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HUG_3/HUG597
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
XIV
VINGTIÈME SIÈCLE
I
Pleine Mer
*
L'abîme ; on ne sait quoi de terrible qui gronde ; 12
Le vent ; l'obscurité vaste comme le monde ; 12
Partout les flots ; partout où l'œil peut s'enfoncer, 12
La rafale qu'on voit aller, venir, passer ; 12
5 L'onde, linceul ; le ciel, ouverture de tombe ; 12
Les ténèbres sans l'arche et l'eau sans la colombe, 12
Les nuages ayant l'aspect d'une forêt. 12
Un esprit qui viendrait planer là, ne pourrait 12
Dire, entre l'eau sans fond et l'espace sans borne, 12
10 Lequel est le plus sombre, et si cette horreur morne, 12
Faite de cécité, de stupeur et de bruit, 12
Vient de l'immense mer ou de l'immense nuit. 12
L'œil distingue, au milieu du gouffre où l'air sanglote, 12
Quelque chose d'informe et de hideux qui flotte, 12
15 Un grand cachalot mort à carcasse de fer, 12
On ne sait quel cadavre à vau-l'eau dans la mer, 12
Œuf de titan dont l'homme aurait fait un navire. 12
Cela vogue, cela nage, cela chavire ; 12
Cela fut un vaisseau ; l'écume aux blancs amas 12
20 Cache et montre à grand bruit les tronçons de sept mâts. 12
Le colosse, échoué sur le ventre, fuit, plonge, 12
S'engloutit, reparaît, se meut comme le songe, 12
Chaos d'agrès rompus, de poutres, de haubans ; 12
Le grand mât vaincu semble un spectre aux bras tombants. 12
25 L'onde passe à travers ce débris ; l'eau s'engage 12
Et déferle en hurlant le long du bastingage, 12
Et tourmente des bouts de corde à des crampons 12
Dans le ruissellement formidable des ponts ; 12
La houle éperdument furieuse saccage 12
30 Aux deux flancs du vaisseau les cintres d'une cage 12
Où jadis une roue effrayante a tourné. 12
Personne ; le néant, froid, muet, étonné ; 12
D'affreux canons rouillés tendant leurs cous funestes ; 12
L'entre-pont a des trous où se dressent les restes 12
35 De cinq tubes pareils à des clairons géants, 12
Pleins jadis d'une foudre, et qui, tordus, béants, 12
Ployés, éteints, n'ont plus, sur l'eau qui les balance, 12
Qu'un noir vomissement de nuit et de silence ; 12
Le flux et le reflux, comme avec un rabot, 12
40 Dénude à chaque coup l'étrave et l'étambot, 12
Et dans la lame on voit se débattre l'échine 12
D'une mystérieuse et difforme machine. 12
Cette masse sous l'eau rôde, fantôme obscur. 12
Des putréfactions fermentent, à coup sûr, 12
45 Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre. 12
Dessus, des tourbillons d'oiseaux de mer ; dans l'ombre, 12
Dessous, des millions de poissons carnassiers. 12
Tout à l'entour, les flots, ces liquides aciers, 12
Mêlent leurs tournoiements monstrueux et livides. 12
50 Des espaces déserts sous des espaces vides. 12
O triste mer ! sépulcre où tout semble vivant ! 12
Ces deux athlètes faits de furie et de vent, 12
Le tangage qui brave et le roulis qui fume, 12
Luttant sur ce radeau funèbre dans la brume, 12
55 Sans trêve, à chaque instant arrachent quelque éclat 12
De la quille ou du pont dans leur noir pugilat. 12
Par moments, au zénith un nuage se troue, 12
Un peu de jour lugubre en tombe, et, sur la proue, 12
Une lueur, qui tremble au souffle de l'autan, 12
60 Blême, éclaire à demi ce mot : LÉVIATHAN. 12
Puis l'apparition se perd dans l'eau profonde ; 12
Tout fuit.
Léviathan ; c'est là tout le vieux monde,
Âpre et démesuré dans sa fauve laideur ; 12
Léviathan, c'est là tout le passé : grandeur, 12
Horreur.
*
65 Le dernier siècle a vu sur la Tamise
Croître un monstre à qui l'eau sans bornes fut promise, 12
Et qui longtemps, Babel des mers, eut Londre entier 12
Levant les yeux dans l'ombre au pied de son chantier. 12
Effroyable, à sept mâts mêlant cinq cheminées 12
70 Qui hennissaient au choc des vagues effrénées, 12
Emportant, dans le bruit des aquilons sifflants, 12
Dix mille hommes, fourmis éparses dans ses flancs, 12
Ce titan se rua, joyeux, dans la tempête ; 12
Du dôme de Saint-Paul son mât passait le faîte ; 12
75 Le sombre esprit humain, debout sur son tillac, 12
Stupéfiait la mer qui n'était plus qu'un lac ; 12
Le vieillard Océan, qu'effarouche la sonde, 12
Inquiet, à travers le verre de son onde, 12
Regardait le vaisseau de l'homme grossissant ; 12
80 Ce vaisseau fut sur l'onde un terrible passant ; 12
Les vagues frémissaient de l'avoir sur leurs croupes ; 12
Ses sabords mugissaient ; en guise de chaloupes, 12
Deux navires pendaient à ses portemanteaux ; 12
Son armure était faite avec tous les métaux ; 12
85 Un prodigieux câble ourlait sa grande voile ; 12
Quand il marchait, fumant, grondant, couvert de toile, 12
Il jetait un tel râle à l'air épouvanté 12
Que toute l'eau tremblait, et que l'immensité 12
Comptait parmi ses bruits ce grand frisson sonore. 12
90 La nuit, il passait rouge ainsi qu'un météore ; 12
Sa voilure, où l'oreille entendait le débat 12
Des souffles, subissant ce gréement comme un bât, 12
Ses hunes, ses grelins, ses palans, ses amures, 12
Étaient une prison de vents et de murmures ; 12
95 Son ancre avait le poids d'une tour ; ses parois 12
Voulaient les flots, trouvant tous les ports trop étroits ; 12
Son ombre humiliait au loin toutes les proues ; 12
Un télégraphe était son porte-voix ; ses roues 12
Forgeaient la sombre mer comme deux grands marteaux ; 12
100 Les flots se le passaient comme des piédestaux 12
Où, calme, ondulerait un triomphal colosse : 12
L'abîme s'abrégeait sous sa lourdeur véloce ; 12
Pas de lointain pays qui pour lui ne fût près ; 12
Madère apercevait ses mâts, trois jours après 12
105 L'Hékla l'entrevoyait dans la lueur polaire. 12
La bataille montait sur lui dans sa colère. 12
La guerre était sacrée et sainte en ce temps-là ; 12
Rien n'égalait Nemrod si ce n'est Attila ; 12
Et les hommes, depuis les premiers jours du monde, 12
110 Sentant peser sur eux la misère inféconde, 12
Les pestes, les fléaux lugubres et railleurs, 12
Cherchant quelque moyen d'amoindrir leurs douleurs, 12
Pour établir entre eux de justes équilibres, 12
Pour être plus heureux, meilleurs, plus grands, plus libres, 12
115 Plus dignes du ciel pur qui les daigne éclairer, 12
Avaient imaginé de s'entre-dévorer. 12
Ce sinistre vaisseau les aidait dans leur œuvre. 12
Lourd comme le dragon, prompt comme la couleuvre, 12
Il couvrait l'océan de ses ailes de feu ; 12
120 La terre s'effrayait quand sur l'horizon bleu 12
Rampait l'allongement hideux de sa fumée, 12
Car c'était une ville et c'était une armée ; 12
Ses pavois fourmillaient de mortiers et d'affûts, 12
Et d'un hérissement de bataillons confus ; 12
125 Ses grappins menaçaient ; et, pour les abordages, 12
On voyait sur ses ponts des rouleaux de cordages 12
Monstrueux, qui semblaient des boas endormis ; 12
Invincible, en ces temps de frères ennemis, 12
Seul, de toute une flotte il affrontait l'émeute, 12
130 Ainsi qu'un éléphant au milieu d'une meute ; 12
La bordée à ses pieds fumait comme un encens, 12
Ses flancs engloutissaient les boulets impuissants, 12
Il allait broyant tout dans l'obscure mêlée, 12
Et, quand, épouvantable, il lâchait sa volée, 12
135 On voyait flamboyer son colossal beaupré, 12
Par deux mille canons brusquement empourpré. 12
Il méprisait l'autan, le flux, l'éclair, la brume. 12
A son avant tournait, dans un chaos d'écume, 12
Une espèce de vrille à trouer l'infini. 12
140 Le Malström s'apaisait sous sa quille aplani. 12
Sa vie intérieure était un incendie, 12
Flamme au gré du pilote apaisée ou grandie ; 12
Dans l'antre d'où sortait son vaste mouvement, 12
Au fond d'une fournaise on voyait vaguement 12
145 Des êtres ténébreux marcher dans des nuées 12
D'étincelles, parmi les braises remuées ; 12
Et pour âme il avait dans sa cale un enfer. 12
Il voguait, roi du gouffre, et ses vergues de fer 12
Ressemblaient, sous le ciel redoutable et sublime, 12
150 A des spectres posés en travers de l'abîme ; 12
Ainsi qu'on voit l'Etna l'on voyait le steamer ; 12
Il était la montagne errante de la mer. 12
Mais les heures, les jours, les mois, les ans, ces ondes, 12
Ont passé ; l'océan, vaste entre les deux mondes, 12
155 A rugi, de brouillard et d'orage obscurci ; 12
La mer a ses écueils cachés, le temps aussi ; 12
Et maintenant, parmi les profondeurs farouches, 12
Sous les vautours, qui sont de l'abîme les mouches, 12
Sous le nuage, au gré des souffles, dans l'oubli 12
160 De l'infini, dont l'ombre affreuse est le repli, 12
Sans que jamais le vent autour d'elle s'endorme, 12
Au milieu des flots noirs roule l'épave énorme ! 12
*
L'ancien monde, l'ensemble étrange et surprenant 12
De faits sociaux, morts et pourris maintenant, 12
165 D'où sortit ce navire aujourd'hui sous l'écume, 12
L'ancien monde aussi, lui, plongé dans l'amertume, 12
Avait tous les fléaux pour vents et pour typhons. 12
Construction d'airain aux étages profonds, 12
Sur qui le mal, flot vil, crachait sa bave infâme, 12
170 Plein de fumée, et mû par une hydre de flamme, 12
La Haine, il ressemblait à ce sombre vaisseau. 12
Le mal l'avait marqué de son funèbre sceau. 12
Ce monde, enveloppé d'une brume éternelle, 12
Était fatal : l'Espoir avait plié son aile ; 12
175 Pas d'unité, divorce et joug ; diversité 12
De langue, de raison, de code, de cité ; 12
Nul lien ; nul faisceau ; le progrès solitaire, 12
Comme un serpent coupé, se tordait sur la terre, 12
Sans pouvoir réunir les tronçons de l'effort ; 12
180 L'esclavage, parquant les peuples pour la mort, 12
Les enfermait au fond d'un cirque de frontières 12
Où les gardaient la Guerre et la Nuit, bestiaires ; 12
L'Adam slave luttait contre l'Adam germain ; 12
Un genre humain en France ; un autre genre humain 12
185 En Amérique, un autre à Londre, un autre à Rome ; 12
L'homme au delà d'un pont ne connaissait plus l'homme ; 12
Les vivants, d'ignorance et de vices chargés, 12
Se traînaient ; en travers de tout, les préjugés, 12
Les superstitions étaient d'âpres enceintes 12
190 Terribles d'autant plus qu'elles étaient plus saintes ; 12
Quel créneau soupçonneux et noir qu'un alcoran ! 12
Un texte avait le glaive au poing comme un tyran ; 12
La loi d'un peuple était chez l'autre peuple un crime ; 12
Lire était un fossé, croire était un abîme ; 12
195 Les rois étaient des tours ; les dieux étaient des murs ; 12
Nul moyen de franchir tant d'obstacles obscurs ; 12
Sitôt qu'on voulait croître, on rencontrait la barre 12
D'une mode sauvage ou d'un dogme barbare ; 12
Et, quant à l'avenir, défense d'aller là. 12
*
200 Le vent de l'infini sur ce monde souffla. 12
Il a sombré. Du fond des cieux inaccessibles, 12
Les vivants de l'éther, les êtres invisibles 12
Confusément épars sous l'obscur firmament 12
A cette heure, pensifs, regardent fixement 12
205 Sa disparition dans la nuit redoutable. 12
Qu'est-ce que le simoun a fait du grain de sable ? 12
Cela fut. C'est passé. Cela n'est plus ici. 12
*
Ce monde est mort. Mais quoi ! l'homme est-il mort aussi ? 12
Cette forme de lui disparaissant, l'a-t-elle 12
210 Lui-même remporté dans l'énigme éternelle ? 12
L'océan est désert. Pas une voile au loin. 12
Ce n'est plus que du flot que le flot est témoin. 12
Pas un esquif vivant sur l'onde où la mouette 12
Voit du Léviathan rôder la silhouette. 12
215 Est-ce que l'homme, ainsi qu'un feuillage jauni, 12
S'en est allé dans l'ombre ? Est-ce que c'est fini ? 12
Seul, le flux et reflux va, vient, passe et repasse. 12
Et l'œil, pour retrouver l'homme absent de l'espace 12
Regarde en vain là-bas. Rien.
Regardez là-haut.
II
Plein Ciel
220 Loin dans les profondeurs, hors des nuits, hors du flot, 12
Dans un écartement de nuages, qui laisse 12
Voir au-dessus des mers la céleste allégresse, 12
Un point vague et confus apparaît ; dans le vent, 12
Dans l'espace, ce point se meut ; il est vivant ; 12
225 Il va, descend, remonte ; il fait ce qu'il veut faire ; 12
Il approche, il prend forme, il vient ; c'est une sphère, 12
C'est un inexprimable et surprenant vaisseau, 12
Globe comme le monde, et comme l'aigle oiseau ; 12
C'est un navire en marche. Où ? Dans l'éther sublime ! 12
230 Rêve ! on croit voir planer un morceau d'une cime ; 12
Le haut d'une montagne a, sous l'orbe étoilé, 12
Pris des ailes et s'est tout à coup envolé ? 12
Quelque heure immense étant dans les destins sonnée, 12
La nuit errante s'est en vaisseau façonnée ? 12
235 La Fable apparaît-elle à nos yeux décevants ? 12
L'antique Éole a-t-il jeté son outre aux vents ; 12
De sorte qu'en ce gouffre où les orages naissent 12
Les vents, subitement domptés, la reconnaissent ? 12
Est-ce l'aimant qui s'est fait aider par l'éclair 12
240 Pour bâtir un esquif céleste avec de l'air ? 12
Du haut des clairs azurs vient-il une visite ? 12
Est-ce un transfiguré qui part et ressuscite, 12
Qui monte, délivré de la terre, emporté 12
Sur un char volant fait d'extase et de clarté, 12
245 Et se rapproche un peu par instants pour qu'on voie, 12
Du fond du monde noir, la fuite de sa joie ? 12
Ce n'est pas un morceau d'une cime ; ce n'est 12
Ni l'outre où tout le vent de la Fable tenait, 12
Ni le jeu de l'éclair ; ce n'est pas un fantôme 12
250 Venu des profondeurs aurorales du dôme ; 12
Ni le rayonnement d'un ange qui s'en va, 12
Hors de quelque tombeau béant, vers Jéhovah ; 12
Ni rien de ce qu'en son ou dans la fièvre on nomme. 12
Qu'est-ce que ce navire impossible ? C'est l'homme. 12
255 C'est la grande révolte obéissante à Dieu ! 12
La sainte fausse clef du fatal gouffre bleu ! 12
C'est Isis qui déchire éperdument son voile ! 12
C'est du métal, du bois, du chanvre et de la toile 12
C'est de la pesanteur délivrée, et volant ; 12
260 C'est la force alliée à l'homme étincelant, 12
Fière, arrachant l'argile à sa chaîne éternelle ; 12
C'est la matière, heureuse, altière, ayant en elle 12
De l'ouragan humain, et planant à travers 12
L'immense étonnement des cieux enfin ouverts ! 12
265 Audace humaine ! effort du captif ! sainte rage ! 12
Effraction enfin plus forte que la cage ! 12
Que faut-il à cet être, atome au large front, 12
Pour vaincre ce qui n'a ni fin, ni bord, ni fond, 12
Pour dompter le vent, trombe, et l'écume, avalanche ? 12
270 Dans le ciel une toile et sur mer une planche. 12
*
Jadis des quatre vents la fureur triomphait ; 12
De ces quatre chevaux échappés l'homme a fait 12
L'attelage de son quadrige ; 8
Génie, il les tient tous dans sa main, fier cocher 12
275 Du char aérien que l'éther voit marcher ; 12
Miracle, il gouverne un prodige. 8
Char merveilleux ! son nom est Délivrance. Il court. 12
Près de lui le ramier est lent, le flocon lourd ; 12
Le daim, l'épervier, la panthère 8
280 Sont encor là, qu'au loin son ombre a déjà fui ; 12
Et la locomotive est reptile, et, sous lui, 12
L'hydre de flamme est ver de terre. 8
Une musique, un chant, sort de son tourbillon. 12
Ses cordages vibrants et remplis d'aquilon 12
285 Semblent, dans le vide où tout sombre, 8
Une lyre à travers laquelle par moment 12
Passe quelque âme en fuite au fond du firmament 12
Et mêlée aux souffles de l'ombre. 8
Car l'air, c'est l'hymne épars ; l'air, parmi les récifs 12
290 Des nuages roulant en groupes convulsifs, 12
Jette mille voix étouffées ; 8
Les fluides, l'azur, l'effluve, l'élément, 12
Sont toute une harmonie où flottent vaguement 12
On ne sait quels sombres Orphées. 8
295 Superbe, il plane avec un hymne en ses agrès ; 12
Et l'on croit voir passer la strophe du progrès. 12
Il est la nef, il est le phare ! 8
L'homme enfin prend son sceptre et jette son bâton. 12
Et l'on voit s'envoler le calcul de Newton 12
300 Monté sur l'ode de Pindare. 8
Le char haletant plonge et s'enfonce dans l'air, 12
Dans l'éblouissement impénétrable et clair, 12
Dans l'éther sans tache et sans ride ; 8
Il se perd sous le bleu des cieux démesurés ; 12
305 Les esprits de l'azur contemplent effarés 12
Cet engloutissement splendide. 8
Il passe, il n'est plus là ; qu'est-il dont devenu ? 12
Il est dans l'invisible, il est dans l'inconnu ; 12
Il baigne l'homme dans le songe, 8
310 Dans le fait, dans le vrai profond, dans la clarté, 12
Dans l'océan d'en haut plein d'une vérité 12
Dont le prêtre a fait un mensonge. 8
Le jour se lève, il va ; le jour s'évanouit, 12
Il va ; fait pour le jour, il accepte la nuit. 12
315 Voici l'heure des feux sans nombre ; 8
L'heure où, vu du nadir, ce globe semble, ayant 12
Son large cône obscur sous lui se déployant, 12
Une énorme comète d'ombre. 8
La brume redoutable emplit au loin les airs. 12
320 Ainsi qu'au crépuscule on voit, le long des mers, 12
Le pêcheur, vague comme un rêve, 8
Traînant, dernier effort d'un long jour de sueurs, 12
Sa nasse où les poissons font de pâles lueurs, 12
Aller et venir sur la grève, 8
325 La Nuit tire du fond des gouffres inconnus 12
Son filet où luit Mars, où rayonne Vénus, 12
Et, pendant que les heures sonnent, 8
Ce filet grandit, monte, emplit le ciel des soirs, 12
Et dans ses mailles d'ombre et dans ses réseaux noirs 12
330 Les constellations frissonnent. 8
L'aéroscaphe suit son chemin ; il n'a peur 12
Ni des pièges du soir, ni de l'âcre vapeur, 12
Ni du ciel morne où rien ne bouge, 8
Où les éclairs, luttant au fond de l'ombre entre eux, 12
335 Ouvrent subitement dans le nuage affreux 12
Des cavernes de cuivre rouge. 8
Il invente une route obscure dans les nuits ; 12
Le silence hideux de ces lieux inouïs 12
N'arrête point ce globe en marche ; 8
340 Il passe, portant l'homme et l'univers en lui ; 12
Paix ! gloire ! et, comme l'eau jadis, l'air aujourd'hui 12
Au-dessus de ses flots voit l'arche. 8
Le saint navire court par le vent emporté 12
Avec la certitude et la rapidité 12
345 Du javelot cherchant la cible ; 8
Rien n'en tombe, et pourtant il chemine en semant ; 12
Sa rondeur, qu'on distingue en haut confusément, 12
Semble un ventre d'oiseau terrible. 8
Il vogue ; les brouillards sous lui flottent dissous ; 12
350 Ses pilotes penchés regardent, au-dessous 12
Des nuages où l'ancre traîne, 8
Si, dans l'ombre, où la terre avec l'air se confond, 12
Le sommet du mont Blanc ou quelque autre bas-fond 12
Ne vient pas heurter sa carène. 8
*
355 La vie est sur le pont du navire éclatant 12
Le rayon l'envoya, la lumière l'attend. 12
L'homme y fourmille, l'homme invincible y flamboie ; 12
Point d'armes ; un fier bruit de puissance et de joie ; 12
Le cri vertigineux de l'exploration ! 12
360 Il court, ombre, clarté, chimère, vision ! 12
Regardez-le pendant qu'il passe, il va si vite ! 12
Comme autour d'un soleil un système gravite, 12
Une sphère de cuivre énorme fait marcher 12
Quatre globes où pend un immense plancher ; 12
365 Elle respire et fuit dans les vents qui la bercent ; 12
Un large et blanc hunier horizontal, que percent 12
Des trappes, se fermant, s'ouvrant au gré du frein, 12
Fait un grand diaphragme à ce poumon d'airain ; 12
Il s'impose à la nue ainsi qu'à l'onde un liège ; 12
370 La toile d'araignée humaine, un vaste piège 12
De cordes et de nœuds, un enchevêtrement 12
De soupapes que meut un câble où court l'aimant, 12
Une embûche de treuils, de cabestans, de moufles, 12
Prend au passage et fait travailler tous les souffles ; 12
375 L'esquif plane, encombré d'hommes et de ballots, 12
Parmi les arcs-en-ciel, les azurs, les halos, 12
Et sa course, écheveau qui sans fin se dévide, 12
A pour point d'appui l'air et pour moteur le vide ; 12
Sous le plancher s'étage un chaos régulier 12
380 De ponts flottants que lie un tremblant escalier ; 12
Ce navire est un Louvre errant avec son faste ; 12
Un fil le porte ; il fuit, léger, fier, et si vaste, 12
Si colossal, au vent du grand abîme clair, 12
Que le Léviathan, rampant dans l'âpre mer, 12
385 A l'air de sa chaloupe aux ténèbres tombée, 12
Et semble, sous le vol d'un aigle, un scarabée 12
Se tordant dans le flot qui l'emporte, tandis 12
Que l'immense oiseau plane au fond d'un paradis. 12
Si l'on pouvait rouvrir les yeux que le ver ronge, 12
390 Oh ! ce vaisseau, construit par le chiffre et le songe, 12
Éblouirait Shakspeare et ravirait Euler ! 12
Il voyage, Délos gigantesque de l'air, 12
Et rien ne le repousse et rien ne le refuse ; 12
Et l'on entend parler sa grande voix confuse. 12
395 Par moments la tempête accourt, le ciel pâlit, 12
L'autan, bouleversant les flots de l'air, emplit 12
L'espace d'une écume affreuse de nuages ; 12
Mais qu'importe à l'esquif de la mer sans rivages ? 12
Seulement, sur son aile il se dresse en marchant ; 12
400 Il devient formidable à l'abîme méchant, 12
Et dompte en frémissant la trombe qui se creuse. 12
On le dirait conduit dans l'horreur ténébreuse 12
Par l'âme des Leibniz, des Fultons, des Képlers ; 12
Et l'on croit voir, parmi le chaos plein d'éclairs, 12
405 De détonations, d'ombre et de jets de soufre, 12
Le sombre emportement d'un monde dans un gouffre. 12
*
Qu'importe le moment ? qu'importe la saison ? 12
La brume peut cacher dans le blême horizon 12
Les Saturnes et les Mercures ; 8
410 La bise, conduisant la pluie aux crins épars, 12
Dans les nuages lourds grondant de toutes parts 12
Peut tordre des hydres obscures ; 8
Qu'importe ? il va. Tout souffle est bon ; simoun, mistral ! 12
La terre a disparu dans le puits sidéral, 12
415 Il entre au mystère nocturne, 8
Au-dessus de la grêle et de l'ouragan fou, 12
Laissant le globe en bas dans l'ombre, on ne sait où, 12
Sous le renversement de l'urne. 8
Intrépide, il bondit sur les ondes du vent ; 12
420 Il se rue, aile ouverte et la proue en avant, 12
Il monte, il monte, il monte encore, 8
Au-delà de la zone où tout s'évanouit, 12
Comme s'il s'en allait dans la profonde nuit 12
A la poursuite de l'aurore ! 8
425 Calme, il monte où jamais nuage n'est monté ; 12
Il plane à la hauteur de la sérénité, 12
Devant la vision des sphères ; 8
Elles sont là, faisant le mystère éclatant, 12
Chacune feu d'un gouffre, et toutes constatant 12
430 Les énigmes par les lumières. 8
Andromède étincelle, Orion resplendit ; 12
L'essaim prodigieux des Pléiades grandit ; 12
Sirius ouvre son cratère ; 8
Arcturus, oiseau d'or, scintille dans son nid ; 12
435 Le Scorpion hideux fait cabrer au zénith 12
Le poitrail bleu du Sagittaire. 8
L'aéroscaphe voit, comme en face de lui, 12
Là-haut, Aldebaran par Céphée ébloui, 12
Persée, escarboucle des cimes, 8
440 Le chariot polaire aux flamboyants essieux, 12
Et, plus loin, la lueur lactée, ô sombres cieux, 12
La fourmilière des abîmes ! 8
Vers l'apparition terrible des soleils, 12
Il monte ; dans l'horreur des espaces vermeils, 12
445 Il s'oriente, ouvrant ses voiles ; 8
On croirait, dans l'éther où de loin on entend, 12
Que ce vaisseau puissant et superbe, en chantant, 12
Part pour une de ces étoiles ; 8
Tant cette nef, rompant tous les terrestres nœuds, 12
450 Volante, et franchissant le ciel vertigineux, 12
Rêve des blêmes Zoroastres, 8
Comme effrénée au souffle insensé de la nuit, 12
Se jette, plonge, enfonce et tombe et roule et fuit 12
Dans le précipice des astres ! 8
*
455 Où donc s'arrêtera l'homme séditieux ? 12
L'espace voit, d'un œil par moment soucieux, 12
L'empreinte du talon de l'homme dans les nues ; 12
Il tient l'extrémité des choses inconnues ; 12
Il épouse l'abîme à son argile uni ; 12
460 Le voilà maintenant marcheur de l'infini. 12
Où s'arrêtera-t-il, le puissant réfractaire ? 12
Jusqu'à quelle distance ira-t-il de la terre ? 12
Jusqu'à quelle distance ira-t-il du destin ? 12
L'âpre Fatalité se perd dans le lointain ; 12
465 Toute l'antique histoire affreuse et déformée 12
Sur l'horizon nouveau fuit comme une fumée. 12
Les temps sont venus. L'homme a pris possession 12
De l'air, comme du flot la grèbe et l'alcyon. 12
Devant nos rêves fiers, devant nos utopies 12
470 Ayant des yeux croyants et des ailes impies, 12
Devant tous nos efforts pensifs et haletants, 12
L'obscurité sans fond fermait ses deux battants ; 12
Le vrai champ enfin s'offre aux puissantes algèbres ; 12
L'homme vainqueur, tirant le verrou des ténèbres, 12
475 Dédaigne l'océan, le vieil infini mort. 12
La porte noire cède et s'entre-bâille. Il sort ! 12
O profondeurs ! faut-il encor l'appeler l'homme ? 12
L'homme est d'abord monté sur la bête de somme ; 12
Puis sur le chariot que portent des essieux ; 12
480 Puis sur la frêle barque au mât ambitieux ; 12
Puis quand il a fallu vaincre l'écueil, la lame, 12
L'onde et l'ouragan, l'homme est monté sur la flamme ; 12
A présent l'immortel aspire à l'éternel ; 12
Il montait sur la mer, il monte sur le ciel. 12
485 L'homme force le sphinx à lui tenir la lampe. 12
Jeune, il jette le sac du vieil Adam qui rampe, 12
Et part, et risque aux cieux, qu'éclaire son flambeau, 12
Un pas semblable à ceux qu'on fait dans le tombeau ; 12
Et peut-être voici qu'enfin la traversée 12
490 Effrayante, d'un astre à l'autre, est commencée ! 12
*
Stupeur ! se pourrait-il que l'homme s'élançât ? 12
O nuit ! se pourrait-il que l'homme, ancien forçat, 12
Que l'esprit humain, vieux reptile, 8
Devînt ange, et, brisant le carcan qui le mord, 12
495 Fût soudain de plain-pied avec les cieux ? La mort 12
Va donc devenir inutile ! 8
Oh ! franchir l'éther ! songe épouvantable et beau ! 12
Doubler le promontoire énorme du tombeau ! 12
Qui sait ? — toute aile est magnanime, 8
500 L'homme est ailé, — peut-être, ô merveilleux retour 12
Un Christophe Colomb de l'ombre, quelque jour, 12
Un Gama du cap de l'abîme, 8
Un Jason de l'azur, depuis longtemps parti, 12
De la terre oublié, par le ciel englouti, 12
505 Tout à coup sur l'humaine rive 8
Reparaîtra, monté sur cet alérion, 12
Et, montrant Sirius, Allioth, Orion, 12
Tout pâle, dira : J'en arrive ! 8
Ciel ! ainsi, comme on voit aux voûtes des celliers 12
510 Les noirceurs qu'en rôdant tracent les chandeliers, 12
On pourrait, sous les bleus pilastres, 8
Deviner qu'un enfant de la terre a passé, 12
A ce que le flambeau de l'homme aurait laissé 12
De fumée au plafond des astres ! 8
*
515 Pas si loin ! pas si haut ! redescendons. Restons 12
L'homme, restons Adam ; mais non l'homme à tâtons, 12
Mais non l'Adam tombé ! Tout autre rêve altère 12
L'espèce d'idéal qui convient à la terre. 12
Contentons-nous du mot : meilleur ! écrit partout. 12
Oui, l'aube s'est levée.
520 Oh ! ce fut tout à coup
Comme une éruption de folie et de joie, 12
Quand, après six mille ans dans la fatale voie, 12
Défaite brusquement par l'invisible main, 12
La pesanteur, liée au pied du genre humain, 12
525 Se brisa ; cette chaîne était toutes les chaînes ! 12
Tout s'envola dans l'homme, et les fureurs, les haines, 12
Les chimères, la force évanouie enfin 12
L'ignorance et l'erreur, la misère et la faim, 12
Le droit divin des rois, les faux dieux juifs ou guèbres, 12
530 Le mensonge, le dol, les brumes, les ténèbres, 12
Tombèrent dans la poudre avec l'antique sort, 12
Comme le vêtement du bagne dont on sort. 12
Et c'est ainsi que l'ère annoncée est venue, 12
Cette ère qu'à travers les temps, épaisse nue, 12
535 Thalès apercevait au loin devant ses yeux ; 12
Et Platon, lorsque, ému, des sphères dans les cieux 12
Il écoutait les chants et contemplait les danses. 12
Les êtres inconnus et bons, les providences 12
Présentes dans l'azur où l'œil ne les voit pas, 12
540 Les anges qui de l'homme observent tous les pas, 12
Leur tâche sainte étant de diriger lés âmes 12
Et d'attiser, avec toutes les belles flammes, 12
La conscience au fond des cerveaux ténébreux, 12
Ces amis des vivants, toujours penchés sur eux, 12
545 Ont cessé de frémir et d'être, en la tourmente 12
Et dans les sombres nuits, la voix qui se lamente. 12
Voici qu'on voit bleuir l'idéale Sion. 12
Ils n'ont plus l'œil fixé sur l'apparition 12
Du vainqueur, du soldat, du fauve chasseur d'hommes. 12
550 Les vagues flamboiements épars sur les Sodomes, 12
Précurseurs du grand feu dévorant, les lueurs 12
Que jette le sourcil tragique des tueurs, 12
Les guerres, s'arrachant avec leur griffe immonde 12
Les frontières, haillon difforme du vieux monde, 12
555 Les battements de cœur des mères aux abois, 12
L'embuscade ou le vol guettant au fond des bois, 12
Le cri de la chouette et de la sentinelle, 12
Les fléaux, ne sont plus leur alarme éternelle. 12
Le deuil n'est plus mêlé dans tout ce qu'on entend ; 12
560 Leur oreille n'est plus tendue à chaque instant 12
Vers le gémissement indigné de la tombe ; 12
La moisson rit aux champs où râlait l'hécatombe ; 12
L'azur ne les voit plus pleurer les nouveau-nés, 12
Dans tous les innocents pressentir des damnés, 12
565 Et la pitié n'est plus leur unique attitude ; 12
Ils ne regardent plus la morne servitude 12
Tresser sa maille obscure à l'osier des berceaux. 12
L'homme aux fers, pénétré du frisson des roseaux, 12
Est remplacé par l'homme attendri, fort et calme ; 12
570 La fonction du sceptre est faite par la palme ; 12
Voici qu'enfin, ô gloire ! exaucés dans leur vœu, 12
Ces êtres, dieux pour nous, créatures pour Dieu, 12
Sont heureux, l'homme est bon, et sont fiers, l'homme est juste. 12
Les esprits purs, essaim de l'empyrée auguste, 12
575 Devant ce globe obscur qui devient lumineux, 12
Ne sentent plus saigner l'amour qu'ils ont en eux ; 12
Une clarté paraît dans leur beau regard sombre ; 12
Et l'archange commence à sourire dans l'ombre. 12
*
Où va-t-il, ce navire ? Il va, de jour vêtu, 12
580 A l'avenir divin et pur, à la vertu, 12
A la science qu'on voit luire, 8
A la mort des fléaux, à l'oubli généreux, 12
A l'abondance, au calme, au rire, à l'homme heureux ; 12
Il va, ce glorieux navire, 8
585 Au droit, à la raison, à la fraternité, 12
A la religieuse et sainte vérité 12
Sans impostures et sans voiles, 8
A l'amour, sur les cœurs serrant son doux lien, 12
Au juste, au grand, au bon, au beau… — Vous voyez bien 12
590 Qu'en effet, il monte aux étoiles ! 8
Il porte l'homme à l'homme, et l'esprit à l'esprit. 12
Il civilise, ô gloire ! Il ruine, il flétrit 12
Tout l'affreux passé qui s'effare ; 8
Il abolit la loi de fer, la loi de sang, 12
595 Les glaives, les carcans, l'esclavage, en passant 12
Dans les cieux comme une fanfare. 8
Il ramène au vrai ceux que le faux repoussa ; 12
Il fait briller la foi dans l'œil de Spinosa 12
Et l'espoir sur le front de Hobbe ; 8
600 Il plane, rassurant, réchauffant, épanchant 12
Sur ce qui fut lugubre et ce qui fut méchant 12
Toute la clémence de l'aube. 8
Les vieux champs de bataille étaient là dans la nuit ; 12
Il passe, et maintenant voilà le jour qui luit 12
605 Sur ces grands charniers de l'histoire 8
Où les siècles, penchant leur œil triste et profond, 12
Venaient regarder l'ombre effroyable que font 12
Les deux ailes de la victoire. 8
Derrière lui, César redevient homme ; Éden 12
610 S'élargit sur l'Érèbe, épanoui soudain ; 12
Les ronces de lys sont couvertes ; 8
Tout revient, tout renaît ; ce que la mort courbait 12
Refleurit dans la vie, et le bois du gibet 12
Jette, effrayé, des branches vertes. 8
615 Le nuage, l'aurore aux candides fraîcheurs, 12
L'aile de la colombe, et toutes les blancheurs, 12
Composent là-haut sa magie ; 8
Derrière lui, pendant qu'il fuit vers la clarté, 12
Dans l'antique noirceur de la fatalité 12
620 Des lueurs de l'enfer rougie, 8
Dans ce brumeux chaos qui fut le monde ancien, 12
Où l'allah turc s'accoude au sphinx égyptien, 12
Dans la séculaire géhenne, 8
Dans la Gomorrhe infâme où flambe un lac fumant, 12
625 Dans la forêt du mal qu'éclairent vaguement 12
Les deux yeux fixes de la Haine, 8
Tombent, sèchent, ainsi que des feuillages morts, 12
Et s'en vont la douleur, le péché, le remords, 12
La perversité lamentable, 8
630 Tout l'ancien joug, de rêve et de crime forgé, 12
Nemrod, Aron, la guerre avec le préjugé, 12
La boucherie avec l'étable ! 8
Tous les spoliateurs et tous les corrupteurs 12
S'en vont ; et les faux ours sur les fausses hauteurs ; 12
635 Et le taureau d'airain qui beugle, 8
La hache, le billot, le bûcher dévorant, 12
Et le docteur versant l'erreur à l'ignorant, 12
Vil bâton qui trompait l'aveugle ! 8
Et tous ceux qui faisaient, au lieu de repentirs, 12
640 Un rire au prince avec les larmes des martyrs, 12
Et tous ces flatteurs des épées 8
Qui louaient le sultan, le maître universel, 12
Et, pour assaisonner l'hymne, prenaient du sel 12
Dans le sac aux têtes coupées ! 8
645 Les pestes, les forfaits, les cinùers fulgurants, 12
S'effacent, et la route où marchaient les tyrans, 12
Bélial roi, Dagon ministre, 8
Et l'épine, et la haie horrible du chemin 12
Où l'homme du vieux monde et du vieux vice humain 12
650 Entend bêler le bouc sinistre. 8
On voit luire partout les esprits sidéraux ; 12
On voit la fin du monstre et la fin du héros, 12
Et de l'athée et de l'augure, 8
La fin du conquérant, la fin du paria ; 12
655 Et l'on voit lentement sortir Beccaria. 12
De Dracon qui se transfigure. 8
On voit l'agneau sortir du dragon fabuleux, 12
La vierge de l'opprobre, et Marie aux yeux bleus 12
De la Vénus prostituée ; 8
660 Le blasphème devient le psaume ardent et pur, 12
L'hymne prend, pour s'en faire autant d'ailes d'azur, 12
Tous les haillons de la huée. 8
Tout est sauvé ! La fleur, le printemps aromal, 12
L'éclosion du bien, l'écroulement du mal, 12
665 Fêtent dans sa course enchantée 8
Ce beau globe éclaireur, ce grand char curieux, 12
Qu'Empédocle, du fond des gouffres, suit des yeux, 12
Et, du haut des monts, Prométhée ! 8
Le jour s'est fait dans l'antre où l'horreur s'accroupit. 12
670 En expirant, l'antique univers décrépit, 12
Larve à la prunelle ternie, 8
Gisant, et regardant le ciel noir s'étoiler, 12
A laissé cette sphère heureuse s'envoler 12
Des lèvres de son agonie. 8
*
675 Oh ! ce navire fait le voyage sacré ! 12
C'est l'ascension bleue à son premier degré, 12
Hors de l'antique et vil décombre, 8
Hors de la pesanteur, c'est l'avenir fondé ; 12
C'est le destin de l'homme à la fin évadé, 12
680 Qui lève l'ancre et sort de l'ombre ! 8
Ce navire là-haut conclut le grand hymen, 12
Il mêle presque à Dieu l'âme du genre humain. 12
Il voit l'insondable, il y touche ; 8
Il est le vaste élan du progrès vers le ciel ; 12
685 Il est l'entrée altière et sainte du réel 12
Dans l'antique idéal farouche. 8
Oh ! chacun de ses pas conquiert l'illimité ! 12
Il est la joie ; il est la paix ; l'humanité 12
A trouvé son organe immense ; 8
690 Il vogue, usurpateur sacré, vainqueur béni, 12
Reculant chaque jour plus loin dans l'infini 12
Le point sombre où l'homme commence. 8
Il laboure l'abîme ; il ouvre ces sillons 12
Où croissaient l'ouragan, l'hiver, les tourbillons, 12
695 Les sifflements et les huées ; 8
Grâce à lui, la concorde est la gerbe des cieux ; 12
Il va, fécondateur du ciel mystérieux, 12
Charrue auguste des nuées. 8
Il fait germer la vie humaine dans ces champs 12
700 Où Dieu n'avait encor semé que des couchants 12
Et moissonné que des aurores ; 8
Il entend, sous son vol qui fend les airs sereins, 12
Croître et frémir partout les peuples souverains, 12
Ces immenses épis sonores ! 8
705 Nef magique et suprême ! elle a, rien qu'en marchant, 12
Changé le cri terrestre en pur et joyeux chant, 12
Rajeuni les races flétries, 8
Établi l'ordre vrai, montré le chemin sûr, 12
Dieu juste ! et fait entrer dans l'homme tant d'azur 12
710 Qu'elle a supprimé les patries ! 8
Faisant à l'homme avec le ciel une cité, 12
Une pensée avec toute l'immensité, 12
Elle abolit les vieilles règles ; 8
Elle abaisse les monts, elle annule les tours ; 12
715 Splendide, elle introduit les peuples, marcheurs lourds, 12
Dans la communion des aigles. 8
Elle a cette divine et chaste fonction 12
De composer là-haut l'unique nation, 12
A la fois dernière et première, 8
720 De promener l'essor dans le rayonnement, 12
Et de faire planer, ivre de firmament, 12
La liberté dans la lumière. 8
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