Métrique en Ligne
HUG_26/HUG1522
Victor HUGO
LES ANNÉES FUNESTES
1898
XXVII
Est-ce mon siècle, ou bien le vent ? J'ai le frisson. 12
Du haut de mon rocher, derrière l'horizon, 12
J'entends confusément des brouhahas hostiles ; 12
Et j'écoute ; et, moi-même en butte aux projectiles, 12
5 J'examine, rêveur, les insulteurs lointains. 12
Dans mes vers sur lesquels ont soufflé les destins 12
J'ai tort de me servir de ce grand mot : la Haine. 12
Peuple, la calomnie est aujourd'hui sereine. 12
Et bonne fille ; on a de nos jours inventé 12
10 La diffamation sanglante avec gaîté, 12
Une espèce de meurtre amusant pour les autres, 12
L'affront pour rire ; hélas, oui, ces mœurs sont les vôtres, 12
Et je médite.
On sait qu'on ment, on en convient,
On en joue ; on ne veut qu'un succès, on l'obtient : 12
15 Être deux ou trois jours cru par les imbéciles. 12
L'exil ; l'ombre, le deuil ne sont plus des asiles ; 12
On lapide le crêpe au chapeau d'un proscrit. 12
Que Jésus soit Jésus, bon ! S'il devient lè Christ, 12
On le hue. Ah ! faquin ! tu veux être exemplaire ! 12
20 On ajoute des clous à sa croix, sans colère : 12
La colère fatigue, on n'en a pas. Pourquoi ? 12
Faut-il que le menteur dans son mensonge ait foi ? 12
Cet homme m'est livré. Je demande sa tête, 12
Suis-je son ennemi pour cela ? Pas si bête. 12
25 Je hurle, et crie : A bas ! mort ! il a trop vécu ! — 12
Être acharné, c'est bien, mais être convaincu 12
C'est du luxe. On serait donc idiot soi-même. 12
Et d'ailleurs avoir foi, cela rend triste. On sème 12
La ciguë et la mort, mais on n'y goûte pas. 12
30 On est un bon enfant qui pour vivre est Judas, 12
Et ne prend pas la chose au sérieux. On tâche 12
D'être tranquillement et sans nuage un lâche. 12
Si l'on voyait passer l'homme qu'on va demain 12
Poignarder par derrière, on lui tendrait la main, 12
35 Et l'on se vanterait de ce contact auguste ! 12
John Brown est un héros et Barbès est un juste ; 12
On l'avoue entre soi ; mais en public on dit : 12
Barbès est un niais, John Brown est un bandit. 12
On l'affirme, et cela n'empêche pas de rire, 12
40 Ne pas le croire étant un motif pour le dire. 12
Çà, vivons, insultons, mais sans nous mettre en frais 12
D'inimitié, de bile et de fiel. Buvons frais ! 12
Le tigre mord sans faim et Thersite sans haine. 12
Les calomniateurs ne prennent pas la peine 12
45 D'abhorrer, même un peu, ceux qu'ils veulent tuer. 12
La conscience étant bonne à prostituer, 12
On vend sa plume ainsi que l'on vendrait sa femme. 12
Cela s'offre, un esprit ; cela se paie, une âme. 12
L'affront décolleté, fardé, riant, banal, 12
50 Rôde sur ce trottoir qu'on appelle un journal, 12
Car il est une presse abordable à Javotte, 12
Qui, certe, a le droit d'être obscène, étant dévote. 12
On jette l'eau bénite et la boue au hasard ; 12
On est indifférent, venimeux et poissard 12
55 On injurie à tant la ligne, à tant par tête ; 12
On dit : Léonidas est vil, Voltaire, est bête, 12
Tant on se fie, ainsi qu'aux ténèbres d'un bois, 12
A la stupidité profonde des bourgeois ! 12
Qu'ils seraient furieux, ces gérontes qui bâillent, 12
60 S'ils savaient comme ceux qui les servent, les raillent ! 12
S'ils entendaient les gens achetés parler d'eux ! 12
S'ils savaient à quel point par ces moqueurs hideux, 12
L'épaisseur de leur âme obscure est exploitée ! 12
Tel insulteur bigot est un farceur athée ; 12
65 Il est épouvantable et doux, fait son métier, 12
Rit, et l'encre du diable est dans le bénitier. 12
Ne rien aimer, ne rien haïr ; être des drôles ; 12
Comme c'est simple ! avoir un masque, avoir des rôles, 12
Les prendre, les quitter, être froid, être chaud, 12
70 Admirer tout bas ceux qu'on déchire tout haut, 12
Cela ne fait de mal à personne. On enseigne 12
Aux badauds qu'un titan sur la montagne saigne, 12
Mais qu'il le fait exprès ; que Caton sans espoir 12
N'est qu'un ambitieux ; que le soleil est noir, 12
75 Que partout le droit tombe et que la force monte ; 12
On leur fait épeler l'A Bé Cé de la honte ; 12
On ouvre école ; on montre aux goîtreux l'alphabet 12
Expliquant le bûcher de Jean Huss, le gibet 12
De Coligny, la corde au cou de Galilée ; 12
80 On suspend l'imposture à la voûte étoilée, 12
Et l'ombre qui descend de là change en baudets 12
Ceux qui viennent brûler un cierge sous ce dais ; 12
On leur apprend qu'apprendre est mauvais, que se taire 12
C'est penser, et qu'un homme est leur propriétaire 12
85 S'il se nomme Habsbourg, Bonaparte ou Bourbon ; 12
Et tout en s'écriant : Comme cela sent bon ! 12
On leur penche le nez sur le fakir fétide ; 12
On déclare à Prudhomme ébahi qu'Aristide 12
Fut un gueux, et qu'au fond Turgot est un escroc ; 12
90 S'il s'étonne, on lui dit : Tais-toi. Ce serait trop, 12
O crétin, s'il fallait encor que tu comprisses ! 12
On livre les Brutus au rire des Jocrisses ; 12
On prouve la bonté du mal, du roi, du fer, 12
Du feu, de l'échafaud, du bagne et de l'enfer ; 12
95 Et l'éducation des gens est réussie 12
Quand la méchanceté germe dans l'ineptie. 12
Puis on tend la sébile, et Pluche et Baculard 12
Empochent en louchant les gros sous ; et c'est l'art 12
D'élever les bourgeois pour s'en faire des rentes. 12
100 Le songeur voit passer des bouches murmurantes — 12
Qui vont balbutiant des outrages confus. 12
On a l'iniquité comme on a le typhus ; 12
Elle est dans l'air, on l'a respirée ; un maroufle 12
Quelconque nous a mis sur les lèvres ce souffle ; 12
105 Vous dites ce que dit ce rhéteur de l'égout, 12
Et lui qui ne croit rien, il vous fait croire tout. 12
Oh ! qui pourra jamais, plongeur mélancolique, 12
Sonder cet affreux puits, la bêtise publique ! 12
Quel labeur ! constater jusqu'au dernier bourgeois ! 12
110 Conclure que cet âne est un âne par choix, 12
Qu'il s'y plaît, et que c'est son goût d'être une brute ! 12
Voir braire Aliboron que Zoïle recrute ! 12
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