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HUG_3/HUG592
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
XII
DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
LES MERCENAIRES
Le Régiment du baron Madruce
(garde impériale suisse)
I
Lorsque le régiment des hallebardiers passe, 12
L'aigle à deux têtes, l'aigle à la griffe rapace, 12
L'aigle d'Autriche, dit :
— Voilà le régiment
De mes hallebardiers qui va superbement. 12
5 Leurs plumets font venir les filles aux fenêtres ; 12
Ils marchent droits, tendant la pointe de leurs guêtres ; 12
Leur pas est si correct, sans tarder ni courir, 12
Qu'on croit voir des ciseaux se fermer et s'ouvrir. 12
Et la belle musique, ardente et militaire ! 12
10 Leur clairon fait sortir une rumeur de terre. 12
Tout cet éclat de rire orgueilleux et vainqueur 12
Que le soldat muet refoule dans son cœur, 12
Étouffé dans les rangs, s'échappe et se délivre 12
Sous le chapeau, chinois aux clochettes de cuivre ; 12
15 Le tambour roule avec un faste oriental, 12
Et vibre, tout tremblant de plaques de métal ; 12
Si bien qu'on croit entendre en sa voix claire et gaie 12
Sonner allègrement les sequins de la paie ; 12
La fanfare s'envole en bruyant falbala. 12
20 Quels bons autrichiens que ces étrangers-là ! 12
Gloire aux hallebardiers ! Ils n'ont point de scrupule 12
Contre la populace et contre la crapule, 12
Corrigeant dans les gueux mal vêtus la fureur 12
De venir regarder de trop près l'empereur ; 12
25 Autour des archiducs leur pertuisane veille, 12
Et souvent d'une fête elle revient vermeille, 12
Ayant fait en passant quelques trous dans la chair 12
Du bas peuple en haillons qui trouve le pain cher ; 12
Ils ont un air fâché qui tient la foule en bride ; 12
30 Le grand soleil leur creuse aux sourcils une ride ; 12
Ce régiment est beau sous les armes, rêvant 12
A la terreur qui suit son drapeau dans le vent ; 12
Il a, comme un palais, ses tours et sa façade ; 12
Tous sont hardis et forts, du fifre à l'anspessade ; 12
35 Gloire aux hallebardiers splendides ! ces piquiers 12
Sont une rude pièce aux royaux échiquiers ; 12
On sent que ces gaillards sortent des avalanches 12
Qui des cols du Malpas roulent jusqu'à Sallanches ; 12
En guerre, au feu, ce sont des tigres pour l'élan ; 12
40 A Schoenbrunn, chacun d'eux a l'air d'un chambellan ; 12
Auprès de leur cocarde ils piquent une rose ; 12
Et tous, en même temps, graves, ont quelque chose 12
De froid, de sépulcral, d'altier, de solennel, 12
Le grand baron Madruce étant leur colonel ! 12
45 Leur hallebarde est longue et s'ajoute à leur taille ; 12
Quant ce dur régiment est dans une bataille, 12
— Lâchât-on contre lui les mamelouks du Nil, — 12
La meute des plus fiers escadrons, le chenil 12
Des bataillons les plus hideux, les plus épiques, 12
50 Regarde en reculant ce sanglier de piques. 12
Ils sont silencieux comme un nuage noir ; 12
Ils laissent seulement par instants entrevoir 12
Une lueur tragique aux multitudes viles ; 12
Parfois leur humeur change, ils entrent dans les villes, 12
55 Ivres et gais, frappant leurs marmites de fer, 12
Et font devant le seuil des maisons un bruit fier, 12
Heureux, vainqueurs, sanglants, chantant à pleine bouche 12
La noce de la joie et du sabre farouche ; 12
Ils ont nommé, tuant, mourant pour de l'argent, 12
60 Trépas leur capitaine, et Danger leur sergent ; 12
Ils traînent dans leurs rangs, avec gloire et furie, 12
Comme un trophée utile à mettre en batterie, 12
Six canons qu'a pleurés monsieur de Brandebourg. 12
Comme ils vous font japper cela contre un faubourg ! 12
65 Comme ils en ont craché naguère la volée 12
Sur Comorn, la Hongrie étant démuselée ! 12
Et comme ils ont troué de boulets le manteau 12
De Vérone, livrée au feu par Colato ! 12
Les déclarations de guerre les font rire ; 12
70 Ils signent ce qu'il plaît à l'empereur d'écrire, 12
Sous les puissants édits, sous les rescrits altiers, 12
Au bas des hauts décrets, ils mettent volontiers 12
Ce grand paraphe obscur qu'on nomme la mêlée ; 12
Leur bannière à longs plis, toute bariolée, 12
75 Est une glorieuse et fait claquer son fouet ; 12
Walstein, comme une foudre au poing, les secouait ; 12
Leur mode est d'envoyer la bombe en ambassade ; 12
Ils sont pour l'ennemi de mine si maussade 12
Que s'ils allaient un jour, sur la terre ou la mer, 12
80 Guerroyer quelque prince allié de l'enfer, 12
Rien qu'en apercevant leurs profils sous le feutre, 12
Satan se sentirait le goût de rester neutre. 12
Aussi, lourde est la solde et riche est le loyer. 12
Quand on veut des héros, il faut les bien payer. 12
85 On n'a point vu, depuis Boleslas Lèvre-Torte, 12
Une bande de gens de bataille plus forte 12
Et des alignements d'estafiers plus hagards ; 12
Max en fait cas, Tilly pour eux a des égards, 12
Fritz les aime ; en voyant ces moustaches féroces, 12
90 Les femmes de la cour ont peur dans leurs carrosses 12
Et disent : « Qu'ils sont beaux ! » Leurs os sont de granit ; 12
L'électeur de Mayence en passant les bénit, 12
Et l'abbé de Fulda leur rit dans sa simarre ; 12
Leur habit est d'un drap cramoisi, que chamarre 12
95 Un galon triomphal, auguste, étincelant ; 12
Ils ont deux frocs de guerre, un jaune et l'autre blanc, 12
Sur le jaune, l'or brille et largement éclate ; 12
Quand ils portent le blanc sur la veste écarlate, 12
Car la pompe des cours aime ce train changeant, 12
100 On leur voit sur le corps ruisseler tant d'argent 12
Que ces fils des glaciers semblent couverts de givre. 12
Une troupe d'enfants s'extasie à les suivre. 12
Ils gardent à Schoenbrunn le secret corridor. 12
Sur l'épaule, en brocart brodé de pourpre et d'or, 12
105 Ils ont, quoique plus d'un soit hérétique en somme, 12
Le blason de l'empire et le blason de Rome ; 12
Mais leur cœur huguenot sans courroux le subit, 12
Et, quand l'âge ou la guerre ont usé leur habit 12
Et qu'il faut au Prater devant des rois paraître, 12
110 Chacun d'eux, devenu bon tailleur de bon reître, 12
S'accroupit, prend l'aiguille et remet en état 12
L'écusson orthodoxe à son dos apostat. 12
Ce sont de braves gens. Jamais ils ne vacillent. 12
En longs buissons mouvants leurs hallebardes brillent. 12
115 A Prague, à Parme, à Pesth, devant Mariendal, 12
Ils soutiennent le vaste empereur féodal ; 12
La révolte autour d'eux se brise, échoue et sombre ; 12
Ils ont le flamboiement, l'ordre et l'épaisseur sombre ; 12
Le vertige me prend moi-même dans les airs 12
120 En regardant marcher cette forêt d'éclairs. 12
II
Lorsque le régiment des hallebardiers passe, 12
L'aigle montagnard, l'aigle orageux de l'espace, 12
Qui parle au précipice et que le gouffre entend, 12
Et qui plane au-dessus des trônes, emportant 12
125 Dans le ciel son pays, la liberté, sa proie ; 12
Le sublime témoin du soleil qui flamboie, 12
L'aigle des Alpes, roi du pic et du hallier, 12
Dresse la tête au bruit de ce pas régulier, 12
Et crie, et jusqu'au ciel sa voix hautaine monte : 12
130 — O chute ! ignominie ! inexprimable honte ! 12
Ces marcheurs alignés, ces êtres qui vont là 12
En pompe impériale, en housse de gala, 12
Ce sont de libres fils de ma libre montagne ! 12
Ah ! les bassets en laisse et les forçats au bagne 12
135 Sont grands, sont purs, sont fiers, sont beaux et glorieux 12
Près de ceux-ci, qui, nés dans les lieux sérieux 12
Où comme des roseaux les hauts mélèzes ploient, 12
Fils des rochers sacrés et terribles, emploient 12
La fermeté du pied dans les cols périlleux, 12
140 Le mystérieux sang des mères aux yeux bleus, 12
L'audace dont l'autan vous emplit les narines, 12
Le divin gonflement de l'air dans les poitrines, 12
La grâce des ravins couronnés de bouquets, 12
Et la force des monts, à se faire laquais ! 12
145 La contrée affranchie et joyeuse, matrice 12
De l'idée indomptable, âpre et libératrice, 12
La patrie au flanc rude, aux bons pics arrogants, 12
Qui portait les héros mêlés aux ouragans, 12
Douce, délivrant l'homme et délivrant la bête, 12
150 Sauvage, ayant le bruit des chutes d'eau pour fête 12
Et la sereine horreur des antres pour palais, 12
La terre qui nous montre au milieu des chalets 12
Le fier archer d'Altorf tenant son arbalète, 12
Et, titan, au-dessus du lac qui le reflète, 12
155 Enjambant les grands monts comme des escaliers, 12
La voilà maintenant nourrice de geôliers, 12
Et l'on voit pendre ensemble à ses sombres mamelles 12
La honte avec la gloire, ainsi que deux jumelles ! 12
L'aigle à deux fronts, marqué de son double soufflet 12
160 A cette heure à travers nos pâtres boit son lait ! 12
Quoi ! la trompe d'Uri sonnant de roche en roche, 12
La couronne de fer, qu'un montagnard décroche, 12
Les baillis jetés bas, le fôhn soufflant dix mois, 12
Ces pentes de granit où saute le chamois 12
165 Et qui firent glisser Charles le Téméraire, 12
Le mont Blanc qui ne dit qu'à l'Himalaya : Frère ! 12
Ces sommets, éclatants comme d'énormes lys ; 12
Quoi ! le Pilate, quoi ! le Rigi, quoi ! Titlis, 12
Ce triangle hideux de géants noirs, qui cerne 12
170 Et qui garde le lac tragique de Lucerne ; 12
Quoi ! la vaste gaîté des nuages, des fleurs, 12
Des eaux, des ouragans puissants et querelleurs ; 12
Quoi ! l'honneur, quoi ! l'épieu de Sempach, la cognée 12
De Morat bondissant hors des bois indignée, 12
175 La faulx de Morgarten, la fourche de Granson ; 12
La rudesse du roc, la fierté du buisson ; 12
Ces cris, ces feux de paille allumés sur les faîtes ; 12
Quoi ! sur l'affreux faisceau des lances stupéfaites 12
L'immense éventrement de Winkelried joyeux ; 12
180 Quoi ! les filles d'Albis, anges aux chastes yeux 12
Les grandes mers de glace et leurs ondes muettes, 12
Les porches d'ombre où fuit le vol des gypaètes, 12
Quoi ! l'homme affranchi, quoi ! ces serments, cette foi, 12
Le bâton paysan brisant le glaive roi, 12
185 Quoi ! dans l'altier sursaut de la vengeance austère, 12
Comme la vieille France a chassé l'Angleterre, 12
L'Helvétie en fureur chassant l'autrichien, 12
Et l'empereur, cet ours, et l'archiduc, ce chien, 12
T'ayant pour Jeanne d'Arc, ô Jungfrau formidable ; 12
190 Quoi ! toute cette histoire auguste, inabordable, 12
Escarpée, au front haut au chant libre, à l'œil clair, 12
Blanche comme la neige, âpre comme l'hiver, 12
Et du farouche vent des cimes enivrée, 12
Terre et cieux ! aboutit à la Suisse en livrée ? 12
195 Est-ce que le mont Blanc ne va pas se lever ? 12
Ah ! ceci va plus loin qu'on ne pourrait rêver ! 12
Plus loin qu'on ne pourrait calomnier ! Oui, certes, 12
L'indépendance errant dans nos gorges désertes, 12
Franche et vraie, et riant sous le ciel pluvieux, 12
200 A des ennemis ; certe elle a des envieux ; 12
Ces menteurs ont construit bien des choses contre elle ; 12
Chaque jour, leur amère et lugubre querelle 12
Imagine une boue à lui jeter au front, 12
Et cherche quelque forme horrible de l'affront ; 12
205 Ils ont contre sa vieille et vénérable gloire 12
Tout fait, tout publié, tout dit, tout semblé croire, 12
Ils ont tout supposé, tout vomi, tout bavé, 12
Mais cela, cependant, ils ne l'ont pas trouvé ; 12
Non, il n'en est pas un qui, dans sa rage, invente 12
210 La Liberté s'offrant aux rois comme servante ! 12
Qu'est-ce que nous allons devenir maintenant ? 12
Devant ce résultat lugubre et surprenant, 12
Qu'est-ce qu'on va penser de vous, chênes, mélèzes, 12
Lacs qui vous insurgez sous les rudes falaises, 12
215 Granits qui des géants semblez le dur talon ? 12
Qu'est-ce qu'on va penser de toi, fauve aquilon ? 12
Qu'est-ce qu'on va penser de votre miel, abeilles ? 12
Comme vous aurez honte, ô douces fleurs vermeilles, 12
Œillets, jasmins, d'avoir connu ces hommes-ci ! 12
220 Puisque l'opprobre riche est par vos cœurs choisi, 12
Puisque c'est vous qu'on voit vêtus de l'or des princes, 12
Superbement hideux et gardeurs de provinces, 12
Pâtres, soyez maudits. Oh ! vous étiez si beaux, 12
Honnêtes, en haillons, et libres, en sabots ! 12
225 Auriez-vous donc besoin de faste ? Est-ce la pompe 12
Des parades, des cours, des galas qui vous trompe ? 12
Mais alors, regardez. Est-ce que mes vallons 12
N'ont pas les torrents blancs d'écume pour galons ? 12
Mai brode à mes rochers la passementerie 12
230 Des perles de rosée et des fleurs de prairie ; 12
Mes vieux monts pour dorure ont le soleil levant ; 12
Et chacun d'eux brumeux, branle un panache au vent 12
D'où sort le roulement sinistre des tonnerres, 12
S'il vous faut, au milieu des forêts centenaires, 12
235 Une livrée, à vous les voisins du ciel bleu, 12
Pourquoi celle des rois, ayant celle de Dieu ? 12
Ah ! vous raccommodez vos habits ! vos aiguilles, 12
Sœurs des sabres vendus, indigneraient des filles ! 12
Ah ! vous raccommodez vos habits ! Venez voir, 12
240 Quand la saison commence à venter, à pleuvoir, 12
Comme l'altier Pelvoux, vieillard à tête blanche, 12
Sait, tout déguenillé de grêle et d'avalanche, 12
Mettre à ses cieux troués une pièce d'azur, 12
Et, croisant les genoux dans quelque gouffre obscur, 12
245 Tranquille, se servir de l'éclair pour recoudre 12
Sa robe de nuée et son manteau de foudre ! 12
Sur la terre où tout jette un miasme empoisonneur, 12
Où même cet instinct qu'on appelle l'honneur 12
De pente en pente au fond de la bassesse glisse, 12
250 Il n'est qu'un peuple libre, un montagnard, la Suisse ; 12
Tous les autres, ramant l'ombre des deux côtés, 12
Sont les galériens des blêmes royautés ; 12
Or, les rois ont eu l'art de mettre en équilibre 12
Les pauvres peuples serfs avec le peuple libre, 12
255 Et font garder, afin que l'ordre soit complet, 12
Les esclaves, forçats, par le libre, valet. 12
Et dire que la Suisse eut jadis l'envergure 12
D'un peuple qui se lève et qui se transfigure ! 12
O vils marchands d'eux-même ! immonde abaissement ! 12
260 Leur enfance a reçu ce haut enseignement 12
Qu'un peuple s'affranchit, c'est-à-dire se crée, 12
Par la révolte sainte et l'émeute sacrée, 12
Qu'il faut rompre ses fers, vaincre, et que le lion, 12
Superbe, pour crinière a la rébellion. 12
265 C'est leur dogme. A cette heure, ils ont dans leur service 12
De punir dans autrui leur vertu comme un vice ; 12
Ils le font. Les voici prêtant main-forte aux rois 12
Contre un Sempach lombard, contre un Morat hongrois ! 12
Si bien que, maintenant, c'est fini. Nous en sommes 12
270 A cette indignité qu'en tout pays les hommes 12
Entendent l'Helvétie, en des coins ténébreux, 12
Chuchoter, proposant à leurs maîtres contre eux 12
Ses archers, d'autant plus lâches qu'ils sont plus braves, 12
Fille publique auprès des nations esclaves ; 12
275 Et que le despotisme, habile à tout plier, 12
Met au monde un carcan, à la Suisse un collier ! 12
Donc, César vous admet dans ses royaux repaires ; 12
César daigne oublier que vous avez pour pères 12
Tous nos vieux héros, purs comme le firmament ; 12
280 Même un peu de pardon se mêle à son paiement ; 12
L'iniquité, le dol, le mal, la tyrannie, 12
Vous font grâce, et riant, vous laissent l'ironie 12
De leur porte à défendre, et d'un tambour honteux 12
Et d'un clairon abject à sonner devant eux ! 12
285 Hélas ! n'eût-on pas cru ces monts invulnérables ? 12
Oh ! comme nous voilà fourvoyés, misérables ! 12
D'où venez-vous ? de Pesth. Et qu'avez-vous fait là ? 12
L'aigle à deux fronts, sur qui Guillaume Tell souffla, 12
Suivait vos bataillons de son regard oblique ; 12
290 Trois ans d'atrocité sur la place publique, 12
Trois ans de coups de hache et de barres de fer, 12
Les billots, les bûchers, les fourches, tout l'enfer, 12
Les supplices hurlant dans la brume hagarde, 12
C'est là ce que l'Autriche a mis sous votre garde. 12
295 Devant vous, on tuait le juste et l'innocent, 12
Les coudes des bourreaux étaient rouges de sang, 12
Les glaives s'ébréchaient sur les nuques, la corde 12
Coupait d'un hoquet noir le cri : Miséricorde ! 12
On prodiguait au bois en feu plus de vivants 12
300 Qu'il n'en pouvait brûler, même aidé par les vents ; 12
On mêlait le héros dans la flamme à l'apôtre, 12
L'un n'était pas fini que l'on commençait l'autre ; 12
Les têtes des plus saints et des plus vénérés 12
Pourrissaient au soleil au bout des pieux ferrés ; 12
305 On marquait d'un fer chaud le sein fumant des femmes, 12
On rouait des vieillards, et vous êtes infâmes. 12
Voilà ce que je dis, moi, l'aigle pour de bon. 12
Le fourbe Gaïnas et le louche Bourbon 12
N'ont trahi que des rois dans leur noirceur profonde, 12
310 Mais vous, vous trahissez la liberté du monde ; 12
Votre fanfare sort du charnier, vos tambours 12
Sont pleins du cri des morts dénonçant les Habsbourgs ; 12
Et, lorsque vous croyez chanter dans la trompette, 12
Ce chant joyeux, la tombe en sanglot le répète. 12
315 Forçant Mantoue, à Pesth aidant le coutelas, 12
Buquoy, Mozellani, Londorone, Galas, 12
Sont vos chefs ; vous avez, reîtres, fait une espèce 12
De hauts faits et d'exploits dont la fange est épaisse ; 12
A Bergame, à Paris, à Crème, à Guastalla, 12
320 Vous témoins, vous présents, vous mettant le holà, 12
A la sainte Italie on lisait sa sentence ; 12
On promenait de rue en rue une potence, 12
Et vous, vous escortiez la charrette ; et ceci 12
Ne vous quittera plus, et sans fin ni merci 12
325 Ce souvenir vous suit, étant de la nuit noire ; 12
O malheureux ! vos noms traverseront l'histoire 12
A jamais balafrés par l'ombre qui tombait 12
Sur vos drapeaux des bras difformes du gibet. 12
Deuil sans fond ! c'est l'honneur de leur pays qu'ils tuent ; 12
330 En se prostituant, c'est moi qu'ils prostituent ; 12
Nos vieux pins ont fourni leurs piques, dont l'acier 12
Apporte dans l'égout le reflet du glacier ; 12
Ils traînent avec eux la Suisse, quoi qu'on dise, 12
Et les pâles aïeux sont dans leur bâtardise ; 12
335 Nos héros sont mêlés à leurs rangs, nos grands noms 12
Sont de leurs lâchetés parents et compagnons, 12
De sorte que, dans l'ombre où César supplicie 12
Le Salzbourg, la Hongrie aux fers, la Dalmatie, 12
Quand Fritz jette au bûcher le Tyrol prisonnier, 12
340 Quand Jean lie au poteau l'Alsace, quand Reynier 12
Bat de verges Crémone échevelée et nue, 12
Quand Rodolphe après Jean et Reynier continue, 12
Quand Mathias livre Ancône au sabre du hulan, 12
Quand Albrecht Dent-de-fer exécute Milan, 12
345 Autour des nations qui râlent sur la claie, 12
Fürst, et Guillaume Tell, et Melchthal font la haie ! 12
Est-ce qu'ils oseront rentrer sur nos hauteurs, 12
Ces anciens laboureurs et ces anciens pasteurs 12
Que l'Autriche aujourd'hui caserne dans ses bouges ? 12
350 Est-ce qu'ils reviendront avec leurs habits rouges, 12
Portant sur leur front morne et dans leur œil fatal 12
La domesticité monstrueuse du mal ? 12
S'ils osent revenir, si, pour faveur dernière, 12
L'Autriche leur permet d'emporter sa bannière, 12
355 S'ils rentrent dans nos monts avec cet étendard 12
Dont l'ombre fait d'un homme et d'un pâtre un soudard, 12
Oh ! quelle auge de porcs, quelle cuve de fange, 12
Quelle étable inouïe, épouvantable, étrange, 12
Femmes, essuierez-vous avec ce drapeau-là ? 12
360 Jamais dans plus de nuit un peuple ne croula. 12
Désespoir ! désespoir de voir les Alpes sombres, 12
Honteuses, projeter leurs gigantesques ombres 12
Jusque dans l'antichambre infâme des tyrans ! 12
Cieux profonds, purs azurs sacrés et fulgurants, 12
365 Laissez-moi m'en aller dans vos gouffres sublimes ! 12
Que je perde de vue, au fond des clairs abîmes, 12
La terre, et l'homme, acteur féroce ou vil témoin ! 12
O sombre immensité, laisse-moi fuir si loin 12
Que je voie, à travers tes prodigieux voiles, 12
370 Décroître le soleil et grandir les étoiles ! — 12
Aigle, ne t'en va pas ; reste aux Alpes uni, 12
*
Et reprends confiance, au seuil de l'infini, 12
Aigle, dans la candeur des neiges éternelles ; 12
Ne t'en va pas ; et laisse en tes glauques prunelles 12
375 Les foudres apaisés redevenir rayons ; 12
Penchons-nous, moins amers, sur ce que nous voyons ; 12
La faute est sur le temps et n'est pas sur les hommes. 12
Un flamboiement sinistre emporte les Sodomes, 12
Tout est dit. Mais la Suisse au-dessus de l'affront 12
380 Gardera l'auréole altière de son front ; 12
Car c'est la roche avec de la bonté pétrie, 12
C'est la grande montagne et la grande patrie, 12
C'est la terre sereine assise près du ciel ; 12
C'est elle qui, gardant pour les pâtres le miel, 12
385 Fit connaître l'abeille aux rois par les piqûres ; 12
C'est elle qui, parmi les nations obscures, 12
La première alluma sa lampe dans la nuit ; 12
Le cri de délivrance est fait avec son bruit ; 12
Le mot Liberté semble une voix naturelle 12
390 De ses prés sous l'azur, de ses lacs sous la grêle, 12
Et tout dans ses monts, l'air, la terre, l'eau, le feu, 12
Le dit avec l'accent dont le prononce Dieu ! 12
Au-dessus des palais de tous les rois ensemble, 12
La pauvre vieille Suisse, où le rameau seul tremble, 12
395 Tranquille, élèvera toujours sur l'horizon 12
Les pignons effrayants de sa haute maison. 12
Rien ne ternit ces pics que la tempête lave, 12
Volcans de neige ayant la lumière pour lave, 12
Qui versent sur l'Europe un long ruissellement 12
400 De courage, de foi, d'honneur, de dévouement, 12
Et semblent sur la terre une chaîne d'exemples ; 12
Toujours ces monts auront des figures de temples. 12
Qu'est-ce qu'un peu de fange humaine jaillissant 12
Vers ces sublimités d'où la clarté descend ? 12
405 Ces pics sont la ruine énorme des vieux âges 12
Où les hommes vivaient bons, aimants, simples, sages ; 12
Débris du chaste éden par la paix habité, 12
Ils sont beaux ; de l'aurore et de la vérité 12
Ils sont la colossale et splendide masure ; 12
410 Où tombe le flocon que fait l'éclaboussure ? 12
Qu'importe un jour de deuil quand, sous l'œil éternel, 12
Ce que noircit la terre est blanchi par le ciel ? 12
L'homme s'est vendu. Soit. A-t-on dans le louage 12
Compris le lac, le bois, la ronce, le nuage ? 12
415 La nature revient, germe, fleurit, dissout, 12
Féconde, croît, décroît, rit, passe, efface tout. 12
La Suisse est toujours là, libre. Prend-on au piège 12
Le précipice, l'ombre et la bise et la neige ? 12
Signe-t-on des marchés dans lesquels il soit dit 12
420 Que l'Ortheler s'enrôle et devient un bandit ? 12
Quel poing cyclopéen, dites, ô roches noires, 12
Pourra briser la dent de Morcle en vos mâchoires ? 12
Quel assembleur de bœufs pourra former un joug 12
Qui du pic de Glaris aille au piton de Zoug ? 12
425 C'est naturellement que les monts sont fidèles 12
Et purs, ayant la forme âpre des citadelles, 12
Ayant reçu de Dieu des créneaux où le soir, 12
L'homme peut, d'embrasure en embrasure, voir 12
Étinceler le fer de lance des étoiles. 12
430 Est-il une araignée, aigle, qui dans ses toiles 12
Puisse prendre la trombe et la rafale et toi ? 12
Quel chef recrutera le Salèze ? à quel roi 12
Le Mythen dira-t-il : Sire, je vais descendre ? 12
Qu'après avoir dompté l'Athos, quelque Alexandre, 12
435 Sorte de héros monstre aux cornes de taureau, 12
Aille donc relever sa robe à la Jungfrau ! 12
Comme la vierge, ayant l'ouragan sur l'épaule, 12
Crachera l'avalanche à la face du drôle ! 12
Aigle, ne maudis pas, au nom des clairs torrents, 12
440 Les tristes hommes, fous, aveugles, ignorants. 12
Puis, est-ce pour jamais qu'on embauche les hommes ? 12
Non, non. Les Alpes sont plus fortes que les Romes ; 12
Le pays tire à lui l'humble pâtre pleurant ; 12
Et si César l'a pris, le mont Blanc le reprend. 12
445 Non, rien n'est mort ici. Tout grandit, et s'en vante. 12
L'Helvétie est sacrée, et la Suisse est vivante ; 12
Ces monts sont des héros et des religieux ; 12
Cette nappe de neige aux plis prodigieux 12
D'où jaillit, lorsqu'en mai la tiède brise ondoie, 12
450 Toute une floraison folle d'air et de joie, 12
Et d'où sortent des lacs et des flots murmurants, 12
N'est le linceul de rien, excepté des tyrans. 12
Gloire aux monts ! leur front brille et la nuit se dissipe ; 12
C'est plus que le matin qui luit ; c'est un principe ! 12
455 Ces mystérieux jours blanchissant les hauteurs, 12
Qu'on prend pour des rayons, sont des libérateurs ; 12
Toujours aux fiers sommets ces aubes sont données 12
Aux Alpes Stauffacher, Pélage aux Pyrénées ! 12
La Suisse dans l'histoire aura le dernier mot 12
460 Puisqu'elle est deux fois grande, étant pauvre, et là-haut ; 12
Puisqu'elle a sa montagne et qu'elle a sa cabane. 12
La houlette de Schwitz qu'une vierge enrubanne, 12
Fière, et, quand il le faut, se hérissant de clous, 12
Chasse les rois ainsi qu'elle chasse les loups. 12
465 Gloire au chaste pays que le Léman arrose ! 12
A l'ombre de Melchthal, à l'ombre du mont Rose, 12
La Suisse trait sa vache et vit paisiblement. 12
Sa blanche liberté s'adosse au firmament. 12
Le soleil, quand il vient dorer une chaumière, 12
470 Fait que le toit de paille est un toit de lumière ; 12
Telle est la Suisse, ayant l'honneur dans ses prés verts, 12
Et de son indigence éclairant l'univers. 12
Tant que les nations garderont leurs frontières, 12
La Suisse éclatera parmi les plus altières ; 12
475 Quand les peuples riront et s'embrasseront tous, 12
La Suisse sera douce au milieu des plus doux. 12
Suisse ! à l'heure où l'Europe enfin marchera seule, 12
Tu verras accourir vers toi, sévère aïeule, 12
La jeune Humanité sous son chapeau de fleurs ; 12
480 Tes hommes bons seront chers aux hommes meilleurs ; 12
Les fléaux disparus, faux dieu, faux roi, faux prêtre, 12
Laisseront le front blanc de la paix apparaître ; 12
Et les peuples viendront en foule te bénir, 12
Quand la guerre mourra, quand, devant l'avenir, 12
485 On verra, dans l'horreur des tourbillons funèbres, 12
Se hâter pêle-mêle au milieu des ténèbres, 12
Comme d'affreux oiseaux heurtant leurs ailerons, 12
Une fuite effrénée et noire de clairons ! 12
En attendant, la Suisse a dit au monde : Espère ! 12
490 Elle a de la vieille hydre effrayé le repaire ; 12
Ce qu'elle a fait jadis pour les siècles est fait ; 12
La façon dont la Suisse à Sempach triomphait 12
Reste la grande audace et la grande manière 12
D'attaquer une bête au fond de sa tanière. 12
495 Tous ses nuages, blancs ou noirs, sont des drapeaux. 12
L'exemple, c'est le fait dans sa gloire, au repos, 12
Qui charge lentement les cœurs et recommence ; 12
Melchthal, grave et penché sur le monde, ensemence. 12
Un jour, à Bâle, Albrecht, l'empereur triomphant, 12
500 Vit une jeune mère auprès d'un jeune enfant ; 12
La mère était charmante ; elle semblait encore, 12
Comme l'enfant, sortie à peine de l'aurore ; 12
L'empereur écouta de près leurs doux ébats, 12
Et la mère disait à son enfant tout bas : 12
505 « Fils, quand tu seras grand, meurs pour la bonne cause. » 12
Oh ! rien ne flétrira cette feuille de rose ! 12
Toujours le despotisme en sentira le pli ; 12
Toujours les mains prêtant le serment de Grutli 12
Apparaîtront en rêve au peuple en léthargie ; 12
510 Toujours les oppresseurs auront, dans leur orgie, 12
Sur la lividité de leur face l'effroi 12
Du tocsin qu'Unterwald cache dans son beffroi, 12
Tant que les nations au joug seront nouées, 12
Tant que l'aigle à deux becs sera dans les nuées, 12
515 Tant que dans le brouillard des montagnes l'éclair 12
Ébauchera le spectre insolent de Gessler, 12
On verra Tell songer dans quelque coin terrible. 12
Et les iniquités, la violence horrible, 12
La fraude, le pouvoir du vainqueur meurtrier, 12
520 Cibles noires, craindront cet arbalétrier. 12
Assis à leur souper, car c'est leur crépuscule, 12
Et le jour qui pour nous monte, pour eux recule, 12
Les satrapes seront éblouissants à voir, 12
Raillant la conscience, insultant le devoir, 12
525 Mangeant dans les plats d'or et les coupes d'opales, 12
Joyeux ; mais par instant ils deviendront tout pâles, 12
Feront taire l'orchestre, et, la sueur au front, 12
Penchés, se parlant bas, tremblants, regarderont 12
S'il n'est pas quelque part, là, derrière la table, 12
530 Calme, et serrant l'écrou de son arc redoutable. 12
Pourtant il se pourra qu'à de certains moments, 12
Dans les satiétés et les enivrements, 12
Ils se disent : « Les yeux n'ont plus rien de sévère ; 12
Guillaume Tell est mort. » Ils rempliront leur verre, 12
535 Et le monde comme eux oubliera. Tout à coup, 12
A travers les fléaux et les crimes debout, 12
Et l'ombre, et l'esclavage, et les hontes sans nombre, 12
On entendra siffler la grande flèche sombre. 12
Oui, c'est là la foi sainte, et, quand nous étouffons, 12
540 Dieu nous fait respirer par ces pensers profonds. 12
Au-dessus des tyrans l'histoire est abondante 12
En spectres que du doigt Tacite montre à Dante ; 12
Tous ces fantômes sont la liberté planant, 12
Et toujours prête à dire aux hommes : Maintenant ! 12
545 Et, depuis Padrona Kalil aux jambes nues 12
Jusqu'à Franklin ôtant le tonnerre des nues, 12
Depuis Léonidas jusqu'à Kosciuszko, 12
Le cri des uns du cri des autres est l'écho. 12
Oui, sur vos actions, de tant de deuil mêlées, 12
550 Multipliez les plis des pourpres étoilées, 12
Ayez pour vous l'oracle, et Delphe avec Endor, 12
Maîtres ; riez le front coiffé du laurier d'or, 12
Au pied de la fortune infâme et colossale ; 12
Tout à coup Botzaris entrera dans la salle, 12
555 Byron se dressera, le poète héros, 12
Tzavellas, indigné du succès des bourreaux, 12
Soufflettera le groupe effaré des victoires ; 12
Et l'on verra surgir au-dessus de vos gloires 12
L'effrayant avoyer Gundoldingen, cassant 12
560 Sur César le sapin des Alpes teint de sang ! 12
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