Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1490
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
ANNEXES
L'IDYLLE DE FLORIANE
I
La comtesse Floriane 7
S'éveilla comme les bois 7
Chantaient la vague diane 7
Des oiseaux, à demi-voix. 7
5 Quand elle fut habillée, 7
Comme pour Giulietta 7
Toute la sombre feuillée 7
Amoureuse palpita. 7
Et quand, blanche silhouette, 7
10 Sur le balcon du préau, 7
Elle apparut, l'alouette 7
Chercha des yeux Roméo. 7
J'accourus à tire d'ailes, 7
Car c'est mon bonheur de voir 7
15 Le matin lever les belles 7
Et les étoiles le soir. 7
II
À l'heure où, chassant le rêve, 7
L'aube ouvre les firmaments, 7
C'est le moment, filles d'Ève, 7
20 D'aller voir des diamants ; 7
Toute une bijouterie 7
Brille à terre au jour serein ; 7
L'herbe est une pierrerie, 7
Et l'ortie est un écrin ; 7
25 Des rubis dans les nymphées, 7
Des perles dans les halliers ; 7
Et l'on dirait que les fées 7
Ont égrené leurs colliers. 7
Et nous nous mîmes à faire 7
30 Un bouquet dans l'oasis ; 7
Et la fleur qu'elle préfère 7
Est celle que je choisis. 7
III
Gaie, elle sautait dans l'herbe 7
Comme la belle Euryant, 7
35 Et, montrant le ciel superbe, 7
Soupirait en souriant. 7
— J'aimerais mieux, disait-elle, 7
Courir dans ce beau champ bleu, 7
Cueillant l'étoile immortelle, 7
40 Quitte à me brûler un peu ; 7
Mais, vois, c'est inaccessible. 7
(Car elle me tutoyait.) 7
Puisque l'astre est impossible, 7
Contentons-nous de l'œillet. 7
IV
45 Aucune délicatesse 7
N'est plus riante ici-bas 7
Que celle d'une comtesse 7
Mouillant dans l'herbe ses bas. 7
Au gré du vent qui la mène, 7
50 Dans les fleurs, dans le gazon, 7
La beauté de Célimène 7
Prend les grâces de Suzon. 7
Elle montrait aux pervenches, 7
Aux verveines, sous ses pas, 7
55 Ses deux belles jambes blanches, 7
Qu'elle ne me cachait pas. 7
On se tromperait de croire 7
Que les bois n'ont pas des yeux 7
Et, dans leur prunelle noire, 7
60 Plus d'un rayon très joyeux. 7
Souvent tout un bois s'occupe 7
A voir deux pieds nus au bain, 7
Ou ce frisson d'une jupe 7
Qui fait trembler Chérubin. 7
65 Les bleuets la trouvaient belle ; 7
L'air vibrait ; il est certain 7
Qu'on était fort épris d'elle 7
Dans le trèfle et dans le thym. 7
Quand ses légères bottines 7
70 Enjambaient le pré charmant, 7
Ce tas de fleurs libertines 7
Levait la tête gaîment. 7
Et je disais : Prenez garde, 7
Le muguet est indécent. 7
75 Et le liseron regarde 7
Sous votre robe en passant. 7
V
Ses pieds fuyaient… Quel délire 7
D'errer dans les bois chantants ! 7
Oh ! le frais et divin rire 7
80 Plein d'aurore et de printemps ! 7
Une volupté suprême 7
Tombait des cieux entr'ouverts. 7
Je suivais ces pieds que j'aime ; 7
Et, dans les quinconces verts, 7
85 Dans les vives cressonnières, 7
Moqueurs, ils fuyaient toujours ; 7
Et ce sont là les manières 7
De la saison des amours. 7
J'admire, ô jour qui m'enivres, 7
90 Ô neuf sœurs, ô double mont ! 7
Les savants qui font des livres 7
D'être les taupes qu'ils sont, 7
De fermer leur regard triste 7
A ce que nous contemplons, 7
95 Et, quand ils dressent la liste 7
Des oiseaux, des papillons, 7
Des mille choses ailées, 7
Moins près de nous que des cieux, 7
Qui volent dans les allées 7
100 Du grand parc mystérieux, 7
Dans les prés, sous les érables, 7
Au bord des eaux, clairs miroirs, 7
D'oublier, les misérables, 7
Ces petits brodequins noirs ! 7
VI
105 Nous courions dans les ravines, 7
Le vent dans nos cheveux bruns, 7
Rançonnés par les épines, 7
Mais payés par les parfums. 7
Chaque fleur, chaque broussaille, 7
110 L'une après l'autre attirait 7
Son beau regard, où tressaille 7
La lueur de la forêt. 7
Elle secouait leurs gouttes ; 7
Tendre, elle les respirait, 7
115 Et semblait savoir de toutes 7
La moitié de leur secret. 7
Un beau buisson plein de roses 7
Et tout frissonnant d'émoi 7
Se fit dire mille choses 7
120 Dont j'aurais voulu pour moi. 7
Ému, j'en perdais la tête. 7
Comment se rassasier 7
De cette adorable fête 7
D'une femme et d'un rosier ! 7
125 Elle encourageait les branches, 7
Les fontaines, les étangs 7
Et les fleurs rouges ou, blanches, 7
A nous faire un beau printemps. 7
Comme elle était familière 7
130 Avec les bois d'ombre emplis ! 7
— Pardieu, disait un vieux lierre, 7
Je l'ai vue autrefois lys ! 7
VII
Quel bouquet nous composâmes ! 7
Pour qu'il durât plus d'un jour, 7
135 Nous y mîmes de nos âmes ; 7
La comtesse, tour à tour 7
M'offrant tout ce qui se cueille, 7
Jouait à me refuser 7
La rose ou le chèvrefeuille 7
140 Pour m'accorder le baiser. 7
Les ramiers et les mésanges 7
Nous enviaient par moments ; 7
Nous étions déjà des anges 7
Quoique pas encore amants. 7
145 Seulement, son cœur dans l'ombre 7
M'appelait vers son corset 7
Au fond de mon rêve sombre 7
Une alcôve frémissait. 7
Quoique plongés aux ivresses, 7
150 Quoique égarés et joyeux, 7
Quoique mêlant des caresses 7
Aux profonds souffles des cieux, 7
Nous avions ce bonheur calme 7
Qui fait que le séraphin 7
155 Trouve un peu, lourde sa palme, 7
Et voudrait être homme enfin. 7
Car là-haut même, ô mystère, 7
Il faut, et je vous le dis, 7
Un peu de chair et de terre 7
160 Pour qu'un ciel soit paradis. 7
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