Métrique en Ligne
HUG_3/HUG595
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
XIII
MAINTENANT
Les Pauvres Gens
I
Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close. 12
Le logis est plein d'ombre, et l'on sent quelque chose 12
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur. 12
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur. 12
5 Au fond, dans l'encoignure ou quelque humble vaisselle 12
Aux planches d'un bahut vaguement étincelle, 12
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants. 12
Tout près, un matelas s'étend sur de vieux bancs, 12
Et cinq petits enfants, nid d'âmes, y sommeillent. 12
10 La haute cheminée où quelques flammes veillent 12
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit, 12
Une femme à genoux prie, et songe et pâlit. 12
C'est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume, 12
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume, 12
15 Le sinistre océan jette son noir sanglot. 12
II
L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot, 12
Il livre au hasard sombre une rude bataille. 12
Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille, 12
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir, 12
20 Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir. 12
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles. 12
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles. 12
Remmaillant les filets, préparant l'hameçon, 12
Surveillant l'âtre où bout la soupe de poisson, 12
25 Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment. 12
Lui seul, battu des flots qui toujours se reforment, 12
Il s'en va dans l'abîme et s'en va dans la nuit. 12
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit. 12
Dans les brisants, parmi les lames en démence, 12
30 L'endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense, 12
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant, 12
Où se plaît le poisson aux nageoires d'argent, 12
Ce n'est qu'un point ; c'est grand deux fois comme la chambre. 12
Or, la nuit, dans l'ondée et la brume, en décembre, 12
35 Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant, 12
Comme il faut calculer la marée et le vent ! 12
Comme il faut combiner sûrement les manœuvres ! 12
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ; 12
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés 12
40 Et fait râler d'horreur les agrès effarés. 12
Lui songe à sa Jeannie, au sein des mers glacées, 12
Et Jeannie en pleurant l'appelle ; et leurs pensées 12
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur. 12
III
Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur 12
45 L'importune, et, parmi les écueils en décombres, 12
L'océan l'épouvante, et toutes sortes d'ombres 12
Passent dans son esprit, la mer, les matelots 12
Emportés à travers la colère des flots. 12
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l'artère, 12
50 La froide horloge bat, jetant dans le mystère, 12
Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ; 12
Et chaque battement, dans l'énorme univers, 12
Ouvre aux âmes, essaims d'autours et de colombes, 12
D'un côté les berceaux et de l'autre les tombes. 12
55 Elle songe, elle rêve, — et tant de pauvreté ! 12
Ses petits vont pieds nus l'hiver comme l'été. 12
Pas de pain de froment. On mange du pain d'orge. 12
— O Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge, 12
La côte fait le bruit d'une enclume, on croit voir 12
60 Les constellations fuir dans l'ouragan noir 12
Comme les tourbillons d'étincelles de l'âtre. 12
C'est l'heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre 12
Sous le loup de satin qu'illuminent ses yeux, 12
Et c'est l'heure où minuit, brigand mystérieux, 12
65 Voilé d'ombre et de pluie et le front dans la bise, 12
Prend un pauvre marin frissonnant et le brise 12
Aux rochers monstrueux apparus brusquement. — 12
Horreur ! l'homme dont l'onde éteint le hurlement, 12
Sent fondre et s'enfoncer le bâtiment qui plonge ; 12
70 Il sent s'ouvrir sous lui l'ombre et l'abîme, et songe 12
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil ! 12
Ces mornes visions troublent son cœur, pareil 12
A la nuit. Elle tremble et pleure.
IV
O pauvres femmes
De pêcheurs ! c'est affreux de se dire : Mes âmes, 12
75 Père, amant, frères, fils, tout ce que j'ai de cher, 12
C'est là, dans ce chaos ! mon cœur, mon sang, ma chair ! — 12
Ciel ! être en proie aux flots, c'est être en proie aux bêtes. 12
Oh ! songer que l'eau joue avec toutes ces têtes, 12
Depuis le mousse enfant jusqu'au mari patron, 12
80 Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon, 12
Dénoue au-dessus d'eux sa longue et folle tresse 12
Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse, 12
Et qu'on ne sait jamais au juste ce qu'ils font, 12
Et que pour tenir tête à cette mer sans fond, 12
85 A tous ces gouffres d'ombre où ne luit nulle étoile, 12
Ils n'ont qu'un bout de planche avec un bout de toile ! 12
Souci lugubre ! on court à travers les galets. 12
Le flot monte, on lui parle, on crie : Oh ! rends-nous-les ! 12
Mais, hélas ! que veut-on que dise à la pensée 12
90 Toujours sombre la mer toujours bouleversée 12
Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul ! 12
Seul dans cette âpre nuit ! seul sous ce noir linceul ! 12
Pas d'aide. Ses enfants sont trop petits. — O mère ! 12
Tu dis : S'ils étaient grands ! leur père est seul ! — Chimère ! 12
95 Plus tard, quand ils seront près du père et partis, 12
Tu diras en pleurant : Oh ! s'ils étaient petits ! 12
V
Elle prend sa lanterne et sa cape. — C'est l'heure 12
D'aller voir s'il revient, si la mer est meilleure, 12
S'il fait jour, si la flamme est au mât du signal. 12
100 Allons ! — Et la voilà qui part. L'air matinal 12
Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche 12
Dans l'espace où le flot des ténèbres s'épanche. 12
Il pleut. Rien n'est plus noir que la pluie au matin ; 12
On dirait que le jour tremble et doute, incertain, 12
105 Et qu'ainsi que l'enfant l'aube pleure de naître. 12
Elle va. L'on ne voit luire aucune fenêtre. 12
Tout à coup à ses yeux qui cherchent le chemin, 12
Avec je ne sais quoi de lugubre et d'humain 12
Une sombre masure apparaît décrépite ; 12
110 Ni lumière, ni feu ; la porte au vent palpite ; 12
Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux ; 12
La bise sur ce toit tord des chaumes hideux, 12
Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d'un fleuve. 12
— Tiens ! je ne pensais plus à cette pauvre veuve, 12
115 Dit-elle ; mon mari, l'autre jour, la trouva 12
Malade et seule ; il faut voir comment elle va. 12
Elle frappe à la porte, elle écoute ; personne 12
Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne. 12
— Malade ! Et ses enfants ! comme c'est mal nourri ! 12
120 Elle n'en a que deux, mais elle est sans mari. — 12
Puis, elle frappe encore. Hé ! voisine ! Elle appelle. 12
Et la maison se tait toujours. — Ah ! Dieu ! dit-elle, 12
Comme elle dort, qu'il faut l'appeler si longtemps ! — 12
La porte, cette fois, comme si, par instants, 12
125 Les objets étaient pris d'une pitié suprême, 12
Morne, tourna dans l'ombre et s'ouvrit d'elle-même. 12
VI
Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans 12
Du noir logis muet au bord des flots grondants. 12
L'eau tombait du plafond comme des trous d'un crible. 12
130 Au fond était couchée une forme terrible ; 12
Une femme immobile et renversée, ayant 12
Les pieds nus, le regard obscur, l'air effrayant ; 12
Un cadavre ; — autrefois, mère joyeuse et forte ; — 12
Le spectre échevelé de la misère morte ; 12
135 Ce qui reste du pauvre après un long combat. 12
Elle laissait, parmi la paille du grabat, 12
Son bras livide et froid et sa main déjà verte 12
Pendre, et l'horreur sortait de cette bouche ouverte 12
D'où l'âme en s'enfuyant, sinistre, avait jeté 12
140 Ce grand cri de la mort qu'entend l'éternité ! 12
Près du lit où gisait la mère de famille, 12
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille, 12
Dans le même berceau souriaient endormis. 12
La mère, se sentant mourir, leur avait mis 12
145 Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe, 12
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe, 12
Ils ne sentissent plus la tiédeur qui décroît, 12
Et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid. 12
VII
Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble ! 12
150 Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble 12
Que rien n'éveillerait ces orphelins dormant, 12
Pas même le clairon du dernier jugement ; 12
Car, étant innocents, ils n'ont pas peur du juge. 12
Et la pluie au dehors gronde comme un déluge. 12
155 Du vieux toit crevassé, d'où la rafale sort, 12
Une goutte parfois tombe sur ce front mort, 12
Glisse sur cette joue et devient une larme. 12
La vague sonne ainsi qu'une cloche d'alarme. 12
La morte écoute l'ombre avec stupidité. 12
160 Car le corps, quand l'esprit radieux l'a quitté, 12
A l'air de chercher l'âme et de rappeler l'ange ; 12
Il semble qu'on entend ce dialogue étrange 12
Entre la bouche pâle et l'œil triste et hagard : 12
— Qu'as-tu fait de ton souffle ? — Et toi, de ton regard ? 12
165 Hélas ! aimez, vivez, cueillez les primevères, 12
Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres. 12
Comme au sombre océan arrive tout ruisseau, 12
Le sort donne pour but au festin, au berceau, 12
Aux mères adorant l'enfance épanouie, 12
170 Aux baisers de la chair dont l'âme est éblouie, 12
Aux chansons, au sourire, à l'amour frais et beau, 12
Le refroidissement lugubre du tombeau ! 12
VIII
Qu'est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ? 12
Sous sa cape aux longs plis qu'est-ce donc qu'elle emporte 12
175 Qu'est-ce donc que Jeanine emporte en s'en allant ? 12
Pourquoi son cœur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant 12
Se hâte-t-il ainsi ? D'où vient qu'en la ruelle 12
Elle court, sans oser regarder derrière elle ? 12
Qu'est-ce donc qu'elle cache avec un air troublé 12
180 Dans l'ombre, sur son lit ? Qu'a-t-elle donc volé ? 12
IX
Quand elle fut rentrée au logis, la falaise 12
Blanchissait ; près du lit elle prit une chaise 12
Et s'assit toute pâle ; on eût dit quelle avait 12
Un remords, et son front tomba fur le chevet, 12
185 Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche 12
Parlait pendant qu'au loin grondait la mer farouche. 12
— Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a 12
Déjà tant de souci ! Qu'est-ce que j'ai fait là ? 12
Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille ! 12
190 Il n'avait pas assez de peine ; il faut que j'aille 12
Lui donner celle-là de plus. — C'est lui ? — Non. Rien. 12
— J'ai mal fait. — S'il me bat, je dirai : Tu fais bien. 12
— Est-ce lui ? — Non. — Tant mieux. — La porte bouge comme 12
Si l'on entrait. — Mais non. — Voilà-t-il pas, pauvre homme, 12
195 Que j'ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant ! — 12
Puis elle demeura pensive et frissonnant, 12
S'enfonçant par degrés dans son angoisse intime, 12
Perdue en son souci comme dans un abîme, 12
N'entendant même plus les bruits extérieurs, 12
200 Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs, 12
Et l'onde et la marée et le vent en colère. 12
La porte tout à coup s'ouvrit, bruyante et claire, 12
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ; 12
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant, 12
205 Joyeux, parut au seuil, et dit : C'est la marine ! 12
X
— C'est toi ! cria Jeannie, et contre sa poitrine 12
Elle prit son mari comme on prend un amant, 12
Et lui baisa sa veste avec emportement, 12
Tandis que le marin disait : — Me voici, femme ! 12
210 Et montrait sur son front qu'éclairait l'âtre en flamme 12
Son cœur bon et content que Jeannie éclairait. 12
— Je suis volé, dit-il ; la mer, c'est la forêt. 12
— Quel temps a-t-il fait ? — Dur. — Et la pêche ? — Mauvaise. 12
Mais, vois-tu, je t'embrasse et me voilà bien aise. 12
215 Je n'ai rien pris du tout. J'ai troué mon filet. 12
Le diable était caché dans le vent qui soufflait. 12
Quelle nuit ! Un moment, dans tout ce tintamarre, 12
J'ai cru que le bateau se couchait, et l'amarre 12
A cassé. Qu'as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ? — 12
220 Jeannie eut un frisson dans l'ombre et se troubla. 12
Moi ? dit-elle. Ah ! mon Dieu ! rien, comme à l'ordinaire, 12
J'ai cousu. J'écoutais la mer comme un tonnerre, 12
J'avais peur. — Oui, l'hiver est dur, mais c'est égal. — 12
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal, 12
225 Elle dit : — A propos, notre voisine est morte. 12
C'est hier qu'elle a dû mourir, enfin, n'importe, 12
Dans la soirée, après que vous fûtes partis. 12
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits. 12
L'un s'appelle Guillaume et l'autre Madeleine ; 12
230 L'un qui ne marche pas, l'autre qui parle à peine. 12
La pauvre bonne femme était dans le besoin. 12
L'homme prit un air grave, et, jetant dans un coin 12
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête : 12
— Diable ! diable ! dit-il en se grattant la tête, 12
235 Nous avions cinq enfants, cela va faire sept. 12
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait 12
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ? 12
Bah ! tant pis ! ce n'est pas ma faute. C'est l'affaire 12
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds. 12
240 Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ? 12
C'est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes. 12
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études. 12
Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez. 12
Femme, va les chercher. S'ils se sont réveillés, 12
245 Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte. 12
C'est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ; 12
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous, 12
Cela nous grimpera le soir sur les genoux. 12
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres. 12
250 Quand il verra qu'il faut nourrir avec les nôtres 12
Cette petite fille et ce petit garçon, 12
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson. 12
Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tâche, 12
C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu ? Ça te fâche ? 12
255 D'ordinaire, tu cours plus vite que cela. 12
— Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà ! 12
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