, il s'évadera dans la profondeur sombre ! 12
Qu'importe le possible, et les chaos sans nombre, 12
Le précipice en bas, l'escarpement en haut ? 12
Fauve, il dépave avec ses ongles son cachot. 12
Il arrache une pierre, une autre, une autre encore ; 12
270 Oh ! quelle étrange nuit sous l'univers sonore ! 12
Un trou s'offre lugubre, il y plonge, et, rampant 12
Dans un vide où l'effroi du tombeau se répand, 12
Il voit sous loi de l'ombre et de l'horreur. Il entre. 12
Il est dans on ne sait quel intérieur d'antre ; 12
275 Il avance, il serpente, il fend les blocs mal joints ; 12
Il disloque la roche entre ses vastes poings ; 12
Les enchevêtrements de racines vivaces, 12
Les fuites d'eau mouillant de livides crevasses, 12
Il franchit tout ; des reins, des coudes, des talons, 12
280 Il pousse devant lui l'abîme et dit : Allons ! 12
Et le voilà perdu sous des amas funèbres, 12
Remuant les granits, les miasmes, les ténèbres, 12
Et tout le noir dessous de l'Olympe éclatant. 12
Par moments il s'arrête, il écoute, il entend 12
285 Sur sa tête les dieux rire, et pleurer la terre. 12
Bruit tragique.
A plat ventre, ainsi que la panthère,
Il s'aventure ; il voit ce qui n'a pas de nom. 12
Il n'est plus prisonnier ; s'est-il échappé ? Non. 12
Où fuir, puisqu'ils ont tout ? Rage ! ô pensée amère ! 12
290 Il rentre au flanc sacré de la terre sa mère. 12
Stagnation. Noirceur. Tombe. Blocs étouffants. 12
Et dire que les dieux sont là-haut triomphants ! 12
Et que la terre est tout, et qu'ils ont pris la terre ! 12
L'ombre même lui semble hostile et réfractaire. 12
295 Mourir, il ne le peut ; mais renaître, qui sait ? 12
Il va. L'obscurité sans fond, qu'est-ce que c'est ? 12
Il fouille le néant, et le néant résiste. 12
Parfois un flamboiement, plus noir que la nuit triste, 12
Derrière une cloison de fournaise apparaît. 12
300 Le titan continue. Il se tient en arrêt, 12
Guette, sape, reprend, creuse, invente sa route, 12
Et fuit, sans que le mont qu'il a sur lui s'en doute, 12
Les olympes n'ayant conscience de rien. 12
V
LE DEDANS DE LA TERRE
Pas un rayon de jour ; nul souffle aérien ; 12
305 Des fentes dans la nuit, il rampe. Après des caves 12
Où gronde un gonflement de soufres et de laves, 12
Il traverse des eaux hideuses ; mais que font 12
L'onde et la flamme et l'ombre à qui cherche le fond, 12
Le dénoûment, la fin, la liberté, l'issue ? 12
310 Son crâne est son levier, sa main est sa massue ; 12
Plongeur de l'ignoré, crispant ses bras noueux, 12
Il écarte des tas d'obstacles monstrueux, 12
Il perce du chaos les pâles casemates ; 12
Il est couvert de sang, de fange, de stigmates ; 12
315 Comme, ainsi formidable, il plairait à Vénus ! 12
La pierre âpre et cruelle écorche ses flancs nus 12
Et sur son corps, criblé par l'éclair sanguinaire, 12
Rouvre la cicatrice énorme du tonnerre. 12
Glissement colossal sous l'amoncellement 12
320 De la nuit, du granit affreux, de l'élément ! 12
L'eau le glace, le feu le mord, l'ombre l'accable ; 12
Mais l'évasion fière, indignée, implacable, 12
L'entraîne ; et que peut-il craindre, étant foudroyé ? 12
Il va. Râlant, grinçant, luttant, saignant, ployé, 12
325 Il se fraie un chemin tortueux, tourne, tombe, 12
S'enfonce, et l'on dirait un ver trouant la tombe ; 12
Il tend l'oreille au bruit qui va s'affaiblissant, 12
S'enivre de la chute et du gouffre, et descend. 12
Il entend rire, tant la voix des dieux est forte. 12
330 Il troue, il perce, il fuit… — Le puits que, de la sorte, 12
Il creuse est effroyable et sombre — et maintenant 12
Ce n'est plus seulement l'Olympe rayonnant 12
Que ce fuyard terrible a sur lui, c'est la terre. 12
Tout à coup le bruit cesse.
Et tout ce qu'il faut taire,
335 Il l'aperçoit. La fin de l'être et de l'espoir, 12
L'inhospitalité sinistre du fond noir, 12
Le cloaque où plus tard crouleront les Sodomes, 12
Le dessous ténébreux des pas de tous les hommes, 12
Le silence gardant le secret. Arrêtez ! 12
340 Plus loin n'existe pas. L'ombre de tous côtés ! 12
Ce gouffre est devant lui. L'abject, le froid, l'horrible, 12
L'évanouissement misérable et terrible, 12
L'espèce de brouillard que ferait le Léthé, 12
Cette chose sans nom, l'univers avorté, 12
345 Un vide monstrueux où de l'effroi surnage, 12
L'impossibilité de tourner une page, 12
Le suprême feuillet faisant le dernier pli ! 12
C'est cela qu'on verrait si l'on voyait l'oubli. 12
Plus bas que les effets et plus bas que les causes, 12
350 La clôture à laquelle aboutissent les choses, 12
Il la touche, et dans l'ombre, inutile éclaireur, 12
Il est à l'endroit morne où Tout n'est plus. Terreur. 12
C'est fini. Le titan regarde l'invisible. 12
Se rendre sans avoir épuisé le possible, 12
355 Les colosses n'ont point cette coutume-là ; 12
Les géants qu'un amas d'infortune accabla 12
Luttent encore ; ils ont un fier reste de rage ; 12
La résistance étant ressemblante à l'outrage 12
Plaît aux puissants vaincus ; l'aigle mord ses barreaux. 12
360 Faire au sort violence est l'humeur des héros. 12
Et ce désespoir-là seul est grand et sublime 12
Qui donne un dernier coup de talon à l'abîme. 12
Phtos, comme s'il voulait, de ses deux bras ouverts, 12
Arracher le dernier morceau de l'univers, 12
Se baisse, étreint un bloc et l'écarte…
VI
LA DÉCOUVERTE DU TITAN
365 O vertige !
O gouffres ! l'effrayant soupirail d'un prodige 12
Apparaît ; l'aube fait irruption ; le jour, 12
Là, dehors, un rayon d'allégresse et d'amour, 12
Formidable, aussi pur que l'aurore première, 12
370 Entre dans l'ombre, et Phtos, devant cette lumière, 12
Brusque aveu d'on ne sait quel profond firmament, 12
Recule, épouvanté par l'éblouissement. 12
Le soupirail est large, et la brèche est béante. 12
Phtos y passe son bras, puis sa tête géante ; 12
Il regarde.
375 Il croyait, quand sur lui tout croula,
Voir l'abîme ; eh bien non ! l'abîme, le voilà. 12
Phtos est à la fenêtre immense du mystère. 12
Il voit l'autre côté monstrueux de la terre, 12
L'inconnu, ce qu'aucun regard ne vit jamais ; 12
380 Des profondeurs qui sont en même temps sommets, 12
Un tas d'astres derrière un gouffre d'empyrées, 12
Un océan roulant aux plis de ses marées 12
Des flux et des reflux de constellations ; 12
Il voit les vérités qui sont les visions ; 12
385 Des flots d'azur, des flots de nuit, des flots d'aurore, 12
Quelque chose qui semble une croix météore, 12
Des étoiles après des étoiles, des feux 12
Après des feux, des cieux, des cieux, des cieux, des cieux ! 12
Le géant croyait tout fini ; tout recommence ! 12
390 Ce qu'aucune sagesse et pas une démence, 12
Pas un être sauvé, pas un être puni 12
Ne rêverait, l'abîme absolu, l'infini, 12
Il le voit. C'est vivant, et son œil y pénètre. 12
Cela ne peut mourir et cela n'a pu naître, 12
395 Cela ne peut s'accroître ou décroître en clarté, 12
Toute cette lumière étant l'éternité. 12
Phtos a le tremblement effrayant qui devine. 12
Plus d'astres qu'il n'éclôt de fleurs dans la ravine, 12
Plus de soleils qu'il n'est de fourmis, plus de cieux 12
400 Et de mondes à voir que les hommes n'ont d'yeux ! 12
Ces blancheurs sont des lacs de rayons ; ces nuées 12
Sont des créations sans fin continuées. 12
Là plus de rives, plus de bords, plus d'horizons. 12
Dans l'étendue, où rien ne marque les saisons, 12
405 Où luisent les azurs, où les chaos sanglotent, 12
Des millions d'enfers et de paradis flottent, 12
Éclairant de leurs feux, lugubres ou charmants, 12
D'autres humanités sous d'autres firmaments. 12
Où cela cesse-t-il ? Cela n'a pas de terme. 12
410 Quel Styx étreint ce ciel ? Aucun. Quel mur l'enferme ? 12
Aucun. Globes, soleils, lunes, sphères. Forêt. 12
L'impossible à travers l'évident transparaît. 12
C'est le point fait soleil, c'est l'astre fait atome ; 12
Tant de réalité que tout devient fantôme ; 12
415 Tout un univers spectre apparu brusquement. 12
Un globe est une bulle ; un siècle est un moment ; 12
Mondes sur mondes ; l'un par l'autre ils se limitent. 12
Des sphères restent là, fixes ; d'autres imitent 12
L'évanouissement des passants inconnus, 12
420 Et s'en vont. Portant tout et par rien soutenus, 12
Des foules d'univers s'entre-croisent sans nombre ; 12
Point de Calpé pour l'aube et d'Abyla pour l'ombre ; 12
Des astres errants vont, viennent, portent secours ; 12
Ténèbres, clartés, gouffre. Et puis après ? Toujours. 12
425 Phtos voit l'énigme — il voit le fond, il voit la cime. 12
Il sent en lui la joie obscure de l'abîme ; 12
Il subit, accablé de soleils et de cieux, 12
L'inexprimable horreur des lieux prodigieux. 12
Il regarde, éperdu, le vrai, ce précipice. 12
430 Évidence sans borne, ou fatale, ou propice ! 12
O stupeur ! il finit par distinguer, au fond 12
De ce gouffre où le jour avec la nuit se fond, 12
A travers l'épaisseur d'une brume éternelle, 12
Dans on ne sait quelle ombre énorme, une prunelle ! 12
*
435 Cependant sur le haut de l'Olympe on riait ; 12
Les Immortels, sereins sur le monde inquiet, 12
Resplendissaient, debout dans un brouillard de gloire ; 12
Tout à coup, une étrange et haute forme noire 12
Surgit en face d'eux, et Vénus dit : Quelqu'un ! 12
440 C'était Phtos. Comme un feu hors du vase à parfum, 12
Ou comme un flamboiement au-dessus du cratère, 12
Le colosse, en rampant dans l'ombre et sous la terre, 12
S'était fait libre, était sorti de sa prison, 12
Et maintenant montait, sinistre, à l'horizon. 12
445 Il avait traversé tout le dessous du monde. 12
Il avait dans les yeux l'éternité profonde. 12
Il se fit un silence inouï ; l'on sentit 12
Que ce spectre était grand, car tout devint petit ; 12
L'aigle ouvrit son œil fauve où l'âpre éclair palpite, 12
450 Et sembla retarder du côté de la fuite ; 12
L'Olympe fut noirci par l'ombre du géant ; 12
Jupiter se dressa, pâle, sur son séant ; 12
Le dur Vulcain cessa de battre son enclume 12
Qui sonna si souvent, dans sa forge qui fume, 12
455 Sur les fers des vaincus lorsqu'il les écrouait ; 12
Afin qu'on n'entendit pas même leur rouet 12
Les trois Grâces d'en haut firent signe aux trois Parques. 12
Alors le titan, grave, altier, portant les marques 12
Des tonnerres sur lui tant de fois essayés, 12
460 Ayant l'immense aspect des sommets foudroyés 12
Et la difformité sublime des décombres, 12
Regarda fixement les olympiens sombres 12
Stupéfaits sur leur cime au fond de l'éther bleu, 12
Et leur cria, terrible : O dieux, il est un Dieu ! 12
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