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HUG_3/HUG587
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
VII
L'ITALIE — RATBERT
La Confiance du marquis Fabrice
I
ISORA DE FINAL — FABRICE D'ALBENGA
Tout au bord de la mer de Gênes, sur un mont 12
Qui jadis vit passer les francs de Pharamond, 12
Un enfant, un aïeul, seuls dans la citadelle 12
De Final sur qui veille une garde fidèle, 12
5 Vivent bien entourés de murs et de ravins ; 12
Et l'enfant a cinq ans et l'aïeul quatre-vingts. 12
L'enfant est Isora de Final, héritière 12
Du fief dont Witikind a tracé la frontière ; 12
L'orpheline n'a plus près d'elle que l'aïeul. 12
10 L'abandon sur Final a jeté son linceul ; 12
L'herbe, dont par endroits les dalles sont couvertes, 12
Aux fentes des pavés fait des fenêtres vertes 12
Sur la route oubliée on n'entend plus un pas ; 12
Car le père et la mère, hélas ! ne s'en vont pas 12
15 Sans que la vie autour des enfants s'assombrisse. 12
L'aïeul est le marquis d'Albenga, ce Fabrice 12
Qui fut bon ; cher au pâtre, aimé du laboureur ; 12
Il fut, pour guerroyer le pape ou l'empereur, 12
Commandeur de la mer et général des villes ; 12
20 Gênes le fit abbé du peuple, et, des mains viles 12
Ayant livré l'état aux rois, il combattit. 12
Tout homme auprès de lui jadis semblait petit ; 12
L'antique Sparte était sur son visage empreinte ; 12
La loyauté mettait sa cordiale étreinte 12
25 Dans la main de cet homme à bien faire obstiné. 12
Comme il était bâtard d'Othon, dit le Non-Né 12
Parce qu'on le tira, vers l'an douze cent trente, 12
Du ventre de sa mère Honorate expirante, 12
Les rois faisaient dédain de ce fils belliqueux ; 12
30 Fabrice s'en vengeait en étant plus grand qu'eux. 12
A vingt ans, il était blond et beau ; ce jeune homme 12
Avait l'air d'un tribun militaire de Rome ; 12
Comme pour exprimer les détours du destin 12
Dont le héros triomphe, un graveur florentin 12
35 Avait sur son écu sculpté le labyrinthe ; 12
Les femmes l'admiraient, se montrant avec crainte 12
La tête de lion qu'il avait dans le dos. 12
Il a vu les plus fiers, Requesens et Chandos, 12
Et Robert, avoué d'Arras, sieur de Béthune, 12
40 Fuir devant son épée et devant sa fortune ; 12
Les princes pâlissaient de l'entendre gronder ; 12
Un jour, il a forcé le pape à demander 12
Une fuite rapide aux galères de Gênes ; 12
C'était un grand briseur de lances et de chaînes, 12
45 Guerroyant volontiers, mais surtout délivrant ; 12
Il a par tous été proclamé le plus grand 12
D'un siècle fort auquel succède un siècle traître ; 12
Il a toujours frémi quand des bouches de prêtre 12
Dans les sombres clairons de la guerre ont soufflé ; 12
50 Et souvent de saint Pierre il a tordu la clé 12
Dans la vieille serrure horrible de l'église. 12
Sa bannière cherchait la bourrasque et la bise ; 12
Plus d'un monstre a grincé des dents sous son talon, 12
Son bras se raidissait chaque fois qu'un félon 12
55 Déformait quelque état populaire en royaume. 12
Allant, venant dans l'ombre ainsi qu'un grand fantôme, 12
Fier, levant dans la nuit son cimier flamboyant, 12
Homme auguste au dedans, ferme au dehors, ayant 12
En lui toute la gloire et toute la patrie, 12
60 Belle âme invulnérable et cependant meurtrie, 12
Sauvant les lois, gardant les murs, vengeant les droits, 12
Et sonnant dans la nuit sous tous les coups des rois, 12
Cinquante ans, ce soldat, dont la tête enfin plie, 12
Fut l'armure de fer de la vieille Italie, 12
65 Et ce noir siècle, à qui tout rayon semble ôté, 12
Garde quelque lueur encor de son côté. 12
II
LE DÉFAUT DE CUIRASSE
Maintenant il est vieux ; son donjon, c'est son cloître ; 12
Il tombe, et, déclinant, sent dans son âme croître 12
La confiance honnête et calme des grands cœurs ; 12
70 Le brave ne croit pas au lâche, les vainqueurs 12
Sont forts, et le héros est ignorant du fourbe. 12
Ce qu'osent les tyrans, ce qu'accepte la tourbe, 12
Il ne le sait ; il est hors de ce siècle vil ; 12
N'en étant vu qu'à peine, à peine le voit-il ; 12
75 N'ayant jamais de ruse, il n'eut jamais de crainte ; 12
Son défaut fut toujours la crédulité sainte, 12
Et, quand il fut vaincu, ce fut par loyauté ; 12
Plus de péril lui fait plus de sécurité. 12
Comme dans un exil il vit seul dans sa gloire, 12
80 Oublié ; l'ancien peuple a gardé sa mémoire, 12
Mais le nouveau le perd dans l'ombre, et ce vieillard, 12
Qui fut astre, s'éteint dans un morne brouillard. 12
Dans sa brume, où les feux du couchant se dispersent, 12
Il a cette mer vaste et ce grand ciel qui versent 12
85 Sur le bonheur la joie et sur le deuil l'ennui. 12
Tout est derrière lui maintenant ; tout a fui ; 12
L'ombre d'un siècle entier devant ses pas s'allonge ; 12
Il semble des yeux suivre on ne sait quel grand songe ; 12
Parfois, il marche et va sans entendre et sans voir. 12
90 Vieillir, sombre déclin ! l'homme est triste le soir ; 12
Il sent l'accablement de l'œuvre finissante. 12
On dirait par instants que son âme s'absente, 12
Et va savoir là-haut s'il est temps de partir. 12
Il n'a pas un remords et pas un repentir ; 12
95 Après quatre-vingts ans son âme est toute blanche ; 12
Parfois, à ce soldat qui s'accoude et se penche, 12
Quelque vieux mur, croulant lui-même, offre un appui ; 12
Grave, il pense, et tous ceux qui sont auprès de lui 12
L'aiment ; il faut aimer pour jeter sa racine 12
100 Dans un isolement et dans une ruine ; 12
Et la feuille de lierre a la forme d'un cœur. 12
III
AÏEUL MATERNEL
Ce vieillard, c'est un chêne adorant une fleur ; 12
A présent un enfant est toute sa famille. 12
Il la regarde, il rêve ; il dit : « C'est une fille, 12
105 Tant mieux ! » étant aïeul du côté maternel. 12
La vie en ce donjon a le pas solennel ; 12
L'heure passe et revient ramenant l'habitude. 12
Ignorant le soupçon, la peur, l'inquiétude, 12
Tous les matins, il boucle à ses flancs refroidis 12
110 Son épée, aujourd'hui rouillée, et qui jadis 12
Avait la pesanteur de la chose publique ; 12
Quand parfois du fourreau, vénérable relique, 12
Il arrache la lame illustre avec effort, 12
Calme, il y croit toujours sentir peser le sort. 12
115 Tout homme ici-bas porte en sa main une chose, 12
Où, du bien et du mal, de l'effet, de la cause, 12
Du genre humain, de Dieu, du gouffre, il sent le poids ; 12
Le juge au front morose a son livre des lois, 12
Le roi son sceptre d'or, le fossoyeur sa pelle. 12
120 Tous les soirs il conduit l'enfant à la chapelle ; 12
L'enfant prie, et regarde avec ses yeux si beaux, 12
Gaie, et questionnant l'aïeul sur les tombeaux ; 12
Et Fabrice a dans l'œil une humide étincelle. 12
La main qui tremble aidant la marche qui chancelle, 12
125 Ils vont sous les portails et le long des piliers 12
Peuplés de séraphins mêlés aux chevaliers ; 12
Chaque statue, émue à leur pas doux et sombre, 12
Vibre, et toutes ont l'air de saluer dans l'ombre, 12
Les héros le vieillard, et les anges l'enfant. 12
130 Parfois Isoretta, que sa grâce défend, 12
S'échappe dès l'aurore et s'en va jouer seule 12
Dans quelque grande tour qui lui semble une aïeule 12
Et qui mêle, croulante au milieu des buissons, 12
La légende romane aux souvenirs saxons. 12
135 Pauvre être qui contient toute une fière race, 12
Elle trouble, en passant, le bouc, vieillard vorace 12
Dans les fentes des murs broutant le câprier ; 12
Pendant que derrière elle on voit l'aïeul prier, 12
— Car il ne tarde pas à venir la rejoindre, 12
140 Et cherche son enfant dès qu'il voit l'aube poindre, — 12
Elle court, va, revient, met sa robe en haillons, 12
Erre de tombe en tombe et suit des papillons, 12
Ou s'assied, l'air pensif, sur quelque âpre architrave ; 12
Et la tour semble heureuse et l'enfant paraît grave ; 12
145 La ruine et l'enfance ont de secrets accords, 12
Car le temps sombre y met ce qui reste des morts. 12
IV
UN SEUL HOMME SAIT OÙ EST CACHÉ LE TRÉSOR
Dans ce siècle où tout peuple a son chef qui le broie, 12
Parmi les rois vautours et les princes de proie, 12
Certe, on n'en trouverait pas un qui méprisât 12
150 Final, donjon splendide et riche marquisat ; 12
Tous les ans, les alleux, les rentes, les censives, 12
Surchargent vingt mulets de sacoches massives ; 12
La grande tour surveille, au milieu du ciel bleu, 12
Le sud, le nord, l'ouest et l'est, et saint Mathieu, 12
155 Saint Marc, saint Luc, saint Jean, les quatre évangélistes, 12
Sont sculptés et dorés sur les quatre balistes ; 12
La montagne a pour garde, en outre, deux châteaux, 12
Soldats de pierre ayant du fer sous leurs manteaux. 12
Le trésor, quand du coffre on détache les boucles, 12
160 Semble à qui l'entrevoit un rêve d'escarboucles ; 12
Ce trésor est muré dans un caveau discret 12
Dont le marquis régnant garde seul le secret, 12
Et qui fut autrefois le puits d'une sachette ; 12
Fabrice maintenant connaît seul la cachette ; 12
165 Le fils de Witikind vieilli dans les combats, 12
Othon, scella jadis dans les chambres d'en bas 12
Vingt caissons dont le fer verrouille les façades, 12
Et qu'Anselme plus tard fit remplir de cruzades, 12
Pour que dans l'avenir jamais on n'en manquât ; 12
170 Le casque du marquis est en or de ducat ; 12
On a sculpté deux rois persans, Narse et Tigrane, 12
Dans la visière aux trous grillés de filigrane, 12
Et sur le haut cimier, taillé d'un seul onyx, 12
Un brasier de rubis brûle l'oiseau Phénix ; 12
175 Et le seul diamant du sceptre pèse une once. 12
V
LE CORBEAU
Un matin, les portiers sonnent du cor. Un nonce 12
Se présente ; il apporte, assisté d'un coureur, 12
Une lettre du roi qu'on nomme l'empereur ; 12
Ratbert écrit qu'avant de partir pour Tarente 12
180 Il viendra visiter Isora, sa parente, 12
Pour lui baiser le front et pour lui faire honneur. 12
Le nonce, s'inclinant, dit au marquis : — Seigneur, 12
Sa majesté ne fait de visites qu'aux reines. 12
Au message émané de ses mains très sereines 12
185 L'empereur joint un don splendide et triomphant ; 12
C'est un grand chariot plein de jouets d'enfant ; 12
Isora bat des mains avec des cris de joie. 12
Le nonce, retournant vers celui qui l'envoie, 12
Prend congé de l'enfant, et, comme procureur 12
190 Du très victorieux et très noble empereur, 12
Fait le salut qu'on fait aux têtes souveraines. 12
— Qu'il soit le bienvenu ! Bas le pont ! bas les chaînes ! 12
Dit le marquis ; sonnez la trompe et l'olifant ! — 12
Et, fier de voir qu'on traite en reine son enfant, 12
195 La joie a rayonné sur sa face loyale. 12
Or, comme il relisait la lettre impériale, 12
Un corbeau qui passait fit de l'ombre dessus. 12
— Les oiseaux noirs guidaient judas cherchant Jésus ; 12
Sire, vois ce corbeau, dit une sentinelle. 12
200 Et, regardant l'oiseau planer sur la tournelle : 12
— Bah ! dit l'aïeul, j'étais pas plus haut que cela, 12
Compagnon, que déjà ce corbeau que voilà, 12
Dans la plus fière tour de toute la contrée 12
Avait bâti son nid, dont on voyait l'entrée ; 12
205 Je le connais ; le soir, volant dans la vapeur, 12
Il criait ; tous tremblaient ; mais, loin d'en avoir peur, 12
Moi petit, je l'aimais ; ce corbeau centenaire 12
Étant un vieux voisin de l'astre et du tonnerre. 12
VI
LE PÈRE ET LA MÈRE
Les marquis de Final ont leur royal tombeau 12
210 Dans une cave où luit, jour et nuit, un flambeau ; 12
Le soir, l'homme qui met de l'huile dans les lampes 12
A son heure ordinaire en descendit les rampes ; 12
Là, mangé par les vers dans l'ombre de la mort, 12
Chaque marquis auprès de sa marquise dort, 12
215 Sans voir cette clarté qu'un vieil esclave apporte. 12
A l'endroit même où pend la lampe, sous la porte, 12
Était le monument des deux derniers défunts ; 12
Pour raviver la flamme et brûler des parfums, 12
Le serf s'en approcha ; sur la funèbre table, 12
220 Sculpté très ressemblant, le couple lamentable 12
Dont Isora, sa dame, était l'unique enfant, 12
Apparaissait ; tous deux, dans cet air étouffant, 12
Silencieux, couchés côte à côte, statues 12
Aux mains jointes, d'habits seigneuriaux vêtues, 12
225 L'homme avec son lion, la femme avec son chien. 12
Il vit que le flambeau nocturne brûlait bien ; 12
Puis, courbé, regarda, des pleurs dans la paupière, 12
Ce père de granit, cette mère de pierre ; 12
Alors il recula, pâle ; car il crut voir 12
230 Que ces deux fronts, tournés vers la voûte au fond noir, 12
S'étaient subitement assombris sur leur couche, 12
Elle ayant l'air plus triste et lui l'air plus farouche. 12
VII
JOIE AU CHÂTEAU
Une file de longs et pesants chariots 12
Qui précède ou qui suit les camps impériaux, 12
235 Marche là-bas avec des éclats de trompette 12
Et des cris que l'écho des montagnes répète ; 12
Un gros de lances brille à l'horizon lointain. 12
La cloche du Final tinte, et c'est ce matin 12
Que, du noble empereur on attend la visite. 12
240 On arrache des tours la ronce parasite ; 12
On blanchit à la chaux en hâte les grands murs ; 12
On range dans la cour des plateaux de fruits mûrs ; 12
Des grenades venant des vieux monts Alpujarres, 12
Le vin dans les barils et l'huile dans les jarres ; 12
245 L'herbe et la sauge en fleur jonchent tout l'escalier ; 12
Dans la cuisine un feu rôtit un sanglier ; 12
On voit fumer les peaux des bêtes qu'on écorche ; 12
Et tout rit ; et l'on a tendu sous le grand porche 12
Une tapisserie où Blanche d'Est jadis 12
250 A brodé trois héros, Macchabée, Amadis, 12
Achille, et le fanal de Rhode, et le quadrige 12
D'Aétius, vainqueur du peuple latobrige, 12
Et, dans trois médaillons marqués d'un chiffre en or, 12
Trois poètes, Platon, Plaute et Scaeva Memor. 12
255 Ce tapis autrefois ornait la grande chambre ; 12
Au dire des vieillards, l'effrayant roi sicambre, 12
Witikind, l'avait fait clouer en cet endroit, 12
De peur que dans leur lit ses enfants n'eussent froid. 12
VIII
LA TOILETTE D'ISORA
Cris, chansons ; et voilà ces vieilles tours vivantes. 12
260 La chambre d'Isora se remplit de servantes ; 12
Pour faire un digne accueil au roi d'Arle, on revêt 12
L'enfant de ses habits de fête ; à son chevet, 12
L'aïeul, dans un fauteuil d'orme incrusté d'érable, 12
S'assied, songeant aux jours passés, et, vénérable, 12
265 Il contemple Isora, front joyeux, cheveux d'or, 12
Comme les chérubins peints dans le corridor, 12
Regard d'enfant Jésus que porte la madone, 12
Joue ignorante où dort le seul baiser qui donne 12
Aux lèvres la fraîcheur, tous les autres étant 12
270 Des flammes, même, hélas ! quand le cœur est content. 12
Isore est sur le lit assise, jambes nues ; 12
Son œil bleu rêve avec des lueurs ingénues ; 12
L'aïeul rit, doux reflet de l'aube sur le soir ! 12
Et le sein de l'enfant, demi-nu, laisse voir 12
275 Ce bouton rose, germe auguste des mamelles ; 12
Et ses beaux petits bras ont des mouvements d'ailes. 12
Le vétéran lui prend les mains, les réchauffant ; 12
Et, dans tout ce qu'il dit aux femmes, à l'enfant, 12
Sans ordre, en en laissant deviner davantage, 12
280 Espèce de murmure enfantin du grand âge, 12
Il semble qu'on entend parler toutes les voix 12
De la vie, heur, malheur, à présent, autrefois, 12
Deuil, espoir, souvenir, rire et pleurs, joie et peine ; 12
Ainsi tous les oiseaux chantent dans le grand chêne. 12
285 — Fais-toi belle ; un seigneur va venir ; il est bon ; 12
C'est l'empereur ; un roi, ce n'est pas un barbon 12
Comme nous ; il est jeune ; il est roi d'Arle, en France ; 12
Vois-tu, tu lui feras ta belle révérence, 12
Et tu n'oublieras pas de dire : monseigneur. 12
290 Vois tous les beaux cadeaux qu'il nous fait ! Quel bonheur ! 12
Tous nos bons paysans viendront, parce qu'on t'aime ; 12
Et tu leur jetteras des sequins d'or, toi-même, 12
De façon que cela tombe dans leur bonnet. 12
Et le marquis, parlant aux femmes, leur prenait 12
Les vêtements des mains.
295 — Laissez, que je l'habille !
Oh ! quand sa mère était toute petite fille, 12
Et que j'étais déjà barbe grise, elle avait 12
Coutume de venir dès l'aube à mon chevet ; 12
Parfois, elle voulait m'attacher mon épée, 12
300 Et, de la dureté d'une boucle occupée, 12
Ou se piquant les doigts aux clous du ceinturon, 12
Elle riait. C'était le temps où mon clairon 12
Sonnait superbement à travers l'Italie. 12
Ma fille est maintenant sous terre, et nous oublie. 12
305 D'où vient qu'elle a quitté sa tâche, ô dure loi ! 12
Et qu'elle dort déjà quand je veille encor, moi ? 12
La fille qui grandit sans la mère, chancelle. 12
Oh ! c'est triste, et je hais la mort. Pourquoi prend-elle 12
Cette jeune épousée et non mes pas tremblants ? 12
310 Pourquoi ces cheveux noirs et non mes cheveux blancs ? 12
Et, pleurant, il offrait à l'enfant des dragées. 12
— Les choses ne sont pas ainsi bien arrangées ; 12
Celui qui fait le choix se trompe ; il serait mieux 12
Que l'enfant eût la mère et la tombe le vieux. 12
315 Mais de la mère au moins il sied qu'on se souvienne ; 12
Et, puisqu'elle a ma place, hélas ! je prends la sienne. 12
« Vois donc le beau soleil et les fleurs dans les prés ! 12
C'est par un jour pareil, les grecs étant rentrés 12
Dans Smyrne, le plus grand de leurs ports maritimes, 12
320 Que, le bailli de Rhode et moi, nous les battîmes. 12
Mais regarde-moi donc tous ces beaux jouets-là ! 12
Vois ce reître, on dirait un archer d'Attila. 12
Mais c'est qu'il est vêtu de soie et non de serge ! 12
Et le chapeau d'argent de cette sainte Vierge ! 12
325 Et ce bonhomme en or ! Ce n'est pas très hideux. 12
Mais comme nous allons jouer demain tous deux ! 12
Si ta mère était là, qu'elle serait contente ! 12
Ah ! quand on est enfant, ce qui plaît, ce qui tente, 12
C'est un hochet qui sonne un moment dans la main, 12
330 Peu de chose le soir et rien le lendemain ; 12
Plus tard, on a le goût des soldats véritables, 12
Des palefrois battant du pied dans les étables, 12
Des drapeaux, des buccins jetant de longs éclats, 12
Des camps, et c'est toujours la même chose, hélas ! 12
335 Sinon qu'alors on a du sang à ses chimères. 12
Tout est vain. C'est égal, je plains les pauvres mères 12
Qui laissent leurs enfants derrière elles ainsi. — 12
Ainsi parlait l'aïeul, l'œil de pleurs obscurci, 12
Souriant cependant, car telle est l'ombre humaine. 12
340 Tout à l'ajustement de son ange de reine, 12
Il habillait l'enfant, et, tandis qu'à genoux 12
Les servantes chaussaient ces pieds charmants et doux 12
Et, les parfumant d'ambre, en lavaient la poussière, 12
Il nouait gauchement la petite brassière, 12
345 Ayant plus d'habitude aux chemises d'acier. 12
IX
JOIE HORS DU CHÂTEAU
Le soir vient, le soleil descend dans son brasier ; 12
Et voilà qu'au penchant des mers, sur les collines, 12
Partout, l'es milans roux, les chouettes félines, 12
L'autour glouton, l'orfraie horrible dont l'œil luit 12
350 Avec du sang le jour, qui devient feu la nuit, 12
Tous les tristes oiseaux mangeurs de chair humaine, 12
Fils de ces vieux vautours nés de l'aigle romaine 12
Que la louve d'airain aux cirques appela, 12
Qui suivaient Marius et connaissaient Sylla, 12
355 S'assemblent ; et les uns, laissant un crâne chauve, 12
Les autres, aux gibets essuyant leur bec fauve, 12
D'autres, d'un mât rompu quittant les noirs agrès, 12
D'autres, prenant leur vol du mur des lazarets, 12
Tous, joyeux et criant, en tumulte et sans nombre, 12
360 Ils se montrent Final, la grande cime sombre 12
Qu'Othon, fils d'Aleram le Saxon, crénela, 12
Et se disent entre eux : Un empereur est là ! 12
X
SUITE DE LA JOIE
Cloche ; acclamations ; gémissements ; fanfares ; 12
Feux de joie ; et les tours semblent toutes des phares, 12
365 Tant on a, pour fêter ce jour grand à jamais, 12
De brasiers frissonnants encombré leurs sommets. 12
La table colossale en plein air est dressée. 12
Ce qu'on a sous les yeux répugne à la pensée 12
Et fait peur ; c'est la joie effrayante du mal ; 12
370 C'est plus que le démon, c'est moins que l'animal ; 12
C'est la cour du donjon tout entière rougie 12
D'une prodigieuse et ténébreuse orgie ; 12
C'est Final, mais Final vaincu, tombé, flétri ; 12
C'est un chant dans lequel semble se tordre un cri ; 12
375 Un gouffre où les lueurs de l'enfer sont voisines 12
Du rayonnement calme et joyeux des cuisines ; 12
Le triomphe de l'ombre, obscène, effronté, cru ; 12
Le souper de Satan dans un rêve apparu. 12
A l'angle de la cour, ainsi qu'un témoin sombre, 12
380 Un squelette de tour, formidable décombre, 12
Sur son faîte vermeil d'où s'enfuit le corbeau, 12
Dresse et secoue aux vents, brûlant comme un flambeau, 12
Tout le branchage et tout le feuillage d'un orme ; 12
Valet géant portant un chandelier énorme. 12
385 Le drapeau de l'empire, arboré sur ce bruit, 12
Gonfle son aigle immense au souffle de la nuit. 12
Tout un cortège étrange est là : femmes et prêtres ; 12
Prélats parmi les ducs, moines parmi les reîtres ; 12
Les crosses et les croix d'évêques, au milieu 12
390 Des piques et des dards, mêlent aux meurtres Dieu, 12
Les mitres figurant de plus gros fers de lance. 12
Un tourbillon d'horreur, de nuit, de violence, 12
Semble emplir tous ces cœurs ; que disent-ils entre eux, 12
Ces hommes ? En voyant ces convives affreux, 12
395 On doute si l'aspect humain est véritable ; 12
Un sein charmant se dresse au-dessus de la table, 12
On redoute au-dessous quelque corps tortueux ; 12
C'est un de ces banquets du monde monstrueux 12
Qui règne et vit depuis les Héliogabales ; 12
400 Le luth lascif s'accouple aux féroces cymbales ; 12
Le cynique baiser cherche à se prodiguer ; 12
Il semble qu'on pourrait à peine distinguer 12
De ces hommes les loups, les chiennes de ces femmes ; 12
A travers l'ombre, on voit toutes les soifs infâmes, 12
405 Le désir, l'instinct vil, l'ivresse aux cris hagards, 12
Flamboyer dans l'étoile horrible des regards. 12
Quelque chose de rouge entre les dalles fume ; 12
Mais, si tiède que soit cette douteuse écume, 12
Assez de barils sont éventrés et crevés 12
410 Pour que ce soit du vin qui court sur les pavés. 12
Est-ce une vaste noce ? est-ce un deuil morne et triste ? 12
On ne sait pas à quel dénoûment on assiste, 12
Si c'est quelque affreux monde à la terre étranger, 12
Si l'on voit des vivants ou des larves manger, 12
415 Et si ce qui dans l'ombre indistincte surnage 12
Est la fin d'un festin ou la fin d'un carnage. 12
Par moments, le tambour, le cistre, le clairon, 12
Font ces rages de bruit qui rendaient fou Néron. 12
Ce tumulte rugit, chante, boit, mange, râle, 12
420 Sur un trône est assis Ratbert, content et pâle. 12
C'est, parmi le butin, les chants, les arcs de fleurs, 12
Dans un antre de rois un Louvre de voleurs. 12
Presque nue au milieu des montagnes de roses, 12
Comme des déités dans les apothéoses, 12
425 Altière, recevant vaguement les saluts, 12
Marquant avec ses doigts la mesure des luths, 12
Ayant dans le gala les langueurs de l'alcôve, 12
Près du maître sourit Matha, la blonde fauve ; 12
Et sous la table, heureux, du genou la pressant, 12
430 Le roi cherche son pied dans les mares de sang. 12
Les grands brasiers, ouvrant leur gouffre d'étincelles, 12
Font resplendir les ors d'un chaos de vaisselles ; 12
On ébrèche aux moutons, aux lièvres montagnards, 12
Aux faisans, les couteaux tout à l'heure poignards ; 12
435 Sixte Malaspina, derrière le roi, songe ; 12
Toute lèvre se rue à l'ivresse et s'y plonge ; 12
On achève un mourant en perçant un tonneau ; 12
L'œil croit, parmi les os de chevreuil et d'agneau, 12
Aux tremblantes clartés que les flambeaux prolongent, 12
440 Voir des profils humains dans ce que les chiens rongent ; 12
Des chanteurs grecs, portant des images d'étain 12
Sur leurs chapes, selon l'usage byzantin, 12
Chantent Ratbert, césar, roi, vainqueur, dieu, génie ; 12
On entend sous les bancs des soupirs d'agonie ; 12
445 Une odeur de tuerie et de cadavres frais 12
Se mêle au vague encens brûlant dans les coffret ; 12
Et les boîtes d'argent sur des trépieds de nacre ; 12
Les pages, les valets, encor chauds du massacre, 12
Servent dans le banquet leur empereur ravi 12
450 Et sombre, après l'avoir dans le meurtre servi ; 12
Sur le bord des plats d'or on voit des mains sanglantes ; 12
Ratbert s'accoude avec des poses indolentes ; 12
Au-dessus du festin, dans le ciel blanc du soir, 12
De partout, des hanaps, du buffet, du dressoir, 12
455 Des plateaux où les paons ouvrent leurs larges queues, 12
Des écuelles où brûle un philtre aux lueurs bleues, 12
Des verres, d'hypocras et de vin écumants, 12
Des bouches des buveurs, des bouches des amants, 12
S'élève une vapeur gaie, ardente, enflammée, 12
460 Et les âmes des morts sont dans cette fumée. 12
XI
TOUTES LES FAIMS SATISFAITES
C'est que les noirs oiseaux de l'ombre ont eu raison, 12
C'est que l'orfraie a bien flairé la trahison, 12
C'est qu'un fourbe a surpris le vaillant sans défense, 12
C'est qu'on vient d'écraser la vieillesse et l'enfance. 12
465 En vain quelques soldats fidèles ont voulu 12
Résister, à l'abri d'un créneau vermoulu ; 12
Tous sont morts ; et de sang les dalles sont trempées, 12
Et la hache, l'estoc, les masses, les épées 12
N'ont fait grâce à pas un, sur l'ordre que donna 12
470 Le roi d'Arle au prévôt Sixte Malaspina. 12
Et, quant aux plus mutins, c'est ainsi que les nomme 12
L'aventurier royal fait empereur par Rome, 12
Trente sur les crochets et douze sur le pal 12
Expirent au-dessus du porche principal. 12
475 Tandis qu'en joyeux chants les vainqueurs se répandent, 12
Auprès de ces poteaux et de ces croix où pendent 12
Ceux que Malaspina vient de supplicier, 12
Corbeaux, hiboux, milans, tout l'essaim carnassier, 12
Venus des monts, des bois, des cavernes, des havres, 12
480 S'abattent par volée, et font sur les cadavres 12
Un banquet, moins hideux que celui d'à côté. 12
Ah ! le vautour est triste à voir, en vérité, 12
Déchiquetant sa proie et planant ; on s'effraie 12
Du cri de la fauvette aux griffes de l'orfraie ; 12
485 L'épervier est affreux rongeant des os brisés 12
Pourtant, par l'ombre immense on les sent excusés, 12
L'impénétrable faim est la loi de la terre, 12
Et le ciel, qui connaît la grande énigme austère, 12
La nuit, qui sert de fond au guet mystérieux 12
490 Du hibou promenant la rondeur de ses yeux 12
Ainsi qu'à l'araignée ouvrant ses pâles toiles, 12
Met à ce festin sombre une nappe d'étoiles ; 12
Mais l'être intelligent, le fils d'Adam, l'élu 12
Qui doit trouver le bien après l'avoir voulu, 12
495 L'homme exterminant l'homme et riant, épouvante, 12
Même au fond de la nuit, l'immensité vivante, 12
Et, que le ciel soit noir ou que le ciel soit bleu, 12
Caïn tuant Abel est la stupeur de Dieu. 12
XII
QUE C'EST FABRICE QUI EST UN TRAÎTRE
Un homme qu'un piquet de lansquenets escorte, 12
500 Qui tient une bannière inclinée, et qui porte 12
Une jacque de vair taillée en éventail, 12
Un héraut, fait ce cri devant le grand portail : 12
« Au nom de l'empereur clément et plein de gloire, 12
— Dieu le protège ! — peuple ! il est pour tous notoire 12
505 Que le traître marquis Fabrice d'Albenga 12
Jadis avec les gens des villes se ligua, 12
Et qu'il a maintes fois guerroyé le saint-siège ; 12
C'est pourquoi l'empereur très clément, — Dieu protège 12
L'empereur ! — le citant à son haut tribunal, 12
510 A pris possession de l'état de Final. » 12
L'homme ajoute, dressant sa bannière penchée : 12
— Qui me contredira, soit sa tête tranchée, 12
Et ses biens confisqués à l'empereur. J'ai dit. 12
XIII
SILENCE
Tout à coup on se tait ; ce silence grandit, 12
515 Et l'on dirait qu'au choc brusque d'un vent qui tombe 12
Cet enfer a repris sa figure de tombe ; 12
Ce pandémonium, ivre d'ombre et d'orgueil, 12
S'éteint ; c'est qu'un vieillard a paru sur le seuil ; 12
Un prisonnier, un juge, un fantôme ; l'ancêtre ! 12
C'est Fabrice.
520 On l'amène à la merci du maître.
Ses blêmes cheveux blancs couronnent sa pâleur ; 12
Il a les bras liés au dos comme un voleur ; 12
Et, pareil au milan qui suit des yeux sa proie, 12
Derrière le captif marche, sans qu'il le voie, 12
525 Un homme qui tient haute une épée à deux mains. 12
Matha, fixant sur lui ses beaux yeux inhumains, 12
Rit sans savoir pourquoi, rire étant son caprice. 12
Dix valets de la lance environnent Fabrice. 12
Le roi dit : — Le trésor est caché dans un lieu 12
530 Qu'ici tu connais seul, et je jure par Dieu 12
Que, si tu dis l'endroit, marquis, ta vie est sauve. 12
Fabrice lentement lève sa tête chauve 12
Et se tait.
Le roi dit : Es-tu sourd, compagnon ?
Un reître avec le doigt fait signe au roi que non. 12
535 — Marquis, parle ! ou sinon, vrai comme je me nomme 12
Empereur des Romains, roi d'Arle et gentilhomme, 12
Lion, tu vas japper ainsi qu'un épagneul. 12
Ici, bourreaux ! — Réponds, le trésor ?
Et l'aïeul
Semble, droit et glacé parmi les fers de lance, 12
540 Avoir déjà pris place en l'éternel silence. 12
Le roi dit : — Préparez les coins et les crampons. 12
Pour la troisième fois parleras-tu ? Réponds. 12
Fabrice, sans qu'un mot d'entre ses lèvres sorte, 12
Regarde le roi d'Arle et d'une telle sorte, 12
545 Avec un si superbe éclair, qu'il l'interdit ; 12
Et Ratbert, furieux sous ce regard, bondit 12
Et crie, en s'arrachant le poil de la moustache : 12
— Je te trouve idiot et mal en point, et sache 12
Que les jouets d'enfant étaient pour toi, vieillard ! 12
550 Çà, rends-moi ce trésor, fruit de tes vols, pillard ! 12
Et ne m'irrite pas, ou ce sera ta faute, 12
Et je vais envoyer sur ta tour la plus haute 12
Ta tête au bout d'un pieu se taire dans la nuit. 12
Mais l'aïeul semble d'ombre et de pierre construit ; 12
555 On dirait qu'il ne sait pas même qu'on lui parle. 12
— Le brodequin ! A toi, bourreau ! dit le roi d'Arle, 12
Le bourreau vient, la foule effarée écoutait. 12
On entend l'os crier, mais la bouche se tait. 12
Toujours prêt à frapper le prisonnier en traître, 12
560 Le coupe-tête jette un coup d'œil à son maître. 12
— Attends que je te fasse un signe, dit Ratbert. 12
Et, reprenant :
— Voyons, toi chevalier haubert,
Mais cadet, toi marquis, mais bâtard, si tu donnes 12
Ces quelques diamants de plus à mes couronnes, 12
565 Si tu veux me livrer ce trésor, je te fais 12
Prince, et j'ai dans mes ports dix galères de Fez 12
Dont je te fais présent avec cinq cents esclaves. 12
Le vieillard semble sourd et muet.
— Tu me braves !
Eh bien ! tu vas pleurer, dit le fauve empereur. 12
XIV
RATBERT REND L'ENFANT À L'AÏEUL
570 Et voici qu'on entend comme un souffle d'horreur 12
Frémir, même en cette ombre et même en cette horde. 12
Une civière passe, il y pend une corde ; 12
Un linceul la recouvre ; on la pose à l'écart ; 12
On voit deux pieds d'enfants qui sortent du brancard. 12
575 Fabrice, comme au vent se renverse un grand arbre, 12
Tremble, et l'homme de chair sous cet homme de marbre 12
Reparaît ; et Ratbert fait lever le drap noir. 12
C'est elle ! Isora ! pâle, inexprimable à voir, 12
Étranglée ; et sa main crispée, et cela navre, 12
580 Tient encore un hochet ; pauvre petit cadavre ! 12
L'aïeul tressaille avec la force d'un géant ; 12
Formidable, il arrache au brodequin béant 12
Son pied dont le bourreau vient de briser le pouce ; 12
Les bras toujours liés, de l'épaule il repousse 12
585 Tout ce tas de démons, et va jusqu'à l'enfant, 12
Et sur ses deux genoux tombe, et son cœur se fend. 12
Il crie en se roulant sur la petite morte : 12
— Tuée ! ils l'ont tuée ! et la place était forte, 12
Le pont avait sa chaîne et la herse ses poids, 12
590 On avait des fourneaux pour le soufre et la poix, 12
On pouvait mordre avec ses dents le roc farouche, 12
Se défendre, hurler, lutter, s'emplir la bouche 12
De feu, de plomb fondu, d'huile, et les leur cracher 12
A la figure avec les éclats du rocher ! 12
595 Non ! on a dit : Entrez, et, par la porte ouverte, 12
Ils sont entrés ! la vie à la mort s'est offerte ! 12
On a livré la place, on n'a point combattu ! 12
Voilà la chose ; elle est toute simple ; ils n'ont eu 12
Affaire qu'à ce vieux misérable imbécile ! 12
600 Égorger un enfant, ce n'est pas difficile. 12
Tout à l'heure, j'étais tranquille, ayant peu vu 12
Qu'on tuât des enfants, et je disais : Pourvu 12
Qu'Isora vive, eh bien ! après cela, qu'importe ? — 12
Mais l'enfant ! O mon Dieu ! c'est donc vrai qu'elle est morte ! 12
605 Penser que nous étions là tous deux hier encor ! 12
Elle allait et venait dans un gai rayon d'or ; 12
Cela jouait toujours, pauvre mouche éphémère ! 12
C'était la petite âme errante de sa mère ! 12
Le soir, elle posait son doux front sur mon sein, 12
610 — Et dormait… — Ah ! brigand ! assassin ! assassin ! 12
Il se dressait, et tout tremblait dans le repaire, 12
Tant c'était la douleur d'un lion et d'un père, 12
Le deuil, l'horreur, et tant ce sanglot rugissait ! 12
— Et moi qui, ce matin, lui nouais son corset ! 12
615 Je disais : Fais-toi belle, enfant ! Je parais l'ange 12
Pour le spectre. — Oh ! ris donc là-bas, femme de fange ! 12
Riez tous ! Idiot, en effet, moi qui crois 12
Qu'on peut se confier aux paroles des rois 12
Et qu'un hôte n'est pas une bête féroce ! 12
620 Le roi, les chevaliers, l'évêque avec sa crosse, 12
Ils sont venus, j'ai dit : Entrez ; c'étaient des loups ! 12
Est-ce qu'ils ont marché sur elle avec des clous 12
Qu'elle est toute meurtrie ? Est-ce qu'ils l'ont battue ? 12
Et voilà maintenant nos filles qu'on nous tue 12
625 Pour voler un vieux casque en vieil or de ducat ! 12
Je voudrais que quelqu'un d'honnête m'expliquât 12
Cet événement-ci, voilà ma fille morte ! 12
Dire qu'un empereur vient avec une escorte, 12
Et que des gens nommés Farnèse, Spinola, 12
630 Malaspina, Cibo, font de ces choses-là, 12
Et qu'on se met à cent, à mille, avec ce prêtre, 12
Ces femmes, pour venir prendre un enfant en traître, 12
Et que l'enfant est là, mort, et que c'est un jeu ; 12
C'est à se demander s'il est encore un Dieu, 12
635 Et si, demain, après de si lâches désastres, 12
Quelqu'un osera faire encor lever les astres 12
M'avoir assassiné ce petit être-là ! 12
Mais c'est affreux d'avoir à se mettre cela 12
Dans la tête, que c'est fini, qu'ils l'ont tuée, 12
640 Qu'elle est morte ! — Oh ! ce fils de la prostituée, 12
Ce Ratbert, comme il m'a hideusement trompé ! 12
O Dieu ! de quel démon est cet homme échappé ? 12
Vraiment ! est-ce donc trop espérer que de croire 12
Qu'on ne va point, par ruse et par trahison noire, 12
645 Massacrer des enfants, broyer des orphelins, 12
Des anges, de clarté céleste encor tout pleins ? 12
Mais c'est qu'elle est là, morte, immobile, insensible ! 12
Je n'aurais jamais cru que cela fût possible. 12
Il faut être le fils de cette infâme Agnès ! 12
650 Rois ! j'avais tort jadis quand je vous épargnais ; 12
Quand, pouvant vous briser au front le diadème, 12
Je vous lâchais, j'étais un scélérat moi-même, 12
J'étais un meurtrier d'avoir pitié de vous ! 12
Oui, j'aurais dû vous tordre entre mes serres, tous ! 12
655 Est-ce qu'il est permis d'aller dans les abîmes 12
Reculer la limite effroyable des crimes, 12
De voler, oui, ce sont des vols, de faire un tas 12
D'abominations, de maux et d'attentats, 12
De tuer des enfants et de tuer des femmes, 12
660 Sous prétexte qu'on fut, parmi les oriflammes 12
Et les clairons, sacré devant le monde entier 12
Par Urbain quatre, pape, et fils d'un savetier ? 12
Que voulez-vous qu'on fasse à de tels misérables ? 12
Avoir mis son doigt noir sur ces yeux adorables ! 12
665 Ce chef-d'œuvre du Dieu vivant, l'avoir détruit ! 12
Quelle mamelle d'ombre et d'horreur et de nuit, 12
Dieu juste, a donc été de ce monstre nourrice ? 12
Un tel homme suffit pour qu'un siècle pourrisse. 12
Plus de bien ni de mal, plus de droit, plus de lois. 12
670 Est-ce que le tonnerre est absent quelquefois ? 12
Est-ce qu'il n'est pas temps que la foudre se prouve, 12
Cieux profonds, en broyant ce chien, fils de la louve ? 12
Oh ! sois maudit, maudit, maudit, et sois maudit, 12
Ratbert, empereur, roi, césar, escroc, bandit ! 12
675 O grand vainqueur d'enfants de cinq ans ! maudits soient 12
Les pas que font tes pieds, les jours que tes yeux voient, 12
Et la gueuse qui t'offre en riant son sein nu, 12
Et ta mère publique, et ton père inconnu ! 12
Terre et cieux ! c'est pourtant bien le moins qu'un doux être 12
680 Qui joue à notre porte et sous notre fenêtre, 12
Qui ne fait rien que rire et courir dans les fleurs, 12
Et qu'emplir de soleil nos pauvres yeux en pleurs, 12
Ait le droit de jouir de l'aube qui l'enivre, 12
Puisque les empereurs laissent les forçats vivre, 12
685 Et puisque Dieu, témoin des deuils et des horreurs, 12
Laisse sous le ciel noir vivre les empereurs ! 12
XV
LES DEUX TÊTES
Ratbert en ce moment, distrait jusqu'à sourire, 12
Écoutait Afranus à voix basse lui dire : 12
— Majesté, le caveau du trésor est trouvé. 12
L'aïeul pleurait.
690 — Un chien, au coin des murs crevé,
Est un être enviable auprès de moi. Va, pille, 12
Vole, égorge, empereur ! O ma petite fille, 12
Parle-moi ! Rendez-moi mon doux ange, ô mon Dieu ! 12
Elle ne va donc pas me regarder un peu ? 12
695 Mon enfant ! Tous les jours nous allions dans les lierres. 12
Tu disais : Vois les fleurs, et moi : Prends garde aux pierres ! 12
Et je la regardais, et je crois qu'un rocher 12
Se fût attendri rien qu'en la voyant marcher. 12
Hélas ! avoir eu foi dans ce monstrueux drôle ! 12
700 Mets ta tête adorée auprès de mon épaule. 12
Est-ce que tu m'en veux ? C'est moi qui suis là ! Dis, 12
Tu n'ouvriras donc plus tes yeux du paradis ! 12
Je n'entendrai donc plus ta voix, pauvre petite ! 12
Tout ce qui me tenait aux entrailles me quitte ; 12
705 Et ce sera mon sort à moi, le vieux vainqueur, 12
Qu'à deux reprises Dieu m'ait arraché le cœur, 12
Et qu'il ait retiré de ma poitrine amère 12
L'enfant, après m'avoir ôté du flanc la mère ! 12
Mon Dieu, pourquoi m'avoir pris cet être si doux ? 12
710 Je n'étais pourtant pas révolté contre vous, 12
Et le consentais presque à ne plus avoir qu'elle. 12
Morte ! et moi, je suis là, stupide, qui l'appelle ! 12
Oh ! si je n'avais pas les bras liés, je crois 12
Que je réchaufferais ses pauvres membres froids. 12
715 Comme ils l'ont fait souffrir ! La corde l'a coupée. 12
Elle saigne.
Ratbert, blême et la main crispée,
Le voyant à genoux sur son ange dormant, 12
Dit : — Porte-glaive, il est ainsi commodément. 12
Le porte-glaive fit, n'étant qu'un misérable, 12
720 Tomber sur l'enfant mort la tête vénérable. 12
Et voici ce qu'on vit dans ce même instant-là : 12
La tête de Ratbert sur le pavé roula, 12
Hideuse, comme si le même coup d'épée, 12
Frappant deux fois, l'avait avec l'autre coupée. 12
725 L'horreur fut inouïe ; et tous, se retournant, 12
Sur le grand fauteuil d'or du trône rayonnant 12
Aperçurent le corps de l'empereur sans tête, 12
Et son cou d'où sortait, dans un bruit de tempête, 12
Un flot rouge, un sanglot de pourpre, éclaboussant 12
730 Les convives, le trône et la table, de sang. 12
Alors dans la clarté d'abîme et de vertige 12
Qui marque le passage énorme d'un prodige, 12
Des deux têtes on vit l'une, celle du roi, 12
Entrer sous terre et fuir dans le gouffre d'effroi 12
735 Dont l'expiation formidable est la règle, 12
Et l'autre s'envoler avec des ailes d'aigle. 12
XVI
APRÈS JUSTICE FAITE
L'ombre couvre à présent Ratbert, l'homme de nuit. 12
Nos pères — c'est ainsi qu'un nom s'évanouit — 12
Défendaient d'en parler, et du mur de l'histoire 12
740 Les ans ont effacé cette vision noire. 12
Le glaive qui frappa ne fut point aperçu ; 12
D'où vint ce sombre coup, personne ne l'a su ; 12
Seulement, ce soir-là, bêchant pour se distraire, 12
Héraclius le Chauve, abbé de Joug-Dieu, frère 12
745 D'Acceptus, archevêque et primat de Lyon, 12
Étant aux champs avec le diacre Pollion, 12
Vit, dans les profondeurs par les vents remuées, 12
Un archange essuyer son épée aux nuées. 12
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