Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1493
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
ANNEXES
ÊTRE AIMÉ
Écoute-moi. Voici la chose nécessaire : 12
Être aimé. Hors de là rien n'existe, entends-tu ? 12
Être aimé, c'est l'honneur, le devoir, la vertu, 12
C'est Dieu, c'est le démon, c'est tout. J'aime, et l'on m'aime. 12
5 Cela dit, tout est dit. Pour que je sois moi-même, 12
Fier, content, respirant l'air libre à pleins poumons, 12
Il faut que j'aie une ombre et qu'elle dise : Aimons ! 12
Il faut que de mon âme une autre âme se double, 12
Il faut que, si je suis absent, quelqu'un se trouble, 12
10 Et, me cherchant des yeux, murmure : Où donc est-il ? 12
Si personne ne dit cela, je sens l'exil, 12
L'anathème et l'hiver sur moi, je suis terrible, 12
Je suis maudit. Le grain que rejette le crible, 12
C'est l'homme sans foyer, sans but, épars au vent. 12
15 Ah ! celui qui n'est pas aimé, n'est pas vivant. 12
Quoi, nul ne vous choisit ! Quoi, rien ne vous préfère ! 12
A quoi bon l'univers ? l'âme qu'on a, qu'en faire ? 12
Que faire d'un regard dont personne ne veut ? 12
La vie attend l'amour, le fil cherche le nœud. 12
20 Flotter au hasard ? Non ! Le frisson vous pénètre ; 12
L'avenir s'ouvre ainsi qu'une pâle fenêtre ; 12
Où mettra-t-on sa vie et son rêve ? On se croit 12
Orphelin ; l'azur semble ironique. On a froid ; 12
Quoi ! ne plaire à personne au monde ! rien n'apaise 12
25 Cette honte sinistre ; on languit, l'heure pèse, 12
Demain, qu'on sent venir triste, attriste aujourd'hui. 12
Où vivre ? où fuir ? On est seul dans l'immense ennui. 12
Une maîtresse, c'est quelqu'un dont on est maître ; 12
Ayons cela. Soyons aimé, non par un être 12
30 Grand et puissant, déesse ou dieu. Ceci n'est pas 12
La question. Aimons ! Cela suffit. Mes pas 12
Cessent d'être perdus si quelqu'un les regarde. 12
Ah ! vil monde, passants vagues, foule hagarde, 12
Sombre table de jeu, caverne sans rayons ! 12
35 Qu'est-ce que je viens faire à ce tripot, voyons ? 12
J'y bâille. Si de moi personne ne s'occupe, 12
Le sort est un escroc, et je suis une dupe. 12
J'aspire à me brûler la cervelle. Ah ! quel deuil ! 12
Quoi ! rien ! pas un soupir pour vous, pas un coup d'œil ! 12
40 Que le fuseau des jours lentement se dévide ! 12
Hélas ! comme le cœur est lourd quand il est vide ! 12
Comment porter ce poids énorme, le néant ? 12
Toute l'ombre est un trou de ténèbres, béant ; 12
Vous vous sentez tomber dans ce gouffre. Ah ! quand Dante 12
45 Livre à l'affreuse bise implacable et grondante 12
Françoise échevelée, un baiser éternel 12
La console, et l'enfer alors devient le ciel. 12
Mais quoi ! je vais, je viens, j'entre, je sors, je passe 12
Je meurs, sans faire rien remuer dans l'espace ! 12
50 N'avoir pas un atome à soi dans l'infini ! 12
Qu'est-ce donc que j'ai fait ? De quoi suis-je puni ? 12
Je ris, nul ne sourit ; je souffre, nul ne pleure ; 12
Cette chauve-souris de son aile m'effleure, 12
L'indifférence, blême habitante du soir. 12
55 Être aimé ! sous ce ciel bleu — moins souvent que noir — 12
Je ne sais que cela qui vaille un peu la peine 12
De mêler son visage à la laideur humaine, 12
Et de vivre. Ah ! pour ceux dont le cœur bat, pour ceux 12
Qui sentent un regard quelconque aller vers eux, 12
60 Pour ceux-là seulement, Dieu vit, et le jour brille ! 12
Qu'on soit aimé d'un gueux, d'un voleur, d'une fille, 12
D'un forçat jaune et vert sur l'épaule imprimé, 12
Qu'on soit aimé d'un chien, pourvu qu'on soit aimé ! 12
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