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HUG_3/HUG598
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
XV
HORS DES TEMPS
La Trompette du jugement
Je vis dans la nuée un clairon monstrueux. 12
Et ce clairon semblait, au seuil profond des cieux, 12
Calme, attendre le souffle immense de l'archange. 12
Ce qui jamais ne meurt, ce qui jamais ne change, 12
5 L'entourait. A travers un frisson, on sentait 12
Que ce buccin fatal, qui rêve et qui se tait, 12
Quelque part, dans l'endroit où l'on crée, où l'on sème, 12
Avait été forgé par quelqu'un de suprême 12
Avec de l'équité condensée en airain. 12
10 Il était là, lugubre, effroyable, serein. 12
Il gisait sur la brume insondable qui tremble, 12
Hors du monde, au-delà de tout ce qui ressemble 12
A la forme de quoi que ce soit.
Il vivait.
Il semblait un réveil songeant près d'un chevet. 12
15 Oh ! quelle nuit ! là, rien n'a de contour ni d'âge ; 12
Et le nuage est spectre, et le spectre est nuage. 12
*
Et c'était le clairon de l'abîme.
Une voix
Un jour en sortira qu'on entendra sept fois. 12
En attendant, glacé, mais écoutant, il pense ; 12
20 Couvant le châtiment, couvant la récompense ; 12
Et toute l'épouvante éparse au ciel est sœur 12
De cet impénétrable et morne avertisseur. 12
Je le considérais dans les vapeurs funèbres 12
Comme on verrait se taire un coq dans les ténèbres. 12
25 Pas un murmure autour du clairon souverain. 12
Et la terre sentait le froid de son airain, 12
Quoique, là, d'aucun monde on ne vît les frontières. 12
Et l'immobilité de tous les cimetières, 12
Et le sommeil de tous les tombeaux, et la paix 12
30 De tous les morts couchés dans la fosse, étaient faits 12
Du silence inouï qu'il avait dans la bouche ; 12
Ce lourd silence était pour l'affreux mort farouche 12
L'impossibilité de faire faire un pli 12
Au suaire cousu sur son front par l'oubli. 12
35 Ce silence tenait en suspens l'anathème. 12
On comprenait que tant que ce clairon suprême 12
Se tairait, le sépulcre, obscur, roidi, béant, 12
Garderait l'attitude horrible du néant, 12
Que la momie aurait toujours sa bandelette, 12
40 Que l'homme irait tombant du cadavre au squelette, 12
Et que ce fier banquet radieux, ce festin 12
Que les vivants gloutons appellent le destin, 12
Toute la joie errante en tourbillons de fêtes, 12
Toutes les passions de la chair satisfaites, 12
45 Gloire, orgueil, les héros ivres, les tyrans soûls, 12
Continueraient d'avoir pour but, et pour dessous, 12
La pourriture, orgie offerte aux vers convives ; 12
Mais qu'à l'heure où soudain, dans l'espace sans rives 12
Cette trompette vaste et sombre sonnerait, 12
50 On verrait, comme un tas d'oiseaux d'une forêt, 12
Toutes les âmes, cygne, aigle, éperviers, colombes, 12
Frémissantes, sortir du tremblement des tombes, 12
Et tous les spectres faire un bruit de grandes eaux, 12
Et se dresser, et prendre à la hâte leurs os, 12
55 Tandis qu'au froid, au fond du gouffre, au fond du rêve 12
Blanchissant l'absolu, comme un jour qui se lève, 12
Le front mystérieux du juge apparaîtrait. 12
*
Ce clairon avait l'air de savoir le secret. 12
On sentait que le râle énorme de ce cuivre 12
60 Serait tel qu'il ferait bondir, vibrer, revivre 12
L'ombre, le plomb, le marbre, et qu'à ce fatal glas 12
Toutes les surdités voleraient en éclats ; 12
Que l'oubli sombre avec sa perte de mémoire, 12
Se lèverait au son de la trompette noire ; 12
65 Que dans cette clameur étrange, en même temps 12
Qu'on entendrait frémir tous les cieux palpitants, 12
On entendrait crier toutes les consciences ; 12
Que le sceptique au fond de ses insouciances, 12
Que le voluptueux, l'athée et le douteur, 12
70 Et le maître tombé de toute sa hauteur, 12
Sentiraient ce fracas traverser leurs vertèbres ; 12
Que ce déchirement céleste des ténèbres 12
Ferait dresser quiconque est soumis à l'arrêt ; 12
Que qui n'entendit pas le remords, l'entendrait ; 12
75 Et qu'il réveillerait, comme un choc à la porte, 12
L'oreille la plus dure et l'âme la plus morte, 12
Même ceux qui livrés au rire, aux vains combats, 12
Aux vils plaisirs, n'ont point tenu compte ici-bas 12
Des avertissements de l'ombre et du mystère, 12
80 Même ceux que n'a point réveillés sur la terre 12
Le tonnerre, ce coup de cloche de la nuit ! 12
Oh ! dans l'esprit de l'homme où tout vacille et fuit, 12
Où le verbe n'a pas un mot qui ne bégaie, 12
Où l'aurore apparaît, hélas ! comme une plaie, 12
85 Dans cet esprit, tremblant dès qu'il ose augurer, 12
Oh ! comment concevoir, comment se figurer 12
Cette vibration communiquée aux tombes, 12
Cette sommation aux blêmes catacombes 12
Du ciel ouvrant sa porte et du gouffre ayant faim, 12
90 Le prodigieux bruit de Dieu disant : Enfin ! 12
Oui, c'est vrai, — c'est du moins jusque-là que l'œil plonge, — 12
C'est l'avenir, — du moins tel qu'on le voit en songe ; — 12
Quand le monde atteindra son but, quand les instants, 12
Les jours, les mois, les ans, auront rempli le temps, 12
95 Quand tombera du ciel l'heure immense et nocturne, 12
Cette goutte qui doit faire déborder l'urne, 12
Alors, dans le silence horrible, un rayon blanc, 12
Long, pâle, glissera, formidable et tremblant, 12
Sur ces haltes de nuit qu'on nomme cimetières ; 12
100 Les tentes frémiront, quoiqu'elles soient des pierres, 12
Dans tous ces sombres camps endormis ; et, sortant 12
Tout à coup de la brume où l'univers l'attend, 12
Ce clairon, au-dessus des êtres et des choses, 12
Au-dessus des forfaits et des apothéoses, 12
105 Des ombres et des os, des esprits et des corps, 12
Sonnera la diane effrayante des morts. 12
O lever en sursaut des larves pêle-mêle ! 12
Oh ! la Nuit réveillant la mort sa sœur jumelle ! 12
Pensif, je regardais l'incorruptible airain. 12
*
110 Les volontés sans loi, les passions sans frein 12
Toutes les actions de tous les êtres, haines, 12
Amours, vertus, fureurs, hymnes, cris, plaisirs, peines, 12
Avaient laissé, dans l'ombre où rien ne remuait, 12
Leur pâle empreinte autour de ce bronze muet ; 12
115 Une obscure Babel y tordait sa spirale. 12
Sa dimension vague, ineffable, spectrale, 12
Sortant de l'éternel, entrait dans l'absolu. 12
Pour pouvoir mesurer ce tube, il eût fallu 12
Prendre la toise au fond du rêve, et la coudée 12
120 Dans la profondeur trouble et sombre de l'idée ; 12
Un de ses bouts touchait le bien, l'autre le mal ; 12
Et sa longueur allait de l'homme à l'animal, 12
Quoiqu'on ne vît point là d'animal et point d'homme ; 12
Couché sur terre, il eût joint Éden à Sodome. 12
125 Son embouchure, gouffre où plongeait mon regard, 12
Cercle de l'inconnu ténébreux et hagard, 12
Pleine de cette horreur que le mystère exhale, 12
M'apparaissait ainsi qu'une offre colossale 12
D'entrer dans l'ombre où Dieu même est évanoui. 12
130 Cette gueule, avec l'air d'un redoutable ennui, 12
Morne, s'élargissait sur l'homme et la nature, 12
Et cette épouvantable et muette ouverture 12
Semblait le bâillement noir de l'éternité. 12
*
Au fond de l'immanent et de l'illimité, 12
135 Parfois, dans les lointains sans nom de l'invisible, 12
Quelque chose tremblait de vaguement terrible, 12
Et brillait et passait, inexprimable éclair. 12
Toutes les profondeurs des mondes avait l'air 12
De méditer, dans l'ombre où l'ombre se répète, 12
140 L'heure où l'on entendrait de cette âpre trompette 12
Un appel aussi long que l'infini jaillir. 12
L'immuable semblait d'avance en tressaillir. 12
Des porches de l'abîme, antres hideux, cavernes 12
Que nous nommons enfers, puits, gehannams, avernes, 12
145 Bouches d'obscurité qui ne prononcent rien, 12
Du vide où ne flottait nul souffle aérien ; 12
Du silence où l'haleine osait à peine éclore, 12
Ceci se dégageait pour l'âme : Pas encore. 12
Par instants, dans ce lieu triste comme le soir, 12
150 Comme on entend le bruit de quelqu'un qui vient voir, 12
On entendait le pas boiteux de la justice ; 12
Puis cela s'effaçait. Des vermines, le vice, 12
Le crime, s'approchaient, et, fourmillement noir, 12
Fuyaient. Le clairon sombre ouvrait son entonnoir. 12
155 Un groupe d'ouragans dormait dans ce cratère, 12
Comme cet organum des gouffres doit se taire 12
Jusqu'au jour monstrueux où nous écarterons 12
Les clous de notre bière au-dessus de nos fronts, 12
Nul bras ne le touchait dans l'invisible sphère ; 12
160 Chaque race avait fait sa couche de poussière 12
Dans l'orbe sépulcral de son évasement ; 12
Sur cette poudre l'œil lisait confusément 12
Ce mot : RIEZ, écrit par le doigt d'Épicure ; 12
Et l'on voyait, au fond de la rondeur obscure, 12
165 La toile d'araignée horrible de Satan. 12
Des astres qui passaient murmuraient : « Souviens-t'en ! 12
Prie ! » et la nuit portait cette parole à l'ombre. 12
Et je ne sentais plus ni le temps ni le nombre. 12
*
Une sinistre main sortait de l'infini. 12
170 Vers la trompette, effroi de tout crime impuni 12
Qui doit faire à la mort un jour lever la tête, 12
Elle pendait énorme, ouverte, et comme prête 12
A saisir ce clairon qui se tait dans la nuit, 12
Et qu'emplit le sommeil formidable du bruit. 12
175 La main, dans la nuée et hors de l'invisible, 12
S'allongeait. A quel être était-elle ? Impossible 12
De le dire, en ce morne et brumeux firmament. 12
L'œil dans l'obscurité ne voyait clairement 12
Que les cinq doigts béants de cette main terrible ; 12
180 Tant l'être, quel qu'il fût, debout dans l'ombre horrible, 12
— Sans doute, quelque archange ou quelque séraphin 12
Immobile, attendant le signe de la fin, — 12
Plongeait profondément, sous les ténébreux voiles, 12
Du pied dans les enfers, du front dans les étoiles ! 12
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