Métrique en Ligne
HUG_26/HUG1496
Victor HUGO
LES ANNÉES FUNESTES
1898
I
J'ai dit à l'Océan : — Salut ! veux-tu, que j'entre, 12
O gouffre, en ton mystère, ô lion, dans ton antre ? 12
J'arrive du milieu, des hommes asservis. 12
Gouffre, je ne' sais plus au juste si je vis ; 12
5 J'ai ce cadavre en moi, la conscience humaine ; 12
Et je sens cette morte immense qui me mène. 12
Quoique tuée, elle est vivante encor pour moi. 12
Mais ai-je sur la face assez d'ombre et d'effroi 12
Pour être justicier, réponds, mer insondable ? 12
10 Je voudrais être mort pour être formidable. 12
Les morts dans leur prunelle ont un tel inconnu 12
Que le tyran frissonne ainsi qu'un enfant nu 12
Quand sur lui ce regard de sépulcre s'appuie. 12
Mer, puisque le soldat, valet d'un traître, essuie 12
15 Une infamie avec les plis de son drapeau, 12
Puisque le prêtre met en vente son troupeau 12
Et jette on ne sait quel Te Deum à l'abîme, 12
Horreur ! puisque le juge est juge au nom d'un crime, 12
Puisque les trahisons remplacent les exploits, 12
20 Puisque nous n'avons plus que des ombres de lois, 12
Puisqu'on a poignardé la France entre deux portes, 12
Mer, j'aimerais mieux être avec les choses mortes 12
Qu'avec tous les vivants de ce monde âpre et vil. 12
Le nuage, où parfois s'ébauche un noir profil, 12
25 Prouve qu'il peut tomber un éclair d'un fantôme. 12
Du linceul d'Isaïe il sort un sombre psaume. 12
Je voudrais n'être rien qu'un aspect irrité, 12
Une apparition d'ombre et de vérité. 12
A force d'être une âme on cesse d'être un homme ; 12
30 Qui suis-je ? mer, dis-moi de quel nom je me nomme. 12
C'est par les visions que les rois sont punis. 12
Est-ce que ce n'est pas une ombre qu'Érynnis ? 12
Est-ce que ce n'est pas une larve qu'Électre ? 12
Et l'Océan m'a dit : — Sois le bienvenu, Spectre. 12
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