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HUG_3/HUG582
Victor HUGO
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
PREMIÈRE SÉRIE
1859
VI
LES TRÔNES D'ORIENT
Zim-Zizimi
Zim-Zizimi, soudan d'Égypte, commandeur 12
Des croyants, padischah qui dépasse en grandeur 12
Le césar d'Allemagne et le sultan d'Asie, 12
Maître que la splendeur énorme rassasie, 12
5 Songe. C'est le moment de son festin du soir ; 12
Toute la table fume ainsi qu'un encensoir ; 12
Le banquet est dressé dans la plus haute crypte 12
D'un grand palais bâti par les vieux rois d'Égypte ; 12
Les plafonds sont dorés et les piliers sont peints ; 12
10 Les buffets sont chargés de viandes et de pains, 12
Et de tout ce que peut rêver la faim humaine ; 12
Un roi mange en un jour plus qu'en une semaine 12
Le peuple d'Ispahan, de Byzance et de Tyr ; 12
Et c'est l'an des valets que de faire aboutir 12
15 La mamelle du monde à la bouche d'un homme ; 12
Tous les mets qu'on choisit, tous les vins qu'on renomme 12
Sont là, car le sultan Zizimi boit du vin ; 12
Il rit du livre austère et du texte divin 12
Que le derviche triste, humble et pâle vénère ; 12
20 L'homme sobre est souvent cruel, et, d'ordinaire, 12
L'économe de vin est prodigue de sang ; 12
Mais Zim est à la fois ivrogne et malfaisant. 12
Ce qui n'empêche pas qu'il ne soit plein de gloire. 12
Il règne ; il a soumis la vieille Afrique noire ; 12
25 Il règne par le sang, la guerre et l'échafaud ; 12
Il tient l'Asie ainsi qu'il tient l'Afrique ; il faut 12
Que celui qui veut fuir son empire s'exile 12
Au nord, en Thrace, au sud, jusqu'au fleuve Baxile ; 12
Toujours vainqueur, fatal, fauve, il a pour vassaux 12
30 Les batailles, les camps, les clairons, les assauts ; 12
L'aigle en l'apercevant crie et fuit dans les roches. 12
Les rajahs de Mysore et d'Agra sont ses proches, 12
Ainsi qu'Omar, qui dit : Grâce à moi, Dieu vaincra. 12
Son oncle est Hayraddin, sultan de Bassora, 12
35 Les grands cheikhs du désert sont tous de sa famille. 12
Le roi d'Oude est son frère, et l'épée est sa fille. 12
Il a dompté Bagdad, Trébizonde, et Mossul, 12
Que conquit le premier Duilius, ce consul 12
Qui marchait précédé de flûtes tibicines ; 12
40 Il a soumis Gophna, les forêts abyssines, 12
L'Arabie, où l'aurore a d'immenses rougeurs, 12
Et l'Hedjaz, où, le soir, les tremblants voyageurs, 12
De la nuit autour d'eux sentant rôder les bêtes, 12
Allument de grands feux, tiennent leurs armes prêtes, 12
45 Et se brûlent un doigt pour ne pas s'endormir ; 12
Mascate et son imam, la Mecque et son émir, 12
Le Liban, le Caucase et l'Atlas font partie 12
De l'ombre de son trône, ainsi que la Scythie, 12
Et l'eau de Nagaïn, et le sable d'Ophir, 12
50 Et le Sahara fauve, où l'oiseau vert asfir 12
Vient becqueter la mouche aux pieds des dromadaires ; 12
Pareils à des vautours forcés de changer d'aires, 12
Devant lui, vingt sultans, reculant hérissés, 12
Se sont dans la fournaise africaine enfoncés ; 12
55 Quand il étend son sceptre, il touche aux âpres zones 12
Où luit la nudité des fières amazones ; 12
En Grèce, il fait lutter chrétiens contre chrétiens, 12
Les chiens contre les porcs, les porcs contre les chiens ; 12
Tout le craint ; et sa tête est de loin saluée 12
60 Par le lama debout dans la sainte nuée, 12
Et son nom fait pâlir parmi les kassburdars 12
Le sophi devant qui flottent sept étendards ; 12
Il règne ; et le morceau qu'il coupe de la terre 12
S'agrandit chaque jour sous son noir cimeterre ; 12
65 Il foule les cités, les achète, les vend, 12
Les dévore ; à qui sont les hommes, Dieu vivant ? 12
A lui, comme la paille est au bœuf dans l'étable. 12
*
Cependant il s'ennuie. Il est seul à sa table, 12
Le trône ne pouvant avoir de conviés ; 12
70 Grandeur, bonheur, les biens par la foule enviés, 12
L'alcôve où l'on s'endort, le sceptre où l'on s'appuie, 12
Il a tout ; c'est pourquoi ce tout-puissant s'ennuie ; 12
Ivre, il est triste.
Il vient d'épuiser les plaisirs ;
Il a donné son pied à baiser aux vizirs ; 12
75 Sa musique a joué les fanfares connues ; 12
Des femmes ont dansé devant lui toutes nues ; 12
Il s'est fait adorer par un tas prosterné 12
De cheiks et d'ulémas décrépits, étonné 12
Que la barbe fût blanche alors que l'âme est vile ; 12
80 Il s'est fait amener des prisons de la ville 12
Deux voleurs qui se sont traînés à ses genoux, 12
Criant grâce, implorant l'homme maître de tous, 12
Agitant à leurs poings de pesantes ferrailles, 12
Et, curieux de voir s'échapper leurs entrailles, 12
85 Il leur a lentement lui-même ouvert le flanc ; 12
Puis il a renvoyé ses esclaves, bâillant. 12
Zim regarde, en sa molle et hautaine attitude, 12
Cherchant à qui parler dans cette solitude. 12
Le trône où Zizimi s'accoude est soutenu 12
90 Par dix sphinx au front ceint de roses, au flanc nu ; 12
Tous sont en marbre blanc ; tous tiennent une lyre ; 12
L'énigme dans leurs yeux semble presque sourire ; 12
Chacun d'eux porte un mot sur sa tête sculpté, 12
Et ces dix mots sont : Gloire, Amour, Jeu, Volupté, 12
95 Santé, Bonheur, Beauté, Grandeur, Victoire, Joie. 12
Et le sultan s'écrie :
— O sphinx dont l'œil flamboie,
Je suis le Conquérant ; mon nom est établi 12
Dans l'azur des cieux, hors de l'ombre et de l'oubli ; 12
Et mon bras porte un tas de foudres qu'il secoue ; 12
100 Mes exploits fulgurants passent comme une roue ; 12
Je vis ; je ne suis pas ce qu'on nomme un mortel ; 12
Mon trône vieillissant se transforme en autel ; 12
Quand le moment viendra que je quitte la terre, 12
Étant le jour, j'irai rentrer dans la lumière ; 12
105 Dieu dira : « Du sultan je veux me rapprocher. » 12
L'aube prendra son astre et viendra me chercher. 12
L'homme m'adore avec des faces d'épouvante ; 12
L'Orgueil est mon valet ; la Gloire est ma servante ; 12
Elle se tient debout quand Zizimi s'assied ; 12
110 Je dédaigne et je hais les hommes — et mon pied 12
Sent le mou de la fange en marchant sur leurs nuques. 12
A défaut des humains, tous muets, tous eunuques, 12
Tenez-moi compagnie, ô sphinx qui m'entourez 12
Avec vos noms joyeux sur vos têtes dorés, 12
115 Désennuyez le roi redoutable qui tonne ; 12
Que ma splendeur en vous autour de moi rayonne ; 12
Chantez-moi votre chant de gloire et de bonheur ; 12
O trône triomphal dont je suis le seigneur, 12
Parle-moi ! Parlez-moi, sphinx couronnés de roses ! — 12
120 Alors les sphinx, avec la voix qui sort des choses, 12
Parlèrent ; tels ces bruits qu'on entend en dormant. 12
*
LE PREMIER SPHINX
La reine Nitocris, près du clair firmament, 12
Habite le tombeau de la haute terrasse ; 12
Elle est seule, elle est triste ; elle songe à sa race, 12
125 A tous ces rois, terreur des grecs et des hébreux, 12
Durs, sanglants, et sortis de son flanc ténébreux ; 12
Au milieu de l'azur son sépulcre est farouche ; 12
Les oiseaux tombent morts quand leur aile le touche, 12
Et la reine est muette et les nuages font 12
130 Sur son royal silence un bruit sombre et profond. 12
Selon l'antique loi, nul vivant, s'il ne porte 12
Sur sa tête un corps mort, ne peut franchir la porte 12
Du tombeau, plein d'enfer et d'horreur pénétré. 12
La reine ouvre les yeux la nuit ; le ciel sacré 12
135 Apparaît à la morte à travers les pilastres ; 12
Son œil sinistre et fixe importune les astres ; 12
Et jusqu'à l'aube, autour des os de Nitocris, 12
Un flot de spectres passe avec de vagues cris. 12
LE DEUXIÈME SPHINX
Si grands que soient les rois, les pharaons, les mages 12
140 Qu'entoure une nuée éternelle d'hommages, 12
Personne n'est plus haut que Téglath-Phalasar. 12
Comme Dieu même, à qui l'étoile sert de char, 12
Il a son temple avec un prophète pour prêtre ; 12
Ses yeux semblent de pourpre, étant les yeux du maître ; 12
145 Tout tremble ; et, sous son joug redouté, le héros 12
Tient les peuples courbés ainsi que des taureaux ; 12
Pour les villes d'Assur que son pas met en cendre, 12
Il est ce que sera pour l'Asie Alexandre, 12
Il est ce que sera pour l'Europe Attila ; 12
150 Il triomphe, il rayonne ; et, pendant ce temps-là, 12
Sans savoir qu'à ses pieds toute la terre tombe, 12
Pour le mur qui sera la cloison de sa tombe 12
Des potiers font sécher de la brique au soleil. 12
LE TROISIÈME SPHINX
Nemrod était un maître aux archanges pareil ; 12
155 Son nom est sur Babel, la sublime masure ; 12
Son sceptre altier couvrait l'espace qu'on mesure 12
De la mer du couchant à la mer du levant ; 12
Baal le fit terrible à tout être vivant 12
Depuis le ciel sacré jusqu'à l'enfer immonde ; 12
160 Ayant rempli ses mains de l'empire du monde, 12
Si l'on eût dit : « Nemrod mourra », qui l'aurait cru ? 12
Il vivait ; maintenant cet homme a disparu. 12
Le désert est profond et le vent est sonore. 12
LE QUATRIÈME SPHINX
Chrem fut roi, sa statue était d'or ; on ignore 12
165 La date de la fonte et le nom du fondeur ; 12
Et nul ne pourrait dire à quelle profondeur, 12
Ni dans quel sombre puits, ce pharaon sévère 12
Flotte plongé dans l'huile, en son cercueil de verre. 12
Les rois triomphent, beaux, fiers, joyeux, courroucés, 12
170 Puissants, victorieux alors Dieu dit : Assez ! 12
Le temps, spectre debout sur tout ce qui s'écroule 12
Tient et par moments tourne un sablier, où coule 12
Une poudre qu'il a prise dans les tombeaux 12
Et ramassée aux plis des linceuls en lambeaux, 12
175 Et la cendre des morts mesure aux vivants l'heure. 12
Rois, le sablier tremble et la clepsydre pleure ; 12
Pourquoi ? le savez-vous, rois ? C'est que chacun d'eux 12
Voit, au-delà de vous, ô princes hasardeux, 12
Le dedans du sépulcre et de la catacombe, 12
180 Et la forme que prend le trône dans la tombe. 12
LE CINQUIÈME SPHINX
Les quatre conquérants de l'Asie étaient grands ; 12
Leurs colères roulaient ainsi que des torrents ; 12
Quand ils marchaient, la terre oscillait sur son axe ; 12
Thuras tenait le Phase, Ochus avait l'Araxe, 12
185 Gour la Perse, et le roi fatal, Phul-Bélézys, 12
Sur l'Inde monstrueuse et triste était assis ; 12
Quand Cyrus les lia tous quatre à son quadrige, 12
L'Euphrate eut peur ; Ninive, en voyant ce prodige, 12
Disait : « Quel est ce char étrange et radieux 12
190 Que traîne un formidable attelage de dieux ? » 12
Ainsi parlait le peuple, ainsi parlait l'armée ; 12
Tout s'est évanoui, puisque tout est fumée. 12
LE SIXIÈME SPHINX
Cambyse ne fait plus un mouvement ; il dort ; 12
Il dort sans même voir qu'il pourrit ; il est mort. 12
195 Tant que vivent les rois la foule est à plat ventre ; 12
On les contemple, on trouve admirable leur antre ; 12
Mais sitôt qu'ils sont morts, ils deviennent hideux, 12
Et n'ont plus que les vers pour ramper autour d'eux. 12
Oh ! de Troie à Memphis, et d'Ecbatane à Tarse, 12
200 La grande catastrophe éternelle est éparse 12
Avec Pyrrhus le grand, avec Psamméticus ! 12
Les rois vainqueurs sont morts plus que les rois vaincus, 12
Car la mort rit, et fait, quand sur l'homme elle monte, 12
Plus de nuit sur la gloire, hélas ! que sur la honte. 12
LE SEPTIÈME SPHINX
205 La tombe où l'on a mis Bélus croule au désert ; 12
Ruine, elle a perdu son mur de granit vert 12
Et sa coupole, sœur du ciel, splendide et ronde ; 12
Le pâtre y vient choisir des pierres pour sa fronde ; 12
Celui qui, le soir, passe en ce lugubre champ 12
210 Entend le bruit que fait le chacal en mâchant ; 12
L'ombre en ce lieu s'amasse et la nuit est là toute ; 12
Le voyageur, tâtant de son bâton la voûte, 12
Crie en vain : — Est-ce ici qu'était le dieu Bélus ? 12
Le sépulcre est si vieux qu'il ne s'en souvient plus. 12
LE HUITIÈME SPHINX
215 Aménophis, Ephrée et Cherbron sont funèbres ; 12
Rhamsès est devenu tout noir dans les ténèbres ; 12
Les satrapes s'en vont dans l'ombre, ils s'en vont tous. 12
L'ombre n'a pas besoin de clefs ni de verrous, 12
L'ombre est forte. La mort est la grande geôlière ; 12
220 Elle manie un dieu d'une main familière, 12
Et l'enferme ; les rois sont ses noirs prisonniers ; 12
Elle tient les premiers, elle tient les derniers ; 12
Dans une gaine étroite elle a roidi leurs membres ; 12
Elle les a couchés dans de lugubres chambres 12
225 Entre des murs bâtis de cailloux et de chaux ; 12
Et, pour qu'ils restent seuls dans ces blêmes cachots, 12
Méditant sur leur sceptre et sur leur aventure, 12
Elle a pris de la terre et bouché l'ouverture. 12
LE NEUVIÈME SPHINX
Passants, quelqu'un veut-il voir Cléopâtre au lit ? 12
230 Venez ; l'alcôve est morne, une brume l'emplit ; 12
Cléopâtre est couchée à jamais. Cette femme 12
Fut l'éblouissement de l'Asie et la flamme 12
Que tout le genre humain avait dans le regard ; 12
Quand elle disparut, le monde fut hagard ; 12
235 Ses dents étaient de perle et sa bouche était d'ambre ; 12
Les rois mouraient d'amour en entrant dans sa chambre ; 12
Pour elle Éphractæus soumit l'Atlas, Sapor 12
Vint d'Osymandias saisit le cercle d'or, 12
Mamylos conquit Suze et Tentyris détruite 12
240 Et Palmyre, et pour elle Antoine prit la fuite ; 12
Entre elle et l'univers qui s'offraient à la fois 12
Il hésita, lâchant le monde dans son choix ; 12
Cléopâtre égalait les Junons éternelles ; 12
Une chaîne sortait de ses vagues prunelles ; 12
245 O tremblant cœur humain, si jamais tu vibras, 12
C'est dans l'étreinte altière et douce de ses bras ; 12
Son nom seul enivrait, Strophus n'osait l'écrire ; 12
La terre s'éclairait de son divin sourire, 12
A force de lumière et d'amour, effrayant 12
250 Son corps semblait mêlé d'azur ; en la voyant, 12
Vénus, le soir, rentrait jalouse sous la nue ; 12
Cléopâtre embaumait l'Égypte ; toute nue, 12
Elle brûlait les yeux ainsi que le soleil ; 12
Les roses enviaient l'ongle de son orteil ; 12
255 O vivants, allez voir sa tombe souveraine ; 12
Fière, elle était déesse et daignait être reine ; 12
L'amour prenait pour arc sa lèvre aux coins moqueurs ; 12
Sa beauté rendait fous les fronts, les sens, les cœurs, 12
Et plus que les lions rugissants était forte ; 12
260 Mais bouchez-vous le nez si vous passez la porte. 12
LE DIXIÈME SPHINX
Que fait Sennachérib, roi plus grand que le sort ? 12
Le roi Sennachérib fait ceci qu'il est mort. 12
Que fait Gad ? Il est mort. Que fait Sardanapale ? 12
Il est mort.
*
Le sultan écoutait, morne et pâle.
265 — Voilà de sombres voix, dit-il, et je ferai 12
Dès demain jeter bas ce palais effaré 12
Où le démon répond quand on s'adresse aux anges. — 12
Il menaça du poing les sphinx aux yeux étranges. 12
*
Et son regard tomba sur sa coupe où brillait 12
270 Le vin semé de sauge et de feuilles d'œillet. 12
— Ah ! toi, tu sais calmer ma tête fatiguée ; 12
Viens, ma coupe, dit-il. Ris, parle-moi, sois gaie. 12
Chasse de mon esprit ces nuages hideux. 12
Moi, le pouvoir, et toi, le vin, causons tous deux. 12
275 La coupe étincelante, embaumée et fleurie, 12
Lui dit :
— Phur, roi soleil, avait Alexandrie ;
Il levait au-dessus de la mer son cimier ; 12
Il tirait de son peuple orageux, le premier 12
D'Afrique après Carthage et du monde après Rome, 12
280 Des soldats plus nombreux que les rêves que l'homme 12
Voit dans la transparence obscure du sommeil ; 12
Mais à quoi bon avoir été l'homme soleil ? 12
Puisqu'on est le néant, que sert d'être le maître ? 12
Que sert d'être calife ou mage ? A quoi bon être 12
285 Un de ces pharaons, ébauches des sultans, 12
Qui, dans la profondeur ténébreuse des temps, 12
Jettent la lueur vague et sombre de leurs mitres ? 12
A quoi bon être Arsès, Darius, Armamithres, 12
Cyaxare, Séthos, Dardanus, Dercylas, 12
290 Xercès, Nabonassar, Asar-Addon, hélas ! 12
On a des légions qu'à la guerre on exerce ; 12
On est Antiochus, Chosroès, Artaxerce, 12
Sésostris, Annibal, Astyage, Sylla, 12
Achille, Omar, César, on meurt, sachez cela. 12
295 Ils étaient dans le bruit, ils sont dans le silence. 12
Vivants, quand le trépas sur un de vous s'élance, 12
Tout homme, quel qu'il soit, meurt tremblant ; mais le roi 12
Du haut de plus d'orgueil tombe dans plus d'effroi ; 12
Cet esprit plus noir trouve un juge plus farouche ; 12
300 Pendant que l'âme fuit, le cadavre se couche, 12
Et se sent sous la terre opprimer et chercher 12
Par la griffe de l'arbre et le poids du rocher ; 12
L'orfraie à son côté se tapit défiante. 12
Qu'est-ce qu'un sultan mort ? Les taupes font leur fiente 12
305 Dans de la cendre à qui l'empire fut donné, 12
Et dans des ossements qui jadis ont régné ; 12
Et les tombeaux des rois sont des trous à panthère. 12
Zim, furieux, brisa la coupe contre terre. 12
*
Pour éclairer la salle, on avait apporté 12
310 Au centre de la table un flambeau d'or sculpté 12
A Sumatra, pays des orfèvres célèbres ; 12
Cette lampe splendide étoilait les ténèbres. 12
Zim lui parla.
— Voilà de la lumière au moins !
Les sphinx sont de la nuit les funèbres témoins ; 12
315 La coupe, étant toujours ivre, est à peu près folle ; 12
Mais toi, flambeau, tu vis dans ta claire auréole, 12
Tu jettes aux banquets un regard souriant ; 12
O lampe, où tu parais tu fais un orient ; 12
Quand tu parles, ta voix doit être un chant d'aurore ; 12
320 Dis-moi quelque chanson divine que j'ignore, 12
Parle-moi, ravis-moi, lampe du paradis ! 12
Que la coupe et les sphinx monstrueux soient maudits ; 12
Car les sphinx ont l'œil faux, la coupe a le vin traître. 12
Et la lampe parla sur cet ordre du maître : 12
325 — Après avoir eu Tyr, Babylone, Ilion, 12
Et pris Delphe à Thésée et l'Athos au lion, 12
Conquis Thèbe, et soumis le Gange tributaire, 12
Ninus le fratricide est perdu sous la terre ; 12
Il est muré, selon le rite assyrien, 12
330 Dans un trou formidable où l'on ne voit plus rien. 12
Où ? qui le sait ? les puits sont noirs, la terre est creuse. 12
L'homme est devenu spectre. A travers l'ombre affreuse, 12
Si le regard de ceux qui sont vivants pouvait 12
Percer jusqu'au lit triste au lugubre chevet 12
335 Où gît ce roi, jadis éclair dans la tempête, 12
On verrait, à côté de ce qui fut sa tête, 12
Un vase de grès rouge, un doigt de marbre blanc ; 12
Adam le trouverait à Caïn ressemblant. 12
La vipère frémit quand elle s'aventure 12
340 Jusqu'à cette effrayante et sombre pourriture. 12
Il est gisant ; il dort ; peut-être qu'il attend. 12
Par moment, la Mort vient dans sa tombe, apportant 12
Une cruche et du pain qu'elle dépose à terre ; 12
Elle pousse du pied le dormeur solitaire, 12
345 Et lui dit : — Me voici, Ninus. Réveille-toi. 12
Je t'apporte à manger. Tu dois avoir faim, roi. 12
Prends. — Je n'ai plus de mains, répond le roi farouche. 12
— Allons, mange. Et Ninus dit : — Je n'ai plus de bouche. 12
Et la Mort, lui montrant le pain, dit : — Fils des dieux, 12
350 Vois ce pain. Et Ninus répond : — Je n'ai plus d'yeux. — 12
*
Zim se dressa terrible, et, sur les dalles sombres 12
Que le festin couvrait de ses joyeux décombres, 12
Jeta la lampe d'or sculptée à Sumatra. 12
La lampe s'éteignit.
Alors la Nuit entra ;
355 Et Zim se trouva seul avec elle ; la salle, 12
Comme en une fumée obscure et colossale, 12
S'effaça ; Zim tremblait, sans gardes, sans soutiens. 12
La Nuit lui prit la main dans l'ombre, et lui dit : Viens. 12
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